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Francis Blaise - Un jour mon père 

mercredi 10 septembre 2008, par Olivier Favier


Un jour mon père
m’emmena au cinéma
nous ne faisions pas grand chose ensemble
il ne donnait que
lui-même
on ne lui avait rien donné
il n’avait rien à rendre

je parle à l’imparfait du père de mon enfance
il me dit
je voudrais que tu voies ce film
je boitais
il m’aida à traverser la place
je boitais mais j’étais fier
mon père si grand
cette place si grande
ce futur proche tellement important

Mon père était plein de contradictions
et peut-être est-ce pour cela que
plus tard
devant l’adolescent
qui devait
lui
ressembler
il s’est fermé sur son silence

sur son hostilité
contre moi
contre le monde
contre lui

deux années de silence

et ma haine impuissante

contre lui
contre le monde
contre moi

pendant longtemps

dans ma vie

il n’y a eu que des femmes

À cette période je me souviens
sans doute était-ce aussi pour cela qu’il m’emmena au cinéma
sans doute parce que j’avais pleuré
parce qu’il faudrait boiter un mois
on m’avait dit dix jours
et le médecin avait menti

je me souviens de son regard
de ses mots
de sa main sur mes cheveux
un geste étrange
qui ne lui ressemblait pas
son sourire

je me souviens

l’enfance est faite d’éternités


C’est un film très important
répétait mon père
mon père était plein de contradictions.

Avant longtemps avant mais je ne crois pas que j’avais vu cet autre film alors c’est à présent que je les associe / avant longtemps avant je n’étais pas né mon père faisait le figurant déguisé en notable / c’était un film en costumes / il devait applaudir à la condamnation d’un homme qui s’était révolté / mais on le voit se lever quand l’accusé prend la parole / il se lève avec la foule des figurants qui l’entourent / et le sourire de mon père à seize ans est un sourire de vie / et c’est de ce sourire que je voudrais repartir qu’il me faudrait recommencer

Un jour mon père
m’emmena au cinéma
dans ce film il y avait deux hommes
jeunes
deux amis
qu’on tire au sort
et qu’on met dans l’arène
ils doivent se battre s’entretuer
ce qu’on appelle le courage
se battre sans raison
deux hommes jeunes deux amis
sont engagés dans un combat à mort

J’ai repensé à eux quand le dernier soldat de la grande guerre est mort / il y a quelques jours quelques semaines / le dernier soldat célébré comme le dernier héros / je me suis dit qui se souvient des martyrs de vingré des hommes qui fraternisent et du soldat d’andré breton debout sur la tranchée qui croit que c’est un feu d’artifice qui se souvient de

jean jaurès
le 31 juillet 1914
au café du croissant

la chanson de craonne adieu la vie adieu l’amour mais c’est pour eux qu’on crève

Deux amis qu’on tire au sort et qu’on met dans l’arène
l’un s’appelle Spartacus je me souviens de l’autre
il était noir grand et fort il battit Spartacus
il le tenait au bout de son trident
le tribun voulut la mise à mort
et l’homme le regarda
il était noir grand et fort
cet autre-là
aussi
il le tenait
au bout de son trident
il jeta le trident au fond de la tribune
le tribun baissa la tête
et l’homme libre mourut

pourtant
en cet instant précis
le tribun avait perdu son pouvoir

Peut-être / il y a une autre scène / dans le film/ où spartacus est crucifié / mais il n’est pas tout seul / ce jour-là j’ai compris le christ n’existe pas il n’y a jamais qu’un homme parmi les autres hommes / sortant de rome sa femme le reconnaît elle court vers lui leur enfant dans les bras / regarde spartacus ton fils sera libre / peut-être cette phrase de film / cette phrase un peu trop belle / tiens je pense comme mon père / peut-être cette phrase était celle que mon père voulait me faire entendre justement / mon père qui ne donnait que lui-même auquel on n’avait rien donné mon père souvent malheureux parce qu’il n’était pas libre

