La Revue des Ressources
Accueil > Idées > Agora > La transition écologique, nouvelle Arlésienne ?

La transition écologique, nouvelle Arlésienne ? 

vendredi 20 avril 2012, par Jean-Marie Harribey

{{}}
{{}}
En cette période électorale, beaucoup de commentateurs feignent de s’étonner que l’écologie ne soit pas très présente dans la campagne. Pourtant, à voir la situation sociale dans laquelle le sarkozysme a conduit la France, on ne peut guère être surpris de l’impasse écologique actuelle car les deux vont de pair : à « l’environnement, ça commence à bien faire » correspond le « casse-toi, pov’ con » adressé à tous les travailleurs inquiets de leur avenir. Les perspectives ne sont pas meilleures aux niveaux européen et mondial. Les prévisions les plus pessimistes de GIEC risquent de se réaliser : une hausse moyenne de la température terrestre de plus de 4° C, mettant en branle des mécanismes non maîtrisables, car les émissions mondiales de GES ont augmenté de 50 % depuis 1990. Lors de la conférence de l’ONU à Durban, les gouvernements n’ont pas voulu s’engager au-delà du Protocole de Kyoto. Ils ont montré leur incapacité à résoudre la crise du capitalisme dans toutes ses dimensions, économique, sociale et écologique : ils refusent en réalité de remettre en cause un modèle de développement qui a failli en termes de bien-être humain et de respect des équilibres écologiques. Trop de privilèges et de fortunes des classes dominantes seraient compromis si un tel modèle gaspilleur et inégalitaire était abandonné.
La conférence de l’ONU à Rio de Janeiro en juin 2012 se prépare. Toutes les
institutions internationales mettent les bouchées doubles pour définir la croissance verte ou l’économie verte. La croissance tout court ne fait plus trop recette et le développement durable a perdu beaucoup de son aura. L’OCDE a entrepris depuis plusieurs années de forger les outils théoriques et statistiques pour promouvoir ce « verdissement », qui sera au cœur des
discussions du Rio+20. Après Vers une croissance verte (2011), voici Vers une croissance verte : suivre les progrès, les indicateurs de l’OCDE (2012) [1] . Il ne suffit plus de théoriser, d’autant que la théorie oscille entre verdir l’économie et verdir la croissance. La première option pourrait avoir un sens s’il s’agissait de rendre l’économie plus sobre et d’entamer une
véritable transition écologique. La seconde ne vise qu’à perpétuer la croyance qu’il est possible de croître indéfiniment, pour peu qu’on mette au point des indicateurs de suivi de l’utilisation de la nature.
On connaît les efforts pour évaluer monétairement lesdits « services économiques rendus par la nature » [2] (par exemple, 153 milliards d’euros par an pour l’action pollinisatrice des insectes, ou 23 milliards de dollars pour les chauve-souris qui font économiser des insecticides). Vouloir donner un prix à la nature est nécessaire pour mesurer l’impact d’une substitution des facteurs en laquelle les économistes néoclassiques placent leurs espoirs de
soutenabilité grâce au progrès technique. Suivant cette démarche, l’OCDE invente maintenant une longue série d’indicateurs de « productivité des ressources » par analogie avec la productivité du travail et la productivité du capital. Déjà, cette dernière notion est trompeuse puisque seule a un sens son inverse mathématique, à savoir l’intensité de la production en capital (capital/production), qui, lorsqu’elle s’accroît, permet généralement à la productivité du travail d’augmenter. Mais l’OCDE n’en a cure et veut calculer la productivité de l’environnement, la productivité matérielle, la productivité hydrique, la productivité énergétique, sans que l’on discerne jamais l’intérêt de ces notions par rapport à l’intensité de la production en chacun de ces facteurs. Le clou de cette panoplie est constitué par la « productivité carbone » ou « productivité CO2 » définie comme le « niveau de la production économique (exprimée en termes physiques ou monétaires) par unité d’émissions, c’est-à-dire par unité de service de régulation utilisée ».
Observe-t-on un progrès de la soutenabilité environnementale ? Hélas, non. L’OCDE note qu’il y a un découplage relatif entre l’augmentation de la production et celle de l’utilisation de beaucoup de ressources, mais jamais de découplage absolu. Les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter absolument malgré une meilleure efficacité énergétique. Et la situation est préoccupante car cette efficacité s’est améliorée moins vite
dans les vingt dernières années que dans les années 1980. Le découplage n’est que relatif également pour les matières et pour les apports nutritifs dans les sols et l’eau.
Le diagnostic est également pessimiste en ce qui concerne les stocks d’actifs naturels. Un tiers des pays de l’OCDE ont réduit leurs prélèvements en eau douce. Ailleurs, le stress hydrique menace. Les ressources halieutiques sont exploitées à la limite ou au-delà des capacités de renouvellement et les pressions sur la biodiversité vont croissant : il n’est plus question d’amélioration relative mais de dégradation absolue. Comment pourrait-il en être autrement puisque la marchandisation de la nature est le programme de son « verdissement » ?
Pourtant, les voies pour sortir du capitalisme et du productivisme commencent à être définies sur la base de principes radicalement nouveaux :

