I
Le brouillard qui s’étend sur les commencements de la photographie n’est pas tout à fait aussi épais que celui qui recouvre les débuts de l’imprimerie ; plus distinctement que pour celle-ci, peut- être, l’heure était venue de la découverte, plus d’un l’avait pressenti ; des hommes qui, indépendamment les uns des autres, poursuivaient un même but : fixer dans la camera obscura ces images, connues au moins depuis Léonard1. Lorsque ce résultat, après environ cinq ans d’efforts, fut accordé en même temps à Niépce et Daguerre, l’État, profitant des difficultés des inventeurs pour déposer un brevet, s’en saisit et, après dédommagement des intéressés, en fit chose publique2. Ainsi furent posées les conditions d’un développement sans cesse accéléré, qui excluait pour longtemps tout regard en arrière. C’est pourquoi les questions historiques ou, si l’on veut, philosophiques que suggèrent l’expansion et le déclin de la photographie sont demeurées inaperçues pendant des décennies. Et si elles commencent aujourd’hui à revenir à la conscience, c’est pour une raison précise. Les ouvrages les plus récents3 s’accordent sur le fait frappant que l’âge d’or de la photographie – l’activité d’un Hill ou d’une Cameron, d’un Hugo ou d’un Nadar – correspond à sa première décennie4. Or c’est la décennie qui précède son industrialisation. Non que, dès les premiers temps, bonimenteurs et charlatans ne se fussent emparés de la nouvelle technique pour en tirer profit ; ils le firent même en masse. Mais ce point appartient plus aux arts de la foire – où, il est vrai, la photographie a jusqu’à présent été chez elle – qu’à l’industrie. Celle-ci ne conquit du terrain qu’avec la carte de visite photographique, dont le premier fabricant, c’est significatif, devint millionnaire5. Il ne serait pas étonnant que les pratiques photographiques, qui attirent aujourd’hui pour la première fois les regards sur cet âge d’or préindustriel, aient un lien souterrain avec l’ébranlement de l’industrie capitaliste6. C’est pourquoi il n’est pas facile, pour connaître véritablement leur nature, de partir du charme des images que nous présentent les beaux ouvrages récemment publiés7 sur la photographie ancienne*. Les tentatives de maîtriser théoriquement la chose sont extrêmement rudimentaires. Et quoique de nombreux débats aient été menés au siècle dernier à ce propos, ceux-ci, au fond, ne se sont pas libérés du schéma bouffon grâce auquel une feuille chauvine, le Leipziger Stadtanzeiger [sic], pensait devoir combattre de bonne heure cet art diabolique venu de France. “Vouloir fixer les images fugitives du miroir, y lit-on, n’est pas seulement chose impossible, comme cela ressort de recherches allemandes approfondies, mais le seul désir d’y aspirer est déjà faire insulte à Dieu. L’homme a été créé à l’image de Dieu et aucune machine humaine ne peut fixer l’image de Dieu. Tout au plus l’artiste enthousiaste peut-il, exalté par l’inspiration céleste, à l’instant de suprême consécration, sur l’ordre supérieur de son génie et sans l’aide d’aucune machine, se risquer à reproduire les divins traits de l’homme8.” Ici se montre dans toute sa pesante balourdise le concept trivial d’ “art” auquel toute considération technique est étrangère et qui sent venir sa fin avec l’apparition provocante de la nouvelle technique. Sans s’en apercevoir, c’est contre ce concept fétichiste et fondamentalement antitechnique que les théoriciens de la photographie se sont battus pendant près de cent ans, naturellement sans le moindre résultat. Car ils n’entreprenaient rien d’autre que de justifier le photographe devant le tribunal que celui-ci mettait précisément à bas. Un tout autre souffle anime l’exposé par lequel le physicien Arago présente et défend l’invention de Daguerre, le 3 juillet 1839 devant la Chambre des députés. C’est la beauté de ce discours que de tisser des liens avec tous les aspects de l’activité humaine. Le panorama qu’il esquisse est suffisamment ample pour que l’improbable justification de la photographie face à la peinture, qui ne manque pas non plus, paraisse insignifiante, alors que se dévoile l’idée de la
véritable portée de l’invention. “Quand des observateurs, dit Arago, appliquent un nouvel instrument à l’étude de la nature, ce qu’ils en ont espéré est toujours peu de chose relativement à la succession de découvertes dont l’instrument devient l’origine9.” Le discours déploie à grands traits le domaine de la nouvelle technique, de l’astrophysique à la philologie : à côté de la perspective de photographier les étoiles, on rencontre l’idée d’enregistrer un corpus d’hiéroglyphes égyptiens.