J’ai trente-cinq ans et je ne suis pas encore né
j’ai vécu dans l’histoire
j’ai lu mourir Jaurès j’ai lu mourir Trotsky
j’ai lu Rosa Luxemburg achevée dans un fossé
Mon père me disait il n’y a rien à espérer ces idées étaient belles
mais l’homme est un loup pour l’homme
mon père était plein de contradictions

Les gens disent tu ressembles à ton père / c’est vrai parfois je crois le reconnaître / dans un reflet / une crispation / une manière de ne pas se montrer / pourtant nous ne nous sommes pas toujours aimés nous nous sommes faits du mal / je sais qu’il avait tort et je n’ai pas toujours raison

tous ceux qui se ressemblent




J’ai vécu dans l’Histoire
ils disaient
ils ne passeront pas
ils ne passeront pas
ils ne passeront pas

Ils sont passés pourtant
certains sont toujours là
Erich Priebke est le voisin d’un ami
juif
dont la famille a été déportée
à Auschwitz
ils sont vieux l’un et l’autre
les chemises noires vertes et brunes les yeux de glace d’Ernst Junger
journaux de guerre sur papier bible
mais ceux qui sont venus ensuite n’ont pas mis de chemise
ils n’ont pas pris de gourdin
comme ce cousin fasciste de mon grand-père antifasciste
ce cousin qui finit en prison
après la guerre
pour une affaire de droit commun
ils n’ont pas de gourdin ils ont une autre arrogance
parce que les temps ont changé
qu’il faut vivre avec son temps
qu’il faut bien s’adapter
comme un rat dans un égoût
un mercenaire dans la jungle
un golden-boy

/reviendront-ils toujours/

on nous dit
c’est votre faute
regardez ce que vous avez fait
staline pol pot et mao
oui
les hirondelles de mao
frappez frappez dans les casseroles
faites tomber les hirondelles
frappez frappez
les hirondelles tombent
frappez frappez
il n’y a plus d’hirondelles
frappez frappez
c’est le progrès

/est-ce nous qui avons fait ça/

mon père disait
ces idées étaient belles il n’y a rien à espérer
l’homme est un loup pour l’homme

aujourd’hui pourtant j’ai vu ces regards d’hommes et de femmes / ces regards d’enfants / ils ont presque cent ans ce sont de vieux républicains de la guerre d’espagne / guadalajara / madrid / barcelone / j’ai vu ces regards et je sais qu’ils se sont affrontés

autrefois

barcelone 1937

les ouvriers tirent sur les ouvriers


le poum durutti les brigades internationales / je sais que beaucoup ont eu tort qu’aucun n’a eu toujours raison / je sais les illusions tragiques / j’ai vécu dans l’histoire / j’ai lu mourir trostsky j’ai lu mourir jaurès / dans leurs regards pourtant ils ne sont pas passés

ils ne passeront pas

ils ne passeront pas

ils ne passeront pas


l’enfance est faite d’éternités



Un jour mon père m’emmena au cinéma
je boitais je m’en souviens
et lui voulait que je sois libre
mon père qui était flic
je ne devais rien dire
un homme souvent malheureux parce qu’il n’était pas libre
mon père qui était flic
et je ne disais rien
il disait l’homme est un loup pour l’homme
c’étaient de belles idées

mon père comme tous les hommes

les hommes sont pleins de contradictions


P.-S.

La série présentée est un ensemble de portraits de Républicains espagnols et de combattants des Brigades Internationales engagés à partir de 1936 contre les troupes de Franco. Chaque personne a été photographiée chez elle dans la simplicité du quotidien. Au travers de chaque visage se dessine la chronique individuelle d’une aventure collective.

Né à Bayonne en 1973. Après avoir été technicien chez Alcatel durant quelques années, Francis Blaise prend un congé et se met à la photographie. Il a depuis travaillé sur plusieurs séries de reportages abordant aussi bien les carnavals basques, les combats de coqs, les Saintes-Maries-de-la-Mer ou sur les traces de la guerre d’Espagne.

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