L a fin du monde, c’est comme Hollande : même ceux qui n’en attendaient rien ont été déçu. Quatre ans après, il va falloir se rendre à l’évidence : l’Apocalypse n’est pas une mariée qui soulève son voile, c’est une starlette qui menace de se suicider pour qu’on fasse attention à elle. 2012, c’était maintenant ou jamais. Tout le monde en avait marre. Le soir du dernier jour, nous étions dans une fête comme dans la chanson de Prince, et nous dansions. La fête n’était pas si gaie ; les néons bleu et rose ambiance années 80 n’éclairaient qu’une scène clairsemée, avec une vingtaine d’invités dansant dans des chemises pelle à tarte et des pantalons pattes d’éléphant. Soudain la vitre qui nous séparait de la rue était brisée et volait en éclats. C’était un homme qui s’était projeté dans la fête. Énorme, électrique, une tête de bébé plein de rage, il semblait sorti d’une gravure médiévale, avec une armure composée d’une centaine de couteaux pointus, et il bondissait sur moi. Je me réveillai en sursaut de cet hatsuyume [1].
Depuis, nous survivons, mais ce n’est pas le recommencement. C’est plutôt le lent pourrissement d’un monde sans boussole. Tous les jours la chanson de Zappa se fait plus exacte : « La planète n’explosera pas, elle ne disparaîtra pas, mais elle aura l’air dégueulasse pour des millénaires. » [2] Et on n’arrête pas d’y penser. Depuis décembre 2012, on pense au dernier jour tous les jours. Ce qui est infernal dans le fonctionnement de l’esprit humain, c’est qu’on ne peut pas simplement décider de ne pas penser à ce qu’on ne veut pas penser. On essaie de toutes nos forces d’oublier une personne ou une humiliation, mais c’est impossible. Plus on veut en finir, plus elle nous obsède. S’il y a bien une raison de développer un yoga approprié à notre cas, c’est celle-là : ne pas être prisonnier de nos propres obsessions. Et, pour commencer ne pas être prisonnier des obsessions dont on ne veut même pas ! On ne parle que de ce qui ne va pas. On s’accroche à ce qui nous résiste, quitte à en crever. On gratte sempiternellement une petite plaie purulente qui ne cicatrise pas.
« Je me fiche de me faire tuer. En revanche je déteste qu’on me prévienne avant. » Cette vanne de Bob Dylan est plus profonde qu’elle n’y paraît. La fin du monde, non seulement on s’en fiche, mais elle nous serait peut-être très agréable. On serait peut-être très heureux au moment d’en finir, comme Justine dans Melancholia [3]. On serait peut-être soulagé de ce monde qu’on porte sur nos épaules tous les jours comme un fardeau. C’est le grand supermarché des annonces de la fin des temps qui est pénible. Entendre sans arrêt parler de « ce qui va venir », de la « menace qui vient », nous immobilise, nous paralyse et nous anéantit. A d’autres, l’étoile Absinthe [4] !
Il y a pire. C’est le monopole absolu sur l’univers de l’information que représentent les élections. Et les primaires amplifient encore ce monopole. Ça rallonge le cauchemar de six mois. On n’a rien demandé, mais les polices du cerveau occupent notre âme pendant presque un an par des élections dont on sait qu’elles ne changeront rien à notre monde, à part l’empirer. Et je ne parle pas des « livres » des « politiques » qui occupent le devant des librairies de façon désormais quasi-permanente. Hollande, Valls, Sarkozy, Macron, Juppé, Copé, Mélenchon, Montebourg, NKM, Le Pen, De Villiers, et puis qui encore ? Quand ce n’est pas leurs livres de débiles mentaux écrits comme s’ils parlaient à des ânes, ce sont des reportages sur eux dévoilant leurs plans machiavéliques pour gagner de prochaines élections, ou les raisons pour lesquelles ils ont perdu les précédentes... Sans compter toutes les séries « politiciennes », de West Wing à House of Cards, en passant par Games of Thrones... Passer notre temps à observer les manæuvres d’une bande de tocards : quel enfer. Bientôt ils raccourciront encore la durée d’une présidence, et rallongeront celles des primaires, de sorte qu’avant même qu’un président ne commence son mandat, on nous demandera déjà de voter pour les primaires qui suivent. Si on commençait à être un peu sage, on leur répondrait : « Je me fiche d’être dirigé par un connard. En revanche je déteste qu’on me demande de choisir entre deux d’entre eux. »
« You can’t hurry love. You juste have to wait. » [5] Ça ne sert à rien de chercher l’amour, c’est quand on n’y pense même plus qu’il nous tombe dessus. Peut-être qu’en arrêtant de nous soucier de leurs gueules de crétins, par la puissance de notre indifférence, face à l’iceberg de notre désamour, la classe politique coulera comme le Titanic, son emprise cessera de s’exercer sur nous et les choses s’amélioreront. Peut-être qu’en commençant à vivre comme si nous étions au début d’un nouveau cycle, alors le précédent cessera sans même qu’on ait besoin de s’en rendre compte. On se souvient du logion de Kafka : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends, simplement. N’attends même pas, soit pleinement calme et seul. Le monde va s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut rien faire d’autre, il va se tordre extasié devant toi. » [6] Il n’est pas nécessaire qu’on se soucie des décisions de la classe politique. Faisons notre vie et attendons. N’attendons même pas. Occupons-nous de nos brothers et sisters comme si les crapules au sommet de l’État ne pouvaient rien contre nous. Le jour où on cessera de croire à leur pouvoir, ils se tordront extasiés devant nous, puis disparaîtront.
On met très longtemps à se rendre compte qu’une chose a disparu. La plupart du temps, elle ne manque pas. Simplement un jour, quelqu’un nous dit, au détour d’une conversation :
— Tu as vu ? La fin de ce monde a eu lieu quand on était occupé à faire autre chose. Elle s’est accomplie en silence à l’instant exact où nous avons commencé à vivre.
Pacôme Thiellement
(source FB, avec l’autorisation de l’auteur et sous son copyright)
Pacôme Thiellement vient d’achever un livre sur le gnosticisme et le monde contemporain à paraître en 2017 aux PUF dans la collection Perspectives Critiques (dir. Laurent de Sutter).