Les clichés de Daguerre étaient des plaques argentées recouvertes d’iode exposées dans la camera obscura, qu’il fallait incliner en tous sens jusqu’à ce que, sous un éclairage approprié, l’on puisse reconnaître une image d’un gris tendre10. Elles étaient uniques ; une plaque coûtait en moyenne 25 francs-or en 1839. Il n’était pas rare qu’on les conservât comme des bijoux dans des écrins. Mais dans la main de nombreux peintres, elles devinrent une technique d’appoint. Tout comme Utrillo, soixante-dix ans plus tard, devait exécuter ses fascinantes vues des maisons de la banlieue de Paris non sur le vif, mais d’après cartes postales, l’Anglais David Octavius Hill, portraitiste renommé, réalisa une longue série de portraits pour sa fresque du synode de l’église écossaise. Mais il fit ces photographies lui-même11. Et ce sont ces images sans valeur, simples auxiliaires à usage interne, qui confèrent à son nom sa place historique, alors qu’il s’est effacé comme peintre12. Sans doute, plus encore que la série de ces têtes en effigie, quelques études nous font pénétrer plus profondément dans la nouvelle technique : non des portraits, mais les images d’une humanité sans nom. Ces têtes, on les voyait depuis longtemps sur les tableaux. Lorsque ceux- ci demeuraient dans la famille, il était encore possible de s’enquérir de loin en loin de l’identité de leur sujet. Mais après deux ou trois générations, cet intérêt s’éteignait : les images, pour autant qu’elles subsistaient, ne le faisaient que comme témoignage de l’art de celui qui les avait peintes. Mais la photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singulier : dans cette marchande de poisson de Newhaven13, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complètement absorber dans l’ “art”. “Et je demande : comment la parure de ces cheveux/Et de ce regard a-t-elle enveloppé les êtres passés !/Comment a embrassé ici cette bouche où le désir/Absurde comme fumée sans flamme s’enroule14 !” Ou bien l’on découvre l’image de Dauthendey15, le photographe, père du poète, à l’époque de ses fiançailles avec la femme qu’il trouva un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, les veines tranchées dans la chambre à coucher de sa maison de Moscou16 [fig. 2]. On la voit ici à côté de lui, on dirait qu’il la soutient, mais son regard à elle est fixé au-delà de lui, comme aspiré vers des lointains funestes. Si l’on s’est plongé assez longtemps dans une telle image, on aperçoit combien, ici aussi, les contraires se touchent : la plus exacte technique peut donner à ses produits une valeur magique, beaucoup plus que celle dont pourrait jouir à nos yeux une image peinte. Malgré toute l’ingéniosité du photographe, malgré l’affectation de l’attitude de son modèle, le spectateur ressent le besoin irrésistible de chercher dans une telle image la plus petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image – le besoin de trouver l’endroit invisible où, dans l’apparence de cette minute depuis longtemps écoulée, niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir17. Car la nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil18 ; autre d’abord en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fût- ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement19, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse. Les structures constitutives, les tissus cellulaires avec lesquels la technique ou la médecine ont coutume de compter – tout cela est au départ plus proche de l’appareil photo qu’un paysage évocateur ou un portrait inspiré. Mais en même temps, la photographie dévoile dans ce matériel les aspects physiognomoniques, les mondes d’images qui habitent les plus petites choses – suffisamment expressifs, suffisamment secrets pour avoir trouvé abri dans les rêves éveillés, mais qui, ayant changé d’échelle, devenus énonçables, font
désormais clairement apparaître la différence entre technique et magie comme une variation historique. Ainsi Blossfeldt*, avec ses étonnantes photos de plantes, a révélé à la vue, sous la prêle, la forme des colonnes antiques, sous la fougère, la crosse épiscopale, derrière des pousses de marronnier ou d’érable grossies dix fois, des totems, sous le chardon, un tympan gothique20. C’est pourquoi les modèles de Hill, pour qui “le phénomène de la photographie” constituait encore “une grande expérience mystérieuse”, n’étaient pas très loin de la vérité – même si ce mystère se réduisait au sentiment “de poser devant un appareil qui pouvait engendrer en un temps très court une image du monde visible, aussi vivante et aussi vraie que la nature elle-même21”. On a dit de l’appareil de Hill qu’il faisait preuve d’une grande discrétion. Mais ses modèles ne sont pas moins réservés ; ils gardent une certaine timidité devant la chambre photographique, et le leitmotiv d’un photographe ultérieur de l’âge d’or : “ne regardez jamais l’appareil22” semble découler de leur attitude. Il n’est pas question ici de l’acheteur impudemment impliqué par le “on te regarde” d’animaux, de personnes ou d’enfants, et auquel il n’est de meilleure réponse que l’expression du vieux Dauthendey à propos de la daguerréotypie : “On n’osait pas d’abord, rapporte-t-il, regarder trop longtemps les premières images qu’il produisait. On avait peur de la précision de ces personnages et l’on croyait que ces minuscules figures sur les images pouvaient nous apercevoir, tant l’on était impressionné par l’insolite précision, l’insolite fidélité des premières images daguerriennes23.”
Ces premiers humains reproduits entrèrent dans l’espace visuel de la photographie sans antécédents ou pour mieux dire sans légende. Le journal était encore un objet de luxe que l’on achetait rarement et qu’on lisait plutôt au café, le procédé photographique n’était pas encore devenu l’un de ses instruments, et peu nombreux étaient les gens qui voyaient leur nom imprimé. Du visage humain émanait un silence dans lequel reposait le regard. En bref, toutes les potentialités de cet art du portrait tenaient à ce que le contact n’était pas encore établi entre actualité et photographie24. De nombreux portraits de Hill ont été exécutés dans le cimetière des frères franciscains d’Édimbourg : rien n’est plus significatif de cette époque – si ce n’est à quel point les modèles semblent s’y sentir chez eux. Sur une image de Hill, ce cimetière lui-même apparaît véritablement comme un intérieur, une pièce isolée et close où les monuments funéraires s’élèvent du sol, posés contre le mur mitoyen, à la façon d’une cheminée dont le foyer accueillerait des inscriptions au lieu de flammes [fig. 5]. Mais jamais ce lieu n’aurait pu produire un tel effet si son choix n’avait reposé sur des déterminations techniques25. Avec la faible sensibilité des plaques anciennes, une longue exposition en extérieur était indispensable26. Ce qui supposait pour l’opérateur de s’installer le plus à l’écart possible, dans un endroit où rien ne dérangeât ses préparatifs. “La synthèse de l’expression, obtenue par la longue pose du modèle, dit Orlik de la photographie ancienne, est la principale raison pour laquelle ces épreuves, malgré leur simplicité, produisent un effet plus pénétrant et plus durable que des photographies plus récentes, à l’égal de bons portraits dessinés ou peints27.” Le procédé lui- même requérait que le modèle vive, non en dehors, mais dans l’instant : pendant que durait la prise de vue, il pouvait s’établir au sein de l’image – dans le contraste le plus absolu avec les apparitions qui se manifestent sur une photographie instantanée. Celle-ci représente l’expression d’un environnement modifié dans lequel, comme le remarque pertinemment Kracauer, il dépend d’une fraction de seconde aussi brève que celle du temps de pose qu’ “un sportif devienne suffisamment célèbre pour que les photographes le fassent poser pour les journaux illustrés28.” Dans les anciennes images, tout était fait pour durer ; non seulement les incomparables groupes que formaient les personnes – et dont la disparition fut certainement l’un des symptômes les plus précis de ce qui se passait dans la société de la seconde moitié du [dix-neuvième] siècle –, même les plis que faisait un vêtement duraient plus longtemps. Qu’on observe simplement la redingote de Schelling ; ainsi vêtu, celui-ci peut accéder en toute confiance à l’éternité : les formes qu’elle a prises à son contact ne sont pas indignes des rides de son visage [fig. 6]. En bref, tout donne raison à la supposition de Bernhard [sic] von Brentano29 selon laquelle “un photographe de 1850 est à la hauteur de son instrument”, pour la première et la dernière fois, avant longtemps.