 Protéger et étendre, au fur et à mesure des besoins, la sphère non marchande pour produire les services d’ordre qualitatif que sont l’éducation, la santé, la culture, la recherche, la distribution de l’eau…, et délimiter strictement la sphère marchande avec l’obligation de respecter scrupuleusement les normes sociales et environnementales décidées collectivement. La protection des biens communs contre leur marchandisation
est la clé de leur partage entre tous les humains.

 Instaurer une planification démocratique pour décider des grands choix
d’investissement, notamment sur les types d’infrastructures, de transports et énergétiques, sur le logement et l’urbanisme. N’importe quelle production n’est pas justifiée, même au nom de l’emploi ; d’ailleurs sa qualité implique celle du travail.

 Relocaliser autant que possible les activités, notamment pour préserver la souveraineté alimentaire des peuples et pour réduire les transports.

 Engager une transition énergétique fondée sur la sobriété, l’efficacité, et les énergies renouvelables [3]. Elle requiert une forte réduction de la consommation d’énergie, faute de
quoi les renouvelables ne pourront satisfaire cette consommation à un coût raisonnable, d’autant que la sortie du nucléaire doit être préparée rapidement.

 Mettre en cohérence des outils économiques et les normes socio-écologiques : la fiscalité écologique s’intègre dans une réforme globale de la fiscalité. On peut appliquer un prix différent aux usages de certains biens, par un système de taxes approprié, selon qu’ils répondent à des besoins de base (alimentation, hygiène, santé) ou de confort, voire d’ostentation.

 S’éloigner du productivisme suppose aussi d’affecter les gains de productivité à réduire le temps de travail plutôt que produire toujours plus, car la transition écologique ne peut pas aller sans davantage de justice sociale et de partage des richesses et du travail à accomplir. La condition première pour y parvenir est de réduire drastiquement les inégalités de revenu, grâce à trois leviers : fixation d’un revenu minimum décent pour
tous, fixation d’un revenu maximum, réforme radicale de la fiscalité pour la rendre plus progressive.

Bref, la transition écologique sera sociale ou ne sera pas. L’alternative est donc la suivante : en parler comme d’une Arlésienne, ou bien bâtir dès maintenant une économie écologique dont le vert soit non délavé.

P.-S.

Ce texte a paru dans La Lettre du Conseil scientifique d’Attac - numéro 46 d’avril 2012.

Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage à l’Identique 2.0 France (CC BY-NC-SA 2.0)

Notes

[1OCDE, Vers une croissance verte : suivre les progrès, les indicateurs de l’OCDE, 2012, http://www.oecd.org/dataoecd/60/57/49526383.pdf.

[2J.-M. Harribey, « La nature hors de prix », Ecorev, n° 38, décembre 2011, p. 36-43, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/nature-hors-prix.pdf.

[3NégaWatt, « Scénario négaWatt 2011 », Dossier de synthèse, 17 octobre 2011, http://www.negawatt.org/telechargement/SnW11//Scenario_negaWatt_2011-Dossier_de_synthese-v20111017.pdf.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter