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La vie de Marie 

mercredi 22 avril 2009, par Thomas Vinau

Au début de la guerre d’Espagne, Marie est venue avec ses parents dans le sud de la France.

Son père était un gros con de l’ancien temps, qui la battait parfois comme on tape un cheval.

A douze ans, Marie s’est cassée les deux dents de devant, canine et incisive, en tombant d’un arbre. C’est un peu le gros José qui l’a poussée. En fait, il ne l’a pas vraiment poussée, mais plutôt touchée là où on ne touche pas, ce qui a beaucoup surpris Marie et l’a fait chuter. Une fois les dents cassées, ils continueront ce qu’ils n’ont pas fait exprès de commencer... Marie donnera l’enfant à l’assistance mais José, lui, ne donnera rien à Marie.

Marie boit depuis que son père lui a appris à se désinfecter la bouche tous les soirs avec du vin. Elle a commencé avant même de savoir écrire. Elle ne sait toujours pas écrire. Sa grand-mère faisait pareil et elle a vécu quatre-vingt seize ans. En tout, dans sa vie terrestre, Marie aura sauvé d’une mort certaine treize chats, six chiens, quatre corbeaux, un geai, un martinet, un renard, deux furets et votre humble narrateur, mais elle aura nourri et entretenu un nombre beaucoup plus considérable d’êtres vivants.

Marie sait distiller l’alcool depuis 1948, elle aura donc alambiqué plusieurs milliers de litres dans sa vie.

Marie n’a pas d’âge.

Marie connaît tous les gitans de la région. Il y a quelques années, elle a presque vécu avec l’un d’entre eux, qui ressemblait un peu trop à son père... Il était brave mais il lui manquait un bras et il ressemblait à Blaise Cendrars en plus méchant. Il était un brigand et il a fini comme tel. On dit que celui qui a fait ça n’aura plus jamais de descendance, en tout cas Marie s’est débrouillée avec les invisibles du coin et elle est sûre qu’il a maintenant des couilles comme des figues sèches. Lorsqu’elle boit un coup, Marie en renverse toujours un petit peu sur le sol, volontairement, qu’elle soit dedans ou dehors. Elle dit que c’est un rite indien pour rendre à la terre un peu de ce qu’elle nous a donné.

Marie n’a jamais voté et n’est jamais allée plus loin que Bordeaux. Par contre, elle connaît tous les coins à écrevisses de la région. C’est le gitan qui lui a donné son cheval.

Marie possède trois caravanes, un appentis, deux voitures et une remorque. Marie possède un alambic, un camarguais à la retraite, un corniaud, un jardin et quelques amis bien placés. Marie a eu ma vie entre ses vieilles mains rocailleuses.

Marie n’a peur de personne.

Marie se rase la tête depuis au moins trente ans et son crâne est buriné comme ses mains. Il n’y a que ses yeux qui soient clairs ce qui accentue le contraste avec sa bouche noire et sa peau basanée.

Après l’épisode des dents cassées, son père a voulu l’attraper pour lui foutre une raclée. Il jurait en hurlant qu’il ferait sortir du ventre à coups de poings ce qu’un sale espagnol (il n’était pas moins espagnol que le père de Marie mais il avait eu la malchance de faire partie de la seconde vague d’immigrés ce qui faisait de lui une saloperie d’étranger pour la première vague) lui avait fourré. Marie a fui et s’est cachée dans une grotte pendant douze jours. Pendant douze jours elle a bu des flaques sans voir un seul être humain. Pendant douze jours, elle a traversé le royaume des insectes et des rongeurs en mâchant des racines de cresson et des pissenlits. C’est pendant ce temps-là que Marie a commencé à devenir ce que je connais d’elle. En rampant dans la terre humide pendant douze jours, Marie est devenue Marie. Et une fois que son père l’a retrouvée et l’a battue à mort, une fois qu’elle eut donné le bébé à l’assistance, une fois que la peau de son visage - qui avait éclaté sous les coups comme si chaque pore avait été un de ces ballons remplis d’eau que les enfants jettent des balcons - eut cicatrisé, une fois cet épisode passé, il ne manquait plus qu’une dernière chose à faire pour que Marie devienne vraiment Marie.

Marie avait quatorze ans lorsqu’elle eut le courage de tuer son père. D’ailleurs elle ne l’a pas tué, elle l’a laissé mourir ce qui, m’expliqua-t-elle, n’était pas du tout pareil devant Dieu.

C’était un beau matin d’avril, tellement tôt que la terre était encore gelée. C’est le froid qui l’avait réveillée, elle, et le manque d’alcool qui l’avait levé, lui. Sans un mot, il avait bu à grandes goulées bruyantes puis était sorti en s’énervant contre le ciel, le temps, le chien et tout le reste de sa vie pourrie. Sachant ce qui l’attendait si elle le contredisait, elle n’avait rien dit, comme d’habitude et surveillait son départ du coin de l’oeil, à travers la fenêtre. Elle l’avait vu taper dans le seau au lieu de le prendre dans ses mains pour le transporter. Elle l’avait vu tout rouge, à s’énerver sur la corde gelée du puits tout en continuant à boire. Elle se souvient de la buée épaisse qui sortait de sa bouche et de tout son corps suant et fumant dans le froid. Elle a distinctement pu constater que le cheval était gêné par la corde, qu’il se sentait bloqué entre l’angle de la baraque, le puits et cette foutue corde gelée qui cisaillait les mains de son père. Elle a clairement vu son père, une fois de plus, enrager bêtement de sa propre bêtise et se défouler bêtement sur ce qui traînait à côté. Mais un cheval n’est jamais tout à fait vaincu, s’il a peur ou s’il a mal, s’il prend l’habitude de se méfier, alors il devient un ennemi. Elle a vu le coup sec, puissant, des sabots contre le flanc de son père. Et l’autre de hurler comme pour l’effrayer un peu plus, et de s’empêtrer dans la corde tout en se faisant coincer contre le bord du puits. En voulant éviter le deuxième coup, il a perdu l’équilibre et a disparu presque instantanément dans le fond du puits. Elle se souvient que, dès l’instant suivant, lorsqu’elle a regardé la buée qui sortait des naseaux du cheval dans le silence retrouvé, elle a ressenti en elle une paix profonde. Puis elle a repris ses corvées comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé puisque la disparition d’un pas grand chose équivaut à presque rien.

Depuis ce jour-là, Marie est devenu Marie.

Depuis ce jour-là, Marie aime les chevaux.

P.-S.

Texte de Thomas Vinau.

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