II
Pour rendre plus présent l’extraordinaire effet du daguerréotype à ses débuts, il faut se souvenir que la peinture de plein air avait commencé à dévoiler de toutes nouvelles perspectives aux peintres les plus avancés. Conscient que c’était précisément dans ce domaine que la photographie prendrait le relais de la peinture, Arago, lorsqu’il renvoie dans sa rétrospective historique aux travaux pionniers de Giovanni Battista Porta30 [sic], déclare explicitement : “Quant aux effets dépendant de l’imparfaite diaphaneté de notre atmosphère, et qu’on a caractérisé par le terme assez impropre de perspective aérienne, les peintres exercés eux-mêmes n’espéraient pas que, pour les reproduire avec exactitude, la chambre obscure [c’est-à-dire la copie des images qui y apparaissent] pût leur être d’aucun secours31.” À l’instant même où il fut accordé à Daguerre de pouvoir fixer les images de la chambre obscure, le technicien dit adieu au peintre. Pourtant, la véritable victime de la photographie ne fut pas la peinture de paysage mais le portrait en miniature. Les choses se développèrent si rapidement que, dès 1840, la plupart des innombrables miniaturistes embrassèrent la profession de photographe, d’abord accessoirement, puis à plein temps32. C’est moins à leurs qualités d’artistes qu’à leurs capacités d’artisans qu’on doit la haute qualité de la production photographique d’alors. Cette génération de transition devait s’effacer petit à petit ; il semble qu’une sorte de bénédiction biblique ait reposé sur ces photographes : les Nadar, Stelzner, Pierson, Bayard ont tous approché les quatre-vingt-dix ou cent ans33. Finalement, les commerçants se pressèrent de partout pour accéder à l’état de photographe, et quand se répandit la retouche sur négatif, revanche du mauvais peintre sur la photographie, on assista à un rapide déclin du goût34. Ce fut le temps où les albums de photographies commencèrent à se remplir. On les trouvait de préférence dans les recoins les plus glacés des maisons, sur la console ou le guéridon de la chambre d’amis : reliés de cuir avec de répugnants fermoirs en métal et des pages dorées sur tranche grosses comme le doigt, où se distribuent des figures comiquement fagotées – oncle Alex et tante Rika, Gertrude quand elle était petite, papa en première année de faculté et enfin, comble de honte, nous-même en Tyrolien de salon, jodlant, agitant son chapeau sur des cimes peintes, ou en marin déluré, la jambe d’appui bien droite, l’autre légèrement pliée, comme il se doit, appuyé sur un montant poli35. Les accessoires de tels portraits – piédestal, balustrade, table ovale – rappellent le temps où, à cause de la longue durée de l’exposition, il fallait donner aux modèles un point d’appui, pour qu’ils demeurent immobiles. Si l’on s’était contenté au début d’appuis-tête ou de supports, les tableaux célèbres et le désir de faire “artistique” inspirèrent bientôt d’autres accessoires. En premier lieu la colonne et le rideau. Les plus éclairés dénoncèrent ces excès dès les années 1860. Ainsi pouvait-on lire dans une feuille spécialisée anglaise : “En peinture, la colonne a une apparence de vérité, mais la façon dont elle est employée en photographie est absurde, car elle est habituellement posée sur un tapis. Chacun sera pourtant convaincu qu’une colonne de marbre ou de pierre ne peut avoir un tapis pour fondation36.” C’est à cette époque que sont apparus ces ateliers avec leurs draperies et leurs palmiers, leurs tapisseries et leurs chevalets, à mi-chemin de la représentation et de l’exécution, de la salle du trône et de la chambre de torture, dont un portrait du jeune Kafka fournit un témoignage poignant37 [fig. 8]. Debout dans un costume d’enfant trop étroit et presque humiliant, chargé de passementeries, le garçonnet, âgé d’environ six ans, est placé dans un décor de jardin d’hiver. Des rameaux de palmier se dressent à l’arrière-plan. Et comme pour rendre ces tropiques capitonnés encore plus étouffants, le modèle tient dans sa main gauche un chapeau démesuré à larges bords, comme en portent les Espagnols. Sans doute disparaîtrait-il dans cet arrangement, si les yeux d’une insondable tristesse ne dominaient ce paysage fait pour eux.
Cette image, dans son infinie désolation, est un pendant des anciennes photographies, sur lesquelles les gens n’apparaissaient pas encore abandonnés et seuls au monde comme ce garçonnet. Il y avait une aura autour d’eux, un médium qui conférait à leur regard, lorsqu’il y pénétrait, plénitude et sûreté. Là encore, l’équivalent technique est à portée de main, et repose dans l’absolu continuum de la lumière la plus claire à l’obscurité la plus noire38. Là encore est préservée la loi selon laquelle la technique nouvelle pousse la précédente à son summum39, puisque l’ancienne peinture de portrait, avant son déclin, avait produit une floraison de mezzotinto. Il s’agissait là bien sûr d’une technique de reproduction, ainsi qu’en attestera plus tard son union avec la photographie. Chez Hill comme sur les gravures en mezzotinto, la lumière se fraie malaisément un chemin hors de
l’ombre : Orlik parle de cette “accumulation lumineuse” due à la durée de l’exposition, “qui confère aux premières photographies leur grandeur40”. Et parmi les contemporains de l’invention, Delaroche remarquait déjà une impression générale “jamais atteinte auparavant, précieuse, et qui ne nuit en rien à la tranquillité des masses41”. Ainsi en va-t-il de la détermination technique du phénomène auratique. Certains portraits de groupe, tout particulièrement, retiennent encore un certain bonheur d’être ensemble, qui apparaît pour un court instant sur la plaque, avant de disparaître sur le “tirage original”. C’est ce cercle de vapeur, qui s’inscrira parfois joliment et judicieusement dans l’ovale désormais passé de mode de l’encadrement. De sorte qu’on se trompe, à propos des incunables de la photographie, en soulignant leur “goût” ou leur “perfection artistique”. Ces images ont été réalisées en des endroits où, pour chaque client, le photographe représentait un technicien de la nouvelle école, mais où chaque client était, pour le photographe, le membre d’une classe montante42 dont l’aura venait se nicher jusque dans les plis de la redingote ou de la lavallière. Car cette aura n’est certes pas le simple produit d’un appareil primitif. Bien plus, il existait alors entre l’objet et la technique une correspondance aussi aiguë que devait l’être leur opposition dans la période du déclin. Bientôt, en effet, les progrès de l’optique devaient fournir des instruments qui allaient chasser complètement l’obscurité et fournir un reflet fidèle des phénomènes. Mais, à partir des années 1880, cette aura – que le refoulement de l’obscurité par des objectifs plus lumineux avait refoulée de l’image tout comme la croissante dégénérescence de l’impérialisme bourgeois l’avait refoulée de la réalité – les photographes voyaient comme leur tâche de la simuler par tous les artifices de la retouche, en particulier l’usage de la gomme bichromatée43. Ainsi vit-on advenir, du moins dans le style Art nouveau, la mode de tons crépusculaires, traversés de reflets artificiels ; pourtant, malgré cette pénombre, se dessinait de plus en plus clairement une posture dont la raideur trahissait l’impuissance de cette génération devant le progrès technique.
Et pourtant, ce qui demeure décisif en photographie, c’est toujours la relation du photographe à sa technique44. Camille Recht l’a caractérisé dans une belle métaphore : “Le violoniste, dit-il, doit d’abord créer la note, il doit la chercher, la trouver en un éclair, tandis que le pianiste frappe sur une touche : la note retentit. Le peintre comme le photographe ont un instrument à leur disposition. L’usage du dessin et du coloris correspondent à la création du violoniste ; le photographe partage avec le pianiste l’aspect mécanique, soumis à des lois contraignantes auxquelles échappe le violon. Aucun Paderewski ne recueillera jamais la gloire ni n’exercera la magie légendaire d’un Paganini45.” Pourtant – pour filer la métaphore – il est un Busoni46 de la photographie, et c’est Atget. Tous deux étaient des virtuoses, en même temps que des précurseurs. Ils partagent un épanouissement sans exemple dans leur art, lié à la plus haute précision. Même leurs choix respectifs ne sont pas sans parenté. Atget était un comédien qui, dégoûté par son métier, renonça aux fards du théâtre pour démaquiller la vérité47. Il vivait à Paris, pauvre et inconnu, et bradait ses photos à des amoureux guère moins excentriques que lui. Il est mort récemment, laissant derrière lui une œuvre de plus de quatre mille images48. Berenice Abbot, de New York, a rassemblé ces épreuves et un recueil d’une remarquable beauté, édité par Camille Recht, vient de paraître*. Les journaux de son temps “ignoraient tout de l’homme qui faisait souvent le tour des ateliers avec ses photographies, les distribuant pour quelques sous, souvent pour le prix d’une carte postale, de celles qui montraient si joliment la ville plongée dans la nuit bleue, avec une lune retouchée. Il avait atteint le pôle de la maîtrise suprême, mais sur cette maîtrise acharnée d’homme de grand métier, lui qui vivait toujours dans l’ombre avait oublié de planter son drapeau. C’est pourquoi certains peuvent penser avoir découvert le pôle qu’Atget avait atteint avant eux49.” De fait, les photos parisiennes d’Atget annoncent la photographie surréaliste – avant-garde de la seule colonne véritablement importante que le surréalisme ait réussi à mettre en branle. C’est lui qui, le premier, désinfecte l’atmosphère étouffante qu’avait propagée le portrait conventionnel de l’époque du déclin50. Il lave, il assainit cette atmosphère : il entame la libération des objets de leur aura – mérite incontestable de la plus récente école photographique. Quand les revues d’avant-garde Bifur ou Variété51 publient, sous les intitulés “Westminster”, “Lille”, “Anvers” ou “Breslau”, de simples détails – ici, un morceau de balustrade et la cime d’un arbre chauve dont les branches s’entrecroisent devant un lampadaire à gaz ; là, un mur mitoyen ou un candélabre avec une bouée de sauvetage sur laquelle on peut lire le
nom de la ville – elles ne font que pointer littérairement des motifs découverts par Atget. Il recherchait ce qui se perd et ce qui se cache, et c’est pourquoi ses images contredisent la sonorité exotique, chatoyante, romantique des noms de ville : elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule. – Qu’est-ce au fond que l’aura ? Un singulier entrelacs d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-elle. Reposant par un jour d’été, à midi, suivre une chaîne de montagnes à l’horizon, ou une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur apparition – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche. Il y a en effet aujourd’hui une propension aussi passionnée à rapprocher les choses de soi, ou plutôt des masses, qu’à triompher en chaque occasion de l’unicité par leur reproduction. Jour après jour, le besoin se fait plus pressant de posséder la plus grande proximité avec l’objet dans l’image ou plutôt dans sa copie. Et la copie, telle que la livrent journaux illustrés ou actualités filmées, se distingue évidemment de l’image. Unicité et permanence sont aussi étroitement liées dans celle-ci que fugacité et reproductibilité dans celle-là. Débarrasser l’objet de son enveloppe, en détruire l’aura, est la marque d’une perception dont le sens de l’égalité s’est développé de telle façon qu’elle l’applique également à l’unicité par la reproduction. Atget est presque toujours passé à côté des “belles vues et des soi-disant curiosités52” – mais pas d’une longue rangée de bottines [fig. 9], ni d’une cour parisienne où s’alignent en rang du matin au soir les charrettes à bras, ni d’une table après le repas, quand la vaisselle n’a pas encore été rangée, comme il s’en trouve au même instant des centaines de milliers, ni du bordel rue ***, n° 5 – dont le cinq est écrit en grand à quatre endroits différents de la façade. Pourtant, curieusement, presque toutes ces images sont vides. Vide la porte d’Arcueil près des fortifs, vides les escaliers d’honneur, vides les cours, vides les terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre53. Non pas déserts mais mornes ; sur ces images, la ville est évacuée, comme un appartement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire. Ces capacités sont celles par lesquelles la photographie surréaliste installe une salutaire distance entre l’homme et son environnement. Elle laisse le champ libre au regard politiquement éduqué, devant lequel toute intimité cède la place à l’éclaircissement du détail.
