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L’archipel des solitudes
A propos de Gilles Leroy* 

lundi 15 juillet 2013, par Carole Zalberg (Date de rédaction antérieure : 16 avril 2013).

L’œuvre de Gilles Leroy, d’une humanité complexe, s’attache aux grands solitaires, aux ardents que la vie éreinte, déploie, notamment vis-à-vis des femmes, une empathie presque douloureuse, dans laquelle entre aussi de la colère. Comme s’il leur en voulait de ne pas voir venir le malheur et les désillusions, de ne pas savoir s’en protéger. La phrase souvent âpre, exigeante, coule en charriant son lot de rocaille, contient interrogations et échappées, répare en opposant sa force aux ombres et au silence.

On serait tenté de distinguer deux veines dans la production de Gilles Leroy. La première, purement autobiographique, serait représentée par L’amant russe, Grandir, Champsecret et Dormir avec ceux qu’on aime, pour ne citer que les plus récents. La deuxième comprendrait tous les autres.
Or une lecture quasi exhaustive permet un constat : le petit monde de Gilles Leroy est aussi présent dans ses fictions que dans les récits où sa vie apparaît, semble-t-il, telle qu’elle fut vécue. D’ailleurs, dans les premières œuvres portant déjà ce qui sera sans cesse creusé, déplié, réinvesti, invention et éléments biographiques avancent entremêlés. Plus encore, les personnages réels ou imaginaires de la trilogie américaine formée par Alabama song, Zola Jackson et Nina Simone, roman empruntent tous quelque chose à Gilles ou à ceux qui l’ont entouré, y compris, pour ces deux derniers, les grands chiens aimants et fidèles.
C’est que l’écrivain est l’enfant des personnages. Ses parents, Eliane et André, alias Nush et le playboy, sont en effet de véritables personnages de fiction. Eliane élégante et combative, farouche et libre mais longtemps fascinée par un André plus jeune qu’elle qui se rêve américain, flambe et flamboie, porte beau et n’est pas vraiment le paternel typique de l’époque les voulant autoritaires, affairés et un peu ternes. L’enfant Gilles regarde ces deux-là avec autant d’admiration que d’agacement, par moments, tenu qu’il est de grandir vite et de jouer souvent le rôle du raisonnable, de celui qui tiendra dans les tempêtes. D’autant que grands-parents et famille élargie offrent aussi leur quota d’énergumènes hauts en couleurs, droit sortis des livres que l’auteur dévore dès son plus jeune âge. Il apprend ainsi qu’on peut aduler et plaindre, redouter et protéger. Gilles Leroy est né de ce vivier d’ambiguïté ô combien fertile, a poussé dans ce terreau d’histoires.
Sa vie parait imiter constamment la fiction et ses frasques. Les fictions qu’il compose sont peuplées de ceux qu’il a aimés ou haïs. Y reviennent, tels un alphabet du désir et du danger, les yeux verts et les cheveux roux, l’odeur de sauvagine, les masséters qui roulent sous la peau. On croisera aussi des enfants monstres, qu’ils le soient physiquement ou par leur personnalité hors norme, leur précocité, leur intelligence si extrême qu’elle les enferme à l’extérieur du monde courant. Ainsi nait la solitude : de la différence, du don, plus radicale encore chez ceux qui connaissent une destinée publique, populaire, un engouement souvent fondé sur des malentendus. Zelda Fitzgerald et Nina Simone en sont les plus poignantes illustrations : créatrices contrariées, mères empêchées, êtres rayonnants au corps trop vite abimé. Femmes isolées dans leur magnificence comme dans une tour ; hautes mais seules.
Les corps... Gilles Leroy les place souvent au centre de ses récits. Qu’il les malmène ou les glorifie, il leur fait porter toutes les nuances des vies dépeintes, nous donnent à sentir, à voir, à souffrir à travers eux. C’est par le corps de Zola Jackson qu’on saura l’ouragan, sa violence, sa puissance terrifiante. C’est par le corps fatigué de Gilles renaissant à celui de son jeune amant qu’on connaîtra le bonheur et la déflagration d’une ultime passion, par celui soufflé, douloureux de Nina qu’on entendra sa voix.
Nina Simone, roman, est en cela un condensé des motifs et obsessions qui jalonnent l’œuvre de Gilles Leroy. Elle fut et demeurera une enfant meurtrie malgré la réparation du succès. Elle était une femme volontaire, brillante, engagée, mais une candide et vulnérable amoureuse. Comme nombre de ses personnages emblématiques, elle constitue un monde à elle seule, changeante, traversée de tempêtes, habitée par ses rêves et ses regrets, désertée par le véritable amour. Elle est aussi une créature de ce sud des Etats-Unis excessif, injuste, étouffant où l’auteur puise volontiers. Et surtout, elle est seule. Même au milieu des foules, même entourée, seule à seule avec l’ivresse et sa promesse d’oubli.
« Le sentiment de solitude est une illusion ou plutôt un défaut de perspective : tous nous vivons entourés de frères et sœurs en solitude. Seuls en archipel » écrit Gilles Leroy dans « Dormir avec ceux qu’on aime ». C’est cet archipel qu’il s’emploie à saisir depuis le commencement, prenant dans le faisceau de ses mots tantôt acérés mais tendres, tantôt caressants mais teintés d’ironie, toujours justes, chaque vie rêvée, croisée, invoquée, abordant mi pirate mi sauveur les humains, ces îlots d’attentes et de faux-semblants.
© Carole Zalberg
*Dernier ouvrage paru : Nina Simone, roman, Mercure de France.

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