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La légèreté des sentiments 

mardi 11 octobre 2011, par Fabrice Marzuolo

Les êtres ne sont pas aussi différents qu’on peut se l’imaginer. Ce sont les conjectures, les circonstances des drames, les joies, les rencontres, qui soulignent certains traits du caractère.
J’ai connu une femme qui refusait de coucher avec moi parce que je n’étais pas libre. Elle me développait des théories interminables sur le sujet et elle s’alignait invariablement sur ce point de mire… Puis elle est tombée éperdument amoureuse d’un autre homme, marié et père de famille. J’ai appris qu’elle ne refuse jamais un rendez-vous avec lui, qu’elle les appelle même au point qu’il doit prendre sur lui de ralentir les parties de jambes en l’air avec elle !

(Extrait du carnet de Paul, les dernières phrases)

Un jour elle me claironne :

— J’ai déniché l’homme de ma vie !
Ingrid me décrit ce bûcheron un rien ténébreux dont j’avais déjà tracé le portrait robot à travers les différents recoupements de ses goûts observés ici et là…
Un homme un vrai, de ceux qui souffrent très modérément pour les arbres qu’ils tronçonnent.

— De larges épaules, qui la rassurent dans la vie, m’affirme-t-elle.
Au lit, il la mène jusqu’à la cime – ne vois-tu pas venir le grand écimage, tonitruant, la grande défloraistation  !
Donc pas une langue de bois, le monsieur !
Beau, grand, d’une intelligence toute moderne, pas vraiment pauvre, bref le cadeau rêvé, enfin elle le tient.
Peu enclin à partager un bonheur dont je suis exclu, fut-il celui d’une amie, je songe aussitôt au maigrichon, Paul, qu’elle fréquentait encore la veille. Trop exigeante sur ses relations amoureuses, parvenue à une hauteur où l’horizon se dépeuple dangereusement, peut-être avait-elle préféré, en attendant, se rabattre sur celui qu’elle estimait à l’opposé de son idéal, s’épargnant ainsi la désagréable sensation de manger des merles faute de grives… Même si comme elle me l’assure, c’est elle qui décide, que son corps lui appartient, qu’aucun homme ne dictera jamais sa conduite. Je pense qu’à ce stade, elle avait pas mal versé d’eau dans son vin.

— Volage, pas voilée ! Elle le chante sur le ton de l’ironie un rien méchante, qui gauchit brièvement la commissure gauche de sa bouche, dessine ce petit pli charmant qui me touche chaque fois avec autant de piquant.

Paul, lui est du genre à se morfondre devant les bûches qui se consument dans une cheminée qu’il ne possède pas !
Dois-je aller le voir, que lui dire, pas dire, toujours délicat…
Une de perdue, dix de retrouvées… Ce poncif me fait soupirer, j’me fais un café…
Je pourrais lui conseiller de fréquenter les clubs de gym, de se laisser pousser les muscles, mais pour les vingt centimètres de taille manquants quoi proposer… Des talons aiguilles ?
L’amour rend aveugle… Décidément il ne me vient que des clichés aussi fumeux que les flashs des paparazzis, ceux des bijoux de la Castafiore !
Paul avait déménagé pour se rapprocher d’Ingrid qui n’avait jamais voulu s’installer avec lui. Il avait même renoncé à son violon d’Ingres, la peinture. Sa passion pour elle avait tout dévoré, il vivait en permanence dans l’attente d’Ingrid ! Souvent, j’aurais souhaité posséder les colts et le QI de John Wayne, la meilleure équipe donc, pour opérer un grand ménage à coups de pétard dans ce concubinage de plumes ! Paul m’avait un jour livré ses pannes, un euphémisme que je n’avais pas hésité à traduire d’une expression aussi peu édulcorée que possible : l’eunuque d’Ingrid, voilà de quoi je l’avais traité ! Elle lui aurait chanté que sa libido défaillante n’avait pour elle aucune importance.

— Et tu avales ce genre de sornettes ! J’étais outré…
Je lui avais ensuite affirmé que tout individu devient prisonnier de ce qu’il est, à tel point qu’il en crève ! Qu’une aberration génétique oblige chacun à être ce qu’il est mais ne devrait pas être… Qu’en vérité l’homme est plus en harmonie avec ce qu’il ne cherche pas à être.

— Je me demande si tu ne te scierais pas mentalement le viet d’aze – bite de naze, juste pour excuser les inconstances d’Ingrid !
A court d’argument, j’avais avancé cette hypothèse, imaginant qu’elle pût susciter une réaction mais j’avoue que cette psychologie de bas blog n’avait pas franchement rallumé la lucidité de Paul…
J’avais ensuite pété les plombs, je tripotais les mots, je qualifiais les femmes de levrantes, de clitorisantes, de boutantes -, autant de dérivés débiles de la battante mais qui incluaient dans la tournure, je le lui prétendais, le matériel entrant dans la composition de la recette de leur succès ! Sans succès. Paul attendait Ingrid comme il aurait attendu Godot.