III
Il est clair que ce nouveau regard trouvera moins son profit là où l’on a été le plus négligent :
dans le portrait commercial officiel. D’un autre côté, renoncer à la figure humaine représente pour la photographie l’objectif le plus irréalisable. À celui qui l’ignorerait, les meilleurs films russes ont appris que le milieu54 et le paysage ne se dévoilent que pour celui qui, parmi les photographes, sait les saisir dans leur manifestation anonyme sur un visage. Cependant, la condition de cette possibilité repose presque exclusivement sur celui qui est représenté. La génération qui ne tenait pas absolument à passer à la postérité par la photographie, mais se retranchait avec pudeur dans son espace vital à l’occasion d’un tel cérémonial – comme Schopenhauer enfoncé dans son fauteuil sur le portrait exécuté en 1850 à Francfort – a laissé pour cette raison cet espace vital avec elle sur la plaque : cette génération n’a pas transmis ses vertus. C’est alors que, pour la première fois depuis plusieurs décennies, les films russes permirent de laisser agir des gens devant une caméra sans en faire un usage photographique. Immédiatement, sur la plaque, la figure humaine dévoilait une nouvelle, une incommensurable signification. Mais ce n’était plus du portrait. Qu’était-ce ? C’est l’éminent mérite d’un photographe allemand que d’avoir répondu à cette question. August Sander* a rassemblé une série de têtes qui ne le cède en rien à la puissante galerie physiognomonique d’un Eisenstein ou d’un Poudovkine – et il l’a fait d’un point de vue scientifique. “Son œuvre globale est constituée de sept groupes correspondant à une classe sociale déterminée ; il doit être publié sous la forme d’environ quarante-cinq albums comprenant chacun douze photographies55.” Pour l’instant, un recueil comprenant un choix de soixante reproductions est disponible, qui offre une matière inépuisable à l’observation. “Sander commence par les paysans, les hommes attachés à la terre, puis conduit l’observateur à travers toutes les couches et tous les métiers jusqu’aux représentants de la plus haute civilisation et redescend jusqu’aux idiots56.” L’auteur n’a pas abordé cette tâche considérable en savant, inspiré par des théories raciales ou sociales, mais, comme le précise l’éditeur, “en observateur direct57”. Cette observation est certainement sans préjugés, audacieuse mais aussi tendre
– au sens du mot de Goethe : “Il existe une tendre expérience qui s’identifie intérieurement à l’objet et devient ainsi une véritable théorie58.” Ainsi n’est-il pas surprenant qu’un observateur comme Döblin s’intéresse précisément aux aspect scientifiques de cette œuvre et remarque : “De même qu’il existe une anatomie comparée, éclairant notre compréhension de la nature et de l’histoire de nos organes, de même Sander nous propose-t-il la photographie comparée : une photographie dépassant le détail pour se placer dans une perspective scientifique59.” Ce serait pitié que les conditions économiques empêchent la poursuite de la publication d’un corpus aussi extraordinaire. En sus de cet encouragement sur le fond, on peut en adresser un autre, plus précis, à l’éditeur. Des œuvres comme celle de Sander peuvent acquérir du jour au lendemain une actualité imprévue. Les changements de pouvoir qui nous attendent60 requièrent comme une nécessité vitale d’améliorer et d’aiguiser le savoir physiognomonique. Que l’on soit de droite ou de gauche, il faudra s’habituer à être examiné – tout comme soi-même on examinera les autres. L’œuvre de Sander est plus qu’un recueil d’images : c’est un atlas d’exercices61.
“Il n’existe à notre époque aucune œuvre d’art que l’on considère aussi attentivement que son propre portrait photographique, ceux de ses parents, de ses amis ou de l’être aimé62”, écrivait dès 1907 Alfred Lichtwark, ramenant ainsi l’investigation du domaine des distinctions esthétiques vers celui des fonctions sociales. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle peut poursuivre son avancée. Il est significatif que le débat se soit le plus souvent figé autour d’une esthétique de “la photographie comme art”, alors qu’on n’accordait par exemple pas la moindre attention au fait social nettement plus consistant de “l’art comme photographie”. Pourtant, les effets de la reproduction photographique des œuvres sont d’une tout autre importance pour la fonction de l’art que la réalisation d’une photographie plus ou moins artistique dans laquelle l’événement se transforme en “prise” photographique. De fait, l’amateur rentrant chez lui avec son butin d’épreuves artistiques originales n’est pas plus réjouissant qu’un chasseur qui ramènerait une telle masse de gibier qu’il faudrait ouvrir un magasin pour l’écouler. Le jour n’est pas loin où il y aura plus de journaux illustrés que de vendeurs de gibier et de volaille. Mais oublions le “shooting”. Que l’on se tourne vers la photographie comme art ou vers l’art comme photographie, l’accent se déplace sensiblement. Chacun a pu faire l’observation selon laquelle une représentation, en particulier une sculpture, ou mieux encore un édifice, se laissent mieux appréhender en photo qu’en réalité. La tentation est grande de repousser cela comme un déclin du sens artistique, une démission de nos contemporains. Mais ceux-ci doivent constater combien, avec l’apprentissage des techniques de reproduction, s’est modifiée la perception des grandes œuvres. On ne les perçoit plus comme la création d’un individu : elles sont devenues des productions collectives, si puissantes que pour les assimiler, il faut d’abord les rapetisser. En fin de compte, les procédés de reproduction sont des techniques de réduction qui confèrent un certain degré de maîtrise à des œuvres qui, sans cela, deviendraient inutilisables63.
