I. 17 OCTOBRE
Un groupe de policiers républicains déclare...
Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants contre les manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n’a été trouvée, nous fait un devoir d’apporter notre témoignage et d’alerter l’opinion publique. Nous ne pouvons taire plus longtemps notre réprobation devant les actes odieux qui risquent de devenir monnaie courante et de rejaillir sur l’honneur du corps de police tout entier.
Aujourd’hui, quoi qu’à des degrés différents, la presse fait état de révélations, publie des lettres de lecteurs, demande des explications. La révolte gagne les hommes honnêtes de toutes opinions. Dans nos rangs, ceux-là sont la grande majorité. Certains en arrivent à douter de la valeur de leur uniforme.
Tous les coupables doivent être punis. Le châtiment doit s’étendre à tous les responsables, ceux qui donnent les ordres, ceux qui feignent de laisser faire, si haut placés soient-ils.
QUELQUES FAITS, LE 17 OCTOBRE...
Parmi les milliers d’Algériens emmenés au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, des dizaines ont été tués à coups de crosses et de manches de pioches par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie, brisures des membres. Leurs corps furent piétinés sous le regard bienveillant de M. PARIS, Contrôleur général.
D’autres eurent les doigts arrachés par les membres du service d’ordre, policiers et gendarmes mobiles, qui s’étaient cyniquement intitulés "Comité d’Accueil".
À l’une des extrémités du Pont de Neuilly, des groupes de gardiens de la paix, à l’autre des C.R.S., opéraient lentement leur jonction. Tous les Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités systématiquement dans la Seine. il y en eut une bonne centaine à subir ce traitement. Ces mêmes méthodes furent employées au Pont St Michel. Les corps des victimes commencent à remonter à la surface journellement et portent des traces de coups et de strangulation.
À la station du métro Austerlitz, le sang coulait à flots, des lambeaux humains jonchaient les marches des escaliers. Ce massacre bénéficiait du patronage et des encouragements de M. SOREAU, Contrôleur général du 5e district.
La petite cour, dite d’isolement, qui sépare la caserne de la Cité de l’Hôtel Préfectoral était transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques mètres pour les soustraire à l’examen des médecins légistes. Non sans les avoir délestés, au préalable, de leurs montres et de leur argent. M. Papon, Préfet de Police, et M. LEGAY, Directeur général de la Police municipale assistaient à ces horribles scènes. Dans la grande cour du 19 août plus d’un millier d’Algériens était l’objet d’un matraquage intense que la nuit rendait encore plus sanglant.
QUELQUES AUTRES...
À St-Denis, les Algériens ramassés au cours des rafles sont systématiquement brutalisés dans les locaux du commissariat. Le bilan d’une nuit récente fut particulièrement meurtrier. Plus de 30 malheureux furent jetés, inanimés, dans le canal après avoir été sauvagement battus.
À Noisy-le-Sec, au cours d’un très ordinaire accident de la route une Dauphine a percuté un camion. Le conducteur de la Dauphine, un Algérien, gravement blessé, est transporté à l’hôpital dans un car de police. Que s’est-il passé dans le car ? Toujours est-il que l’interne de service constata le décès par balle de 7,65. Le juge d’instruction commis sur les lieux, a été contraint de demander un complément d’information.
À Saint-Denis, Aubervilliers et dans quelques arrondissements de Paris, des commandos formés d’agents des Brigades spéciales des Districts et de gardiens de la paix en civil "travaillent à leur compte", hors service. Ils se répartissent en deux groupes. Pendant que le premier arrête les Algériens, se saisit de leurs papiers et les détruit, le second groupe les interpelle une seconde fois. Comme les Algériens n’ont plus de papiers à présenter, le prétexte est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal, les abandonner blessés, voire morts, dans les terrains vagues, les pendre dans le bois de Vincennes.
Dans le 18e, des membres des Brigades spéciales du 3e District se sont livrés à d’horribles tortures. Des Algériens ont été aspergés d’essence et brûlés "par morceaux". Pendant qu’une partie du corps se consumait, les vandales arrosaient une autre et l’incendiaient.