Quand un problème me turlupine, souvent, j’me balade dans les gares, un lieu commun quoi ! Toujours un peu de mes tracas qui s’en vont avec les trains, s’amenuisent dans la foule, du moi en moins à trainailler, ouf !
Le ridicule ne tue pas : les premiers mots qui me traversent l’occiput aujourd’hui devant les allées et venues des voyageurs et peut-être aussi parce que soudainement je prends conscience que je vis encore.
Et, creusant ma rainure, j’alambique sans degré, voilà que me vient un autre un tarabiscotage. Hélas, je suis coutumier de ces digressions qui maintiennent la pensée à l’état de veille, inscrite dans mes gènes, cette tare, qui sait... Bref, une banalité sur les vitrines cette fois, je la résume : elles donnent envie des choses qu’on n’a pas mais elles ne comblent jamais le désir puisqu’il suffit de les obtenir ces choses pour aussitôt les exclure de celles qu’on n’a pas ! Subtilité quand tu nous tiens ! Ne suis-je pas devenu à moi tout seul une émission télé de vulgarisation des sciences, un kit de culture ! En tout cas, les vitrines et leur platitude me ramènent à Ingrid et à moi, sans lien évident.
D’abord, autant pas zigonner, elle a toujours refusé de coucher avec moi. Un romantique endurci décèle dans ces types de refus le sceau de l’amour pur et inaltérable qui ne peut absolument pas s’accommoder de l’horrible chair déliquescente.
Pour moi, quand on ne couche pas c’est qu’on n’a pas envie. Parfois, ça va plus loin, un dégoût de l’odeur de l’autre, de sa respiration. Eprouvant de le ressentir, rien que de l’épidermique, le cerveau est à la ramasse, on ne maîtrise pas, une réaction obstinée, injustifiée, tombée du ciel, boum sur la tête ! J’abhorre la ressentir à l’encontre de quelqu’un mais si j’en suis victime, c’est pire ! Et, avec Ingrid, je n’étais pas loin de croire qu’elle reniflait chez moi ce résidu sirupeux. Devant elle je me réduisais à un petit tas malodorant, un état qui s’accommodait mal à mon ego foutrement anabolisé…
J’avais donc entrepris de lutter contre mes sentiments, d’occire mon attirance pour Ingrid.
Tout ça ne s’était pas déroulé sans grincements de dents ni prises de bec. On s’était rapprochés puis éloignés, elle m’avait même proposé un délai de réflexion, période durant laquelle nous ne devions plus nous contacter, d’aucune façon. Un répit censé
nous, mais plus surement, me, remettre les idées en place. J’imagine qu’elle cherchait de la sorte à m’éloigner de sa sphère car, commençant à me connaître, elle devait craindre qu’à force de repoussements je devinsse bougrement teigneux. J’avais eu alors la sensation de parafer un bail locatif, avec à la clef du vent car je n’étais pas totalement dupe et je savais que les chances d’aboutir à quelques moments agréables avec une femme indifférente, sont nulles…
Je n’ai jamais pu assumer la non réciprocité des sentiments : ne pas être aimé en retour mais il m’insupporte autant d’être aimé quand je n’aime pas. J’étouffe, je bous, j’explose, oui aussi mal dans les deux peaux !
Elle m’avait portraituré et ce portrait, elle ne l’encadrait pas : une désinvolture flottante, je n’assumais rien, je jouais sur les mots avec la mentalité de celui qui profite d’une confusion pour s’éclipser. Et, alors là, le vice rédhibitoire, elle m’affublait d’un esprit d’indécision qui la bloquait complètement.
Pas tout à fait tort Ingrid… Je voulais parler à Paul, et à présent je n’en ai plus envie.
Il aurait pourtant fallu que je tente de le dessiller encore et encore, lui et son satané aveuglement pour elle.
Ils bouffent, ils niquent, les hommes, Paul, ils embrochent, cochons, truies, par devant, par derrière, ils rient de tout, du ciel, des murs, des pierres et même du malheur de ceux qui vont naître ! L’humanité, Paul, ça vit…
Te parler… Ce ne sont pas les mots qui portent mais l’instant où ils tombent dans les oreilles (encore ne dussent-elles pas être d’airain), l’instant qui opère tel la lumière en peinture, elle révèle subitement l’éclat d’un paysage.
Te causer, à quoi bon. La lumière est passée.

Quelques jours plus tard, Ingrid resurgit en larmes, elle est bouleversée.
Elle m’apprend que son bûcheron a eu un accident de la route et qu’il vient de mourir à l’hôpital.

— Mais ce n’est pas tout, sanglote-t-elle, j’avais annoncé à Paul que je le quittais…
Puis elle bredouille des paroles que je ne décrypte pas illico, à cause de ses sanglots qui enflent. Alors elle lève péniblement vers moi son visage larmoyant et torturé, c’est le Cri de Munch que je découvre, il me hurle :

— Paul s’est pendu !
Et là, de but en blanc, se produit une chose bizarre : carrément me v’là nez à nez sur le lit avec elle ! Elle, toute secouée, me prodiguant des larmes brûlantes partout sur le corps, moi, les buvant avidement et m’en tamponnant aussi fébrilement que je l’aurais fait d’un mouchoir de dentelle rose tout détrempé…
Ainsi, de cette façon inespérée encore la veille, je me suis retrouvé à consoler Ingrid ! Je n’ai pas l’allure athlétique de l’abatteur, pas non plus la maigreur de Paul, autrement dit, pas davantage qu’avant, ne suis du goût d’Ingrid …
Mais bon, faut dire que je m’en tire sans trop de malheur pour quelqu’un qui n’a fait le bonheur de personne.

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