Si l’on cherchait la caractéristique majeure des relations contemporaines de l’art et de la photographie, ce serait l’insupportable tension que leur impose la photographie des œuvres d’art. Nombre de ceux qui, en tant que photographes, influent sur la physionomie de cette technique, viennent de la peinture. Ils lui ont tourné le dos après avoir cherché à rapprocher d’une façon vivante et évidente ce moyen d’expression de la vie actuelle. Plus était vive leur attention au contemporain, plus leur point de départ leur devenait problématique. Comme il y a quatre-vingts ans, la photographie a pris le relais de la peinture. “Le potentiel créateur de la nouveauté, dit Moholy-Nagy, est souvent recouvert par les formes, les instruments ou les catégories anciennes, que l’apparition du nouveau rend déjà caduques, mais qui, sous sa pression même, produisent une dernière floraison euphorique. Ainsi, par exemple, la peinture futuriste (statique) nous livra une problématique clairement définie (qui s’annula elle-même plus tard) de la simultanéité cinétique, de la mise en forme du moment temporel, et cela à une époque où le cinéma existait déjà, sans avoir fait cependant l’objet d’une réflexion sérieuse. [...] Enfin on peut – avec prudence – considérer certains des peintres qui mettent aujourd’hui en œuvre des moyens de représentation figuratifs (néoclassicisme et peintres de la Neue Sachlichkeit) comme les précurseurs d’un nouvel art optique figuratif qui n’utilisera bientôt plus que des moyens mécaniques et techniques64.” Et Tristan Tzara, en 1922 : “Quand tout ce qu’on nomme art fut bien couvert de rhumatismes, le photographe alluma les milliers
de bougies de sa lampe, et le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il avait inventé la force d’un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels65.” Ceux qui ne sont pas venus des beaux-arts à la photographie par opportunisme, par hasard ou par commodité forment aujourd’hui l’avant-garde parmi les spécialistes, parce que leur parcours les protège à peu près du plus grand danger de la photographie actuelle : la tendance décorative. “La photographie comme art, dit Sasha Stone, est un domaine très dangereux66.”
Si la photographie s’affranchit du contexte que fournissent un Sander, une Germaine Krull ou un Blossfeldt, si elle s’émancipe des intérêts physiognomoniques, politiques ou scientifiques, alors elle devient “créatrice”. L’affaire de l’objectif devient le “panorama” ; l’éditorialiste marron de la photographie entre en scène. “L’esprit, surmontant la mécanique, interprète ses résultats exacts comme des métaphores de la vie67.” Plus la crise actuelle de l’ordre social s’étend, plus ses moments singuliers s’entrechoquent avec raideur dans un antagonisme total, plus la création – dont le caractère fondamental est la variabilité, la contradiction le père et la contrefaçon la mère – devient un fétiche dont les traits ne doivent l’existence qu’à l’alternance des éclairages à la mode. “Le monde est beau68”, telle est sa devise. En elle se dissimule la posture d’une photographie qui peut installer n’importe quelle boîte de conserve dans l’espace, mais pas saisir les rapports humains dans lesquels elle pénètre, et qui annonce, y compris dans ses sujets les plus chimériques, leur commercialisation plutôt que leur connaissance. Mais puisque le vrai visage de cette création photographique est la publicité ou l’association, son véritable rival est le dévoilement ou la construction. “La situation, dit Brecht, se complique du fait que, moins que jamais, une simple “reproduction de la réalité” n’explique quoi que ce soit de la réalité. Une photographie des usines Krupp ou AEG n’apporte à peu près rien sur ces institutions. La véritable réalité est revenue à la dimension fonctionnelle. La réification des rapports humains, c’est-à-dire par exemple l’usine elle-même, ne les représente plus. Il y a donc bel et bien “quelque chose à construire”, quelque chose d’ “artificiel”, de “fabriqué” 69.” Le mérite des surréalistes est d’avoir préparé la voie à une telle construction photographique. Une seconde étape dans l’affrontement entre photographie construite et photographie créatrice fut le cinéma russe. Rien là que de plus normal : les performances de ses réalisateurs n’étaient possibles que dans un pays où la photographie ne repose pas sur l’excitation et la suggestion, mais sur l’expérimentation et l’apprentissage. En ce sens, et en ce sens seulement, peut-on encore donner une signification à l’accueil grandiloquent que fit en 1855 le peintre d’idées mal dégrossi Antoine Wiertz à la photographie : “Il nous est né, depuis peu d’années, une machine, l’honneur de notre époque, qui, chaque jour, étonne notre pensée et effraie nos yeux. Cette machine, avant un siècle, sera le pinceau, la palette, les couleurs, l’adresse, l’habitude, la patience, le coup d’œil, la touche, la pâte, le glacis, la ficelle, le modelé, le fini, le rendu. [...] Qu’on ne pense pas que le daguerréotype tue l’art. [...] Quand le daguerréotype, cet enfant géant, aura atteint l’âge de maturité ; quand toute sa force, toute sa puissance se seront développées, alors le génie de l’art lui mettra tout à coup la main sur le collet et s’écriera : “À moi ! Tu es à moi maintenant ! Nous allons travailler ensemble” 70.”
Les mots par lesquels Baudelaire annonce la nouvelle technique à ses lecteurs quatre ans plus tard, dans son Salon de 1859, sont autrement plus froids, voire pessimistes. Pas plus que ceux qu’on vient de citer, on ne peut les lire aujourd’hui sans en déplacer l’accent. Mais comme ils forment le pendant de l’enthousiasme de Wiertz, ils ont gardé la valeur aiguë d’une défense contre toutes les usurpations de la photographie artistique. “Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi [...], que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature [...]. Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son messie71.” Et : “S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques- unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts72.”
Mais une chose est passée inaperçue de Wiertz comme de Baudelaire, c’est l’injonction qui repose dans l’authenticité de la photographie. Si un reportage dont les clichés n’ont d’autre effet que de s’associer par le biais du langage permet de l’escamoter, cela ne sera pas toujours possible.
L’appareil photo deviendra toujours plus petit, toujours plus prompt à saisir des images fugaces et cachées, dont le choc éveille les mécanismes d’association du spectateur. Ici doit intervenir la légende, qui engrène dans la photographie la littéralisation des conditions de vie, et sans laquelle toute construction photographique demeure incertaine. Ce n’est pas en vain que l’on a comparé les clichés d’Atget au lieu du crime73. Mais chaque recoin de nos villes n’est-il pas le lieu d’un crime ? Chacun des passants n’est-il pas un criminel ? Le photographe – successeur de l’augure et de l’haruspice – n’a-t-il pas le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images ? “L’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, a-t-on dit, mais celui qui ignore la photographie74.” Mais ne vaut-il pas moins encore qu’un analphabète, le photographe qui ne saurait pas lire ses propres épreuves ? La légende ne deviendra-t-elle pas l’élément le plus essentiel du cliché ? Telles sont les questions par lesquelles les neuf décennies qui séparent les contemporains de la daguerréotypie déchargent leurs tensions historiques. C’est à la lueur de ces étincelles, sortant de l’ombre du quotidien de nos grands-pères, que se montrent les premières photographies, si belles et inapprochables.