Ces faits indiscutables ne sont qu’une faible partie de ce qui s’est passé ces dernier jours, de ce qui se passe encore. Ils sont connus dans la police municipale. Les exactions des harkis des Brigades spéciales des Districts, de la Brigade des Agressions et Violences ne sont plus des secrets. Les quelques informations rapportées par les journaux ne sont rien en regard de la vérité.
Il s’agit d’un impitoyable processus dans lequel on veut faire sombrer le corps de police. Pour y parvenir, les encouragements n’ont pas manqué. N’est-elle pas significative la manière dont a été appliqué le décret du 8 juin 1961 qui avait pour objet le dégagement des activistes ultras de la Préfecture de Police ? Un tel assainissement était pourtant fort souhaitable. Or on ne trouve personne qui puisse être concerné par cette mesure ! Pour sauver les apparences, soixante deux quasi volontaires furent péniblement sollicités qui obtiennent chacun trois années de traitement normal et, à l’issue de cette période, une retraite d’ancienneté... Ce n’est là qu’un aspect de la "complaisance" du Préfet. En effet, au cours de plusieurs visites dans les commissariats de Paris et de la Banlieue, effectuées depuis le début de ce mois, M. PAPON a déclaré : « Réglez-vos affaires avec les Algériens vous-mêmes. Quoi qu’il arrive vous êtes couverts ». Dernièrement, il a manifesté sa satisfaction de l’activité très particulière des Brigades spéciales de District et s’est proposé de doubler leurs effectifs. Quant à M. SOREAU, il a déclaré de son côté, pour vaincre les scrupules de certains policiers : "Vous n’avez pas besoin de compliquer les choses. Sachez que même s’ils (les Algériens) n’en portent pas sur eux, vous devez penser qu’ils ont toujours des armes".
Le climat ainsi créé porte ses fruits. La haine appelle la haine. Cet enchaînement monstrueux ne peut qu’accumuler les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent.
Nous ne pouvons croire que cela se produise sous la seule autorité de Monsieur le Préfet. Le Ministre de l’Intérieur, le Chef de l’État lui-même ne peuvent les ignorer, au moins dans leur ampleur. Sans doute, Monsieur le Préfet a-t-il évoqué devant le Conseil Municipal les informations judiciaires en cours. De même, le ministre de l’Intérieur a parlé d’une Commission d’Enquête. Ces procédures doivent être rapidement engagées. Il reste que le fond de la question demeure : comment a-t-on pu ainsi pervertir non pas quelques isolés, mais, malheureusement, un nombre important de policiers, plus spécialement parmi les jeunes ? Comment en est-on arrivé là ?
Cette déchéance est-elle l’objectif de certains responsables ? Veulent-ils transformer la police en instrument docile, capable d’être demain le fer de lance d’une agression contre les libertés, contre les institutions républicaines ?
Nous lançons un solennel appel à l’opinion publique. Son opposition grandissante à des pratiques criminelles aidera l’ensemble du corps de police à isoler, puis à rejeter les éléments gangrenés. Nous avons trop souffert de la conduite de certains des nôtres pendant l’occupation allemande. Nous le disons avec amertume mais sans honte puisque dans sa masse, la police a gardé une attitude conforme aux intérêts de la Nation. Nos morts, durant les glorieux combats de la Libération de Paris, en portent témoignage.
Nous voulons que soit mis fin à l’atmosphère de jungle qui pénètre notre corps. Nous demandons le retour aux méthodes légales. C’est le moyen d’assumer la sécurité des policiers parisiens qui reste notre préoccupation. Il en est parmi nous qui pensent, à juste titre, que la meilleure façon d’aboutir à cette sécurité, de la garantir véritablement, réside en la fin de la guerre d’Algérie. Nous sommes, en dépit de nos divergences, le plus grand nombre à partager cette opinion. Cependant, nous le disons nettement : le rôle qu’on veut nous faire jouer n’est nullement propice à créer les conditions d’un tel dénouement, au contraire. Il ne peut assurer, sans tache, la coopération souhaitable entre notre peuple et l’Algérie de demain.
Nous ne signons pas ce texte et nous le regrettons sincèrement. Nous constatons, non sans tristesse, que les circonstances actuelles ne le permettent pas. Nous espérons pourtant être compris et pouvoir rapidement révéler nos signatures sans que cela soit une sorte d’héroïsme inutile.
Nous adressons cette lettre à M. le Président de la République à M.M. les membres du gouvernement, Députés, Sénateurs, Conseillers Généraux du département, aux personnalités religieuses, aux représentants de la Presse, du monde syndical, littéraire et artistique.
Nous avons conscience d’obéir à de nobles préoccupations, de préserver notre dignité d’hommes, celle de nos familles qui ne doivent pas avoir à rougir de leurs pères, de leurs époux.
Mais aussi, nous sommes certains de sauvegarder le renom de la police parisienne, celui de la France.
Ici on noie les Algériens
Ici on noie les algériens — graffiti du quai de Conti informant le massacre des Algériens dans la semaine qui succéda, ou la suivante (les protagonistes du graphe et de la photographie ne s’en souvinrent plus exactement, des décennies plus tard).
C’est bien dans les jours suivant le massacre que ce graffiti fut réalisé puis découvert par les parisiens parmi lesquels Claude Angeli, un matin, alors qu’il passait en Deux Chevaux [7] quai de Conti pour aller travailler au périodique annexe de l’Humanité, L’Avant-garde, mensuel du mouvement des jeunes communistes récréé depuis 1956, dont le bureau était situé dans le XVe arrondissement ; il alerta un photographe du journal, Jean Texier, également photographe de l’Humanité, et tous les deux revenant en voiture sur les lieux ce dernier put réaliser ce cliché pendant que Claude Angeli faisait le guet. Mais la photographie qui en résulta ne fut publiée que beaucoup plus tard — probablement autocensurée en son temps par le directeur de l’Humanité. Pour comprendre la violence du choc, des ratonnades, des arrestations, et avoir une idée des risques encourus par les grapheurs et des journalistes, pour leurs actes d’insoumission accompagnant les désertions, face aux services publics répressifs et à la censure, on peut lire, en miroir de la Lettre des policiers républicains, le témoignage d’un policier emporté dans la tourmente de la répression non seulement autorisée mais ouverte par les responsables administratifs au plus haut niveau ; il déclare sans conteste y avoir participé, et Laurent Chabrun qui a recueilli ses propos les a publiés dans L’Express en 1997, article mis à jour en 2012 [8].
En fait, il y avait trois grapheurs et trois graphes concertés : Jean-Marie Binoche (sculpteur et marionnettiste, père (?) de l’actrice Juliette Binoche), qui aurait fait le graphe à la peinture blanche sur le quai Malaquais (en face des Beaux Arts, au niveau du Pont des Arts), mais quant à lui évoquant une peinture noire ; Jean-Michel Mension aurait tracé celui en noir du quai de Conti, en face du quai des Orfèvres (correspondant à la photo) ; il est le grapheur lettriste Alexis Violet, réputé pour sa paresse et son refus de travailler, qui avait réalisé pour Guy Debord et en sa compagnie le graffiti sur l’Institut revendiqué par ce dernier : « Ne travaillez jamais », graffiti dont il est possible de considérer le graphisme des majuscules quasiment identique à celui du quai de Conti. Enfin, Benoist Rey, activiste leader de l’opération, revenu de la guerre d’Algérie depuis un an, qui en compagnie de deux autres garçons qu’il a nommés aurait tracé le premier de la série en contrebas du quai des Orfèvres, visible depuis la rive gauche ; (il est l’auteur entre autre du récit autobiographique à charge contre les militaires français Les égorgeurs, éd. de Minuit, paru la même année et re-édité par Alternative Libertaire).
Tous les trois faisaient partie du groupe d’artistes et de jeunes écrivains et artisans du livre rassemblant des communistes avant-gardistes soit des « gauchistes » (comprenant des anarchistes), qui tenaient leurs quartiers autour de l’écrivain dramaturge du Théâtre de l’absurde, Arthur Adamov, au café « Old Navy » [9], le "Comité Seine-Buci" — également proche de François Maspero, qui en 1955 avait ouvert non loin de là sa librairie « La joie de lire », en bas du quartier latin (rue St Séverin), et était devenu lui-même traducteur pour innover ses éditions activistes depuis 1959.