Walter Benjamin
(Traduit de l’allemand par André Gunthert)
NOTES
Le texte est traduit à partir de l’édition originale parue dans Die Literarische Welt, qui
présente quelques différences de détail avec la version des Gesammelte Schriften (ci-dessous GS). Les divisions correspondent aux trois livraisons de l’article, les 18 septembre, 25 septembre et 2 octobre 1931. Les notes de Walter Benjamin sont signalées par des astérisques, celles du traducteur par des appels de note en chiffres. Les références des ouvrages cités en abrégé sont détaillées dans la bibliographie (voir p. 36).
Le traducteur tient à remercier pour leur concours Clément Chéroux, Olivier Lugon et Jean- Claude Lebensztejn. L’édition critique du texte a été élaborée à l’occasion d’un cours au département Image photographique (Paris VIII), durant l’année universitaire 1995-1996.
* Helmuth Th. Bossert et Heinrich Guttmann, Aus der Frühzeit der Photographie, 1840-1870 (200 fig.), Francfort/Main, Societäts-Verlag, 1930 ; Heinrich Schwarz, David Octavius Hill, der Meister der Photographie (80 fig.) Leipzig, Insel-Verlag, 1931 (note de W. B.). * Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst (intr. Karl Nierendorf), 120 fig., V. Ernst Wasmuth, Berlin [1928] (note de W. B.).
* [Eugène] Atget, Lichtbilder (édité par Camille Recht), Éd. Henri Jonquières, Paris, Leipzig, 1931 (note de W. B.). * August Sander, Antlitz der Zeit, Munich, Kurt Wolff, 1929 (note de W. B.).
Bibliographie
I. Walter Benjamin
a) Éditions de la “Petite histoire...”
• “Kleine Geschichte der Photographie”, Die Literarische Welt, 7e année, n° 38, 18 septembre, p. 3- 4 ; n° 39, 25 septembre, p. 3-4 et n° 40, 2 octobre 1931, p. 7-8 [première édition du texte, qui a servi ici de référence pour la traduction].
• “Kleine Geschichte der Photographie”, Gesammelte Schriften (éd. Rolf Tiedemann, Hermann Schweppenhäuser et al.), Francfort/Main, Suhrkamp, 1982, t. II, vol. 1, p.368-385 ; notes : vol. 3, p. 1130-1143 [édition allemande de référence, qui comporte une édition critique, malheureusement lacunaire et parfois fautive].
• “Petite histoire de la photographie”, Essais1 (1922-1934) traduction française par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 149-168 [réédition de la première traduction française, parue en 1971, souvent brillante, mais qui comporte de nombreuses erreurs et ne correspondait plus aux exigences actuelles de l’établissement d’un texte].
b) Autres textes de W. B. sur la photographie
• “Die Photographie von der Kehrseite” (traduction allemande par W. B. de l’article de Tristan Tzara, “La photographie à l’envers”, cf. ci-dessous, II, b), G-Zeitschrift für Elementare Gestaltung, 1924, n° 3, p. 29-30. • “Nichts gegen die ‘Illustrierte’” [1925], GS, t. IV, vol. 1-2, p. 448-449.
• “Neues von Blumen” [Die Literarische Welt, 1928], GS, t. III, p. 151-153, traduction française par Christophe Jouanlanne, “Du nouveau sur les fleurs”, in W.B., Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997, p.69-73. • “Pariser Tagebuch (4. Feb.)” [Die Literarische Welt, 1930], GS, t. IV, vol. 1-2, p. 580-582.
• “Surrealistische Zeitschriften” [Die Literarische Welt, 1930], GS, t.IV, vol.1-2, p.595-596.
• “Die Mummerehlen” [1932], Berliner Kindheit um Neunzehnhundert, GS, t. IV, vol. 1, p. 260- 263 ; traduction française par Jean Lacoste, “La commerelle”, Sens unique précédé de Enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 1988 (2e éd. revue), p. 67-71.
• “Ein Kinderbild”, Franz Kafka. Zur zehnten Wiederkehr seines Todestages [1934], GS, t. II, vol.2, p. 416-425. • “Daguerre oder die Panoramen” [1935], Das Passagen-Werk, GS, t. V, vol. 1, p. 48-49 ; traduction française par Jean Lacoste, “Daguerre ou les panoramas”, Paris, capitale du xixe siècle, Paris, Cerf, 1993, p. 37-38.
• “Pariser Brief II. Malerei und Photographie” [Die Literarische Welt, 1936], GS, t. III, p. 495-507 ; traduction française par Marc B. de Launay, “Peinture et photographie”, Les Cahiers d’art du Centre Georges Pompidou, n° 1, 1979, p. 40-45.
• “Gisèle Freund. ‘La Photographie en France au dix-neuvième siècle’” [Die Literarische Welt, 1936], GS, t. III, p. 542-544. • “Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit” [1936], GS, t. I, vol. 2, p. 431-508 ; traduction française par Pierre Klossowski, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée” [1936], Écrits français (éd. J.-M. Monnoyer), Paris, Gallimard, 1991, p. 140-171 ; par Maurice de Gandillac, “L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique” [1971], Essais 2 (op. cit.), p. 87-126 ; par Christophe Jouanlanne, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, in W.B., Sur l’art et la photographie, op. cit., p. 17-68.
• “Y. [Die Photographie]” [v. 1928-v. 1937], Das Passagen-Werk, GS, t. V, vol. 2, p. 824-846 ; traduction française par Jean Lacoste, “Y. [La photographie]”, Paris, capitale du xixe siècle, Paris, Cerf, 1993, p. 685-703. • “Über einige Motive bei Baudelaire (XI)” [1939], GS, t. I, vol. 2, p. 644-650 ; traduction française par Maurice de Gandillac, revue par Jean Lacoste, “Sur quelques thèmes baudelairiens (XI)”, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, s.d. [1982], p. 196-205.
Quelques autres mentions apparaissent çà et là dans l’œuvre de Benjamin à propos de photographie mais, en l’espèce, son travail de loin le plus important reste la “Petite histoire...”. Nombre de textes postérieurs (en particulier “L’œuvre d’art...”) ne font que reprendre ses principaux développements.
II. Sources citées par W. B.
a) Sources historiques
• François Arago, “Le Daguerréotype”, Œuvres complètes (éd. J.-A. Barral), t. VII, 1858, p. 455- 517.
• Charles Baudelaire, Salon de 1859, Œuvres complètes, t. II (éd. Cl. Pichois), Paris, Gallimard, 1976, p. 608-682.
• Stefan George, “Standbilder. Das Sechste” [1898], Sämtliche Werke, t. V, Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, p. 58.
• Johann Wolfgang von Goethe, “Maximen und Reflexionen (509)”, Werke (éd. W. Weber, H. J. Schrimpf et al.), Munich, Beck, 1973 (7e éd.), vol. 12, p. 435.
• Antoine Wiertz, “La Photographie” [1855], Œuvres littéraires, Paris, Librairie internationale, 1870, p. 309-310.
b) Sources contemporaines
• Eugène Atget, Lichtbilder (intr. Camille Recht), Paris, Leipzig, Éd. Jonquières, 1930.
• Karl Blossfeldt, Urformen der Kunst (intr. Karl Nierendorf) [1928], Dortmund, Harenberg, 1995 (12e éd.).
• Helmuth Bossert, Heinrich Guttmann, Aus der Frühzeit der Photographie. 1840-1870, Francfort/Main, Societäts-Verlag, 1930.
• Bertolt Brecht, “Der Dreigroschenprozess. Ein soziologisches Experiment” [1930], Werke (éd. W. Hecht), Francfort/Main, Suhrkamp, 1992, t. XXI, p. 448-469.
• Max Dauthendey, Der Geist meines Vaters [1912], Munich, Langen, 1925. • Siegfried Kracauer, “Die Photographie” [1927], Aufsätze, t. II, Francfort/Main, Suhrkamp, 1992, p. 83-98 ; traduction française par Susanne Marten et Jean-Claude Mouton, “La Photographie”, Revue d’esthétique, n°25, 1994, p. 189-199.
• Fritz Matthies-Masuren, Künstlerische Photographie (intr. Alfred Lichtwark), Berlin, Marquardt, 1907. • László Moholy-Nagy, Malerei Photographie Film, Munich, Langen, 1925 [traduction française de l’édition de 1927 par C. Wermester, J. Kempf et G. Dallez, Peinture Photographie Film, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1993].
• László Moholy-Nagy, “Fotografie ist Lichtgestaltung”, Bauhaus, vol. II, n° 1, janvier 1928, p. 2-9 [traduction française par C. Wermester, “Photographie, mise en forme de la lumière”, in László Moholy-Nagy. Compositions lumineuses, 1922-1943, Paris, Centre Georges Pompidou, 1995, p. 193-197].
• Emil Orlik, “Über Photographie”, Kleine Aufsätze, Berlin, Propyläen, 1924, p. 32-42.
• Albert Renger-Patzsch, Die Welt ist schön (éd.C.G.Heise), Munich, Kurt Wolff, 1928.
• August Sander, Antlitz der Zeit (intr. Alfred Döblin) [1929], Munich, Paris, Schirmer/Mosel, 1990 [traduction française par L. Marcou, Visage d’une époque, même éd.].
• Heinrich Schwarz, David Octavius Hill (1802-1870). Der Meister der Photographie, Leipzig, Insel V., 1931. • Sasha Stone, “Photo-Kunstgewebereien”, Das Kunstblatt, vol.12, 1928, p. 86-87.
• Tristan Tzara, “La photographie à l’envers” [préface de l’album de Man Ray, Les Champs délicieux, 1922], Œuvres complètes (éd. Henri Béhar), Paris, Flammarion, 1975, t. 1, p. 415-417.
c) Sources consultées après la publication de la “Petite histoire...”
• Eugène Disdéri, Manuel opératoire de photographie sur collodion instantané, Paris, A. Gaudin, 1853.
• Louis Figuier, La Photographie au Salon de 1859, Paris, Hachette, 1860. • Gisèle Freund, Entwicklung der Photographie in Frankreich et La Photographie au point de vue sociologique, manuscrits, 1935.
• Gisèle Freund, La Photographie en France au xixe siècle, Paris, Maison des Amis du livre, 1936.
• Nadar (Félix Tournachon, dit), Quand j’étais photographe, Paris, Flammarion, 1900.
• Camille Recht (dir.), Die alte Photographie, Paris, Leipzig, Éd. Jonquières, 1931.
• Wolfgang Schade (éd.), “Historische Photos aus den Jahren 1840-1900”, Europäische Dokumente, t. XIV, 1934.
III. Études (sélection)
a) Études biographiques
• Momme Brodersen, Spinne im eigenen Netz. Walter Benjamins Leben und Werk, Bühl-Moos, Elster V., 1990.
• Ingrid & Konrad Scheurmann (dir.), Für Walter Benjamin, Francfort/Main, Suhrkamp, 1992.
• Bernd Witte, Walter Benjamin, une biographie (trad. de l’allemand par A. Bernold), Paris, Éd. du Cerf, 1988. b) W. B. et la photographie
• Hubertus von Amelunxen, “D’un état mélancolique en photographie. Walter Benjamin et la conception de l’allégorie” (trad. de l’allemand par V. Meyer), Revue des sciences humaines, t. LXXXI, n° 210, avril-juin 1988, p. 9-23.
• Alain Buisine, “Aura et halo”, Eugène Atget ou la mélancolie en photographie, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1994, p. 115-122.
• André Gunthert, “Le temps retrouvé. Walter Benjamin et la photographie”, in coll. Jardins d’hiver.Littérature et photographie, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1997, p. 43-54.
• Philippe Ivernel, “Passages de frontières : circulations de l’image épique et dialectique chez Brecht et Benjamin”, Hors-Cadre, n° 6, 1987, p. 139-140.
• Catherine Perret, “La beauté dans le rétroviseur”, La Recherche photographique, n° 16, printemps 1994, p. 74-78.
• Rainer Rochlitz, “Walter Benjamin et la photographie. Expérience et reproductibilité technique”, Critique, n° 459-460, août-septembre 1985, p. 803-811.
• Rainer Rochlitz, “Destruction de l’aura : photographie et film”, Le Désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992, p. 174-194.