Tous les trois y ont participé et le mot d’ordre fut discuté avec Adamov. Mais qui a fait quoi et où, blanc ou noir ?... ils ne le savaient plus très bien eux-mêmes en 2001, alors que tous étaient encore en vie, lors de l’installation de la plaque commémorative sur le quai du Marché Neuf contre le pont Saint Michel, le triste jour anniversaire, par le nouveau maire de Paris, Bertrand Delanoë, en 2001.
Mais tous confirmèrent que chacun d’entre eux réalisa au moins une inscription. Il y en aurait même eu quatre.
La multiplication géo-stratégique du graffiti selon des axes par rapport à la Seine, dont on sait que le flux charria des corps en aval du fleuve, au Louvre, ironie du rayonnement culturel international à la face duquel eut lieu le massacre français, à la préfecture de police et au quai des Orfèvres, lieu de la police judiciaire, centres exécutifs des enquêtes répressives et des violences, évoque une stratégie urbaine situationniste (l’IS a connu son premier opus en 1958 et Jean-Michel Mension aka Alexis Violet quoiqu’il ait été exclu de la formation de cette revue est pourtant resté loyal à son partage avec Guy Debord ; de même Benoist Rey tient en amitié Guy Debord et Michèle Bernstein — tous les deux signataires du Manifeste des 121, — avec lesquels il a partagé un moment de sa vie juste avant de partir sur le front algérien, en 1958).
Source « ici on noie les algériens » Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d’une icône militante (1961-2001).
Voir la vidéo d’une ITW de l’auteur — l’histoire de son livre :
Cette vidéo fait partie d’un entretien biographique en série de 9 vidéos avec Benoîst Rey réalisé en 2010. Quatre vidéos comprenant celle sur le livre sont consacrées à la guerre d’Algérie où il partit faire son service militaire comme appelé en 1958. Alors jeune apprenti dans l’artisanat du livre habitant à Saint Germain-des-prés, Benoîst Rey évoque entre autre sa rencontre avec Michèle Bernstein et Guy Debord durant les deux derniers mois qui précédèrent son départ — dans la vidéo suivante :
Voir la vidéo d’une ITW de l’auteur — son départ en Algérie :
Les autres vidéos concernent son activisme pendant mai 68 à Paris, puis son départ pour se replier avec sa compagne dans les montagnes de l’Ariège et leur périple pour parvenir à survivre sans argent tout en gardant les mêmes idées politiques et communautaires ; finalement séparés il finit par ouvrir au même endroit, qu’il avait entièrement réhabilité de ses mains, un restaurant connu aujourd’hui, non loin duquel il vit encore (et où il revient parfois cuisiner, par exemple à l’occasion des vendanges).
Voir la vidéo d’une ITW de l’auteur — 1968 et l’après 68 :
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II. MANIFESTE DES 121
Le Manifeste des 121, sous-titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », est signé par des intellectuels, (universitaires, écrivains, poètes, artistes, journalistes), et fut publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté [10] Il est né dans le sillage du groupe informel dit des « Amis de la rue St-Benoît », du nom de la rue où habitait Marguerite Duras à Paris, où Dionys Mascolo, qui avait été son époux jusqu’en 1956, habitait puis poursuivit de militer avec elle. Ce groupe comprenait entre autres des communistes qui avaient quitté le parti en 1956 tels Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Edgar Morin, Robert Antelme, Maurice Nadeau. Le manifeste a été pensé puis rédigé par Dionys Mascolo et Maurice Blanchot. Puis il permit de regrouper des personnalités de divers horizons dans un esprit libertaire mais plutôt orientés à gauche. Cet engagement sera capital pour l’avenir de la gauche et de l’extrême gauche en France. Il est notamment l’une des rares manifestations intellectuelles et publiques réagissant à la conception du pouvoir par le Général de Gaulle, du moins au moment où il fut écrit. (Extrait modifié de l’article de wikipédia Manifeste des 121)
TEXTE COMPLET DU MANIFESTE DES 121 (publié le 6 septembre 1960) :
Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l’opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d’Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s’est ouverte il y a six ans.
De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d’hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu’ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée et qu’il importe de ressaisir, quelle que soit l’issue des événements.
Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n’a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l’État affecte de considérer comme Français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l’équivoque persiste.
En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l’État a d’abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d’accomplir ce qu’il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s’est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu’elle exige d’être enfin reconnue comme communauté indépendante.
Ni guerre de conquête, ni guerre de « défense nationale », ni guerre civile, la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
C’est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elle pas un sens nouveau ?
Le cas de conscience s’est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d’opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
– Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
– Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
– La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.
LES SIGNATAIRES :
Arthur Adamov,
Robert Antelme,
Georges Auclair,
Jean Baby,
Hélène Balfet,
Marc Barbut,
Robert Barrat,
Simone de Beauvoir,
Jean-Louis Bédouin,
Marc Beigbeder,
Robert Benayoun,
Maurice Blanchot,
Roger Blin,
Arsène Bonafous-Murat,
Geneviève Bonnefoi,
Raymond Borde,
Jean-Louis Bory,
Jacques-Laurent Bost,
Pierre Boulez,
Vincent Bounoure,
André Breton,
Michel Butor,
Guy Cabanel,
Georges Condominas,
Alain Cuny,
Jean Czarnecki,
Jean Dalsace,
Adrien Dax,
Hubert Damisch,
Guy Debord,
Jean Delmas,
Danièle Delorme,
Jacques Doniol-Valcroze,
Bernard Dort,
Jean Douassot,
Simone Dreyfus,
René Dumont,
Marguerite Duras,
Yves Elléouët,
Dominique Eluard,
Charles Estienne,
Louis-René des Forêts,
Théodore Fraenkel,
André Frénaud,
Jacques Gernet,
Louis Gernet,
Edouard Glissant,
Anne Guérin,
Daniel Guérin,
Jacques Howlett,
Édouard Jaguer,
Pierre Jaouen,
Gérard Jarlot,
Robert Jaulin,
Alain Joubert,
Henri Krea,
Robert Lagarde,
Monique Lange,
Claude Lanzmann,
Robert Lapoujade,
Henri Lefebvre,
Gérard Legrand,
Michel Leiris,
Paul Lévy,
Jérôme Lindon,
Eric Losfeld,
Robert Louzon,
Olivier de Magny,
Florence Malraux,
André Mandouze,
Maud Mannoni,
Jean Martin,
Renée Marcel-Martinet,
Jean-Daniel Martinet,
Andrée Marty-Capgras,
Dionys Mascolo,
François Maspero,
André Masson,
Pierre de Massot,
Jean-Jacques Mayoux,
Jehan Mayoux,
Théodore Monod,
Marie Moscovici,
Georges Mounin,
Maurice Nadeau,
Georges Navel,
Claude Ollier,
Jacques Panijel,
Hélène Parmelin,
José Pierre,
Laurent Terzieff,
Marcel Péju,
Jean-Charles Pichon,
André Pieyre de Mandiargues,
Edouard Pignon,
Bernard Pingaud,
Maurice Pons,
Jean-Bertrand Pontalis,
Jean Pouillon,
Madeleine Rebérioux,
Denise René,
Alain Resnais,
Jean-François Revel,
Paul Revel,
Alain Robbe-Grillet,
Christiane Rochefort,
Jacques-Francis Rolland,
Alfred Rosmer,
Gilbert Rouget,
Claude Roy,
Françoise Sagan,
Marc Saint-Saëns,
Nathalie Sarraute,
Jean-Paul Sartre,
Renée Saurel,
Claude Sautet,
Catherine Sauvage,
Laurent Schwartz,
Jean Schuster,
Robert Scipion,
Louis Seguin,
Geneviève Serreau,
Simone Signoret,
Jean-Claude Silbermann,
Claude Simon,
René de Solier,
D. de la Souchère,
Jean Thiercelin,
François Truffaut,
René Tzanck,
Vercors,
Jean-Pierre Vernant,
Pierre Vidal-Naquet,
J.-P. Vielfaure,
Claude Viseux,
Ylipe,
René Zazzo.