Au mois d’août 1934, le père Pavel Florensky quitte la station de Skovorodino, en Extrême-Orient, où il est détenu depuis sa condamnation à dix ans de camp sous prétexte d’activités antisoviétiques. Transféré depuis 1933 de convois en prisons d’étape, le voici aux îles Solovki, sur la mer Blanche, dans l’ancienne forteresse ceinturant les restes du monastère. Mesurées à l’aune du Goulag, les conditions de vie semblent encore passables, sauf les derniers mois. Le climat, relativement tempéré pour cette latitude, étonne le prisonnier, avec ces jours sans soleil ou juste un « pauvre soleil souffreteux » (p. 262). À son aversion première pour la nature « maladive et sans joie » (p. 114) de l’archipel succèdent des impressions plus variées : l’auteur dégage le génie de ce lieu ingrat, sa beauté « très particulière, désespérée, triste et fantomatique » (p. 181), notant « la lumière mate et nacrée, même quand le soleil brille, le ciel légèrement argenté à cause des vapeurs d’eau » (p. 164) ou ses couleurs d’aube extraordinairement riches (p. 409).
Plusieurs victimes des répressions de masse ont laissé des mémoires sur leur séjour aux Solovki [1]. Le témoignage de Florensky s’écrit, lui, sur le vif, sous forme de lettres adressées à sa famille selon une périodicité régulière (trois ou quatre courriers par mois sont autorisés, puis deux vers la fin) quoique sujette aux aléas climatiques qui perturbent les liaisons avec le continent. Le premier courrier date du 13 octobre 1934, le dernier du 19 juin 1937 : un épilogue réunit les documents officiels relatifs à l’exécution de l’auteur, fusillé le 8 décembre 1937. Sans doute ne se faisait-il pas d’illusions sur son devenir, car jamais il n’évoque la perspective d’un retour parmi les siens.
Le propos liminaire de la traductrice, Françoise Lhoest [2], évoque l’établissement du texte original de cette correspondance publiée en 1998, accompagnée ici d’un index et de notes bien utiles au lecteur français. Les destinataires sont la mère de Florensky, sa femme et ses cinq enfants - trois garçons et deux filles qui tous embrasseront une carrière scientique, exauçant le vœu souvent émis par leur père dans ces lettres. On retrouve ici plusieurs traits de l’homme, du théologien, du savant déjà inscrits dans ses Souvenirs d’une enfance au Caucase [3]. Toutefois les intentions de l’épistolier et sa démarche ne sont plus celles de l’autobiographe, qui n’avait pas en vue une fin aussi proche : « le fil qui me rattache à la vie ne passe qu’à travers vous : tout le reste ne m’intéresse qu’en lien avec vous » (p. 492). En effet, si les lettres documentent abondamment la réalité des Solovki, comme milieu naturel et comme lieu pénitentiaire (l’entourage humain reste dans l’ombre), le document n’importe à l’auteur que pour sa valeur testamentaire. Florensky entend léguer à ses proches tout ce qu’il peut leur offrir de si loin, avec l’immense regret de ne pouvoir mieux faire pour les aider à conduire leur vie.
Les lettres évoquent une suite d’occupations incessantes. Les tâches sociales au bénéfice des codétenus (leçons, conférences) et les commandes spécifiques (étude des algues pour en extraire iode et alginates, mise sur pied d’une production d’agar à grande échelle) font appel aux compétences scientifiques et technologiques de l’immense savant qu’est P. Florensky. Sans pour autant le satisfaire, car les moyens disponibles sont réduits (pas d’outillage ni d’ouvrages de référence), les conditions peu propices à une recherche approfondie (faute de solitude et de silence pour se concentrer), la productivité dérisoire au regard des forces, du talent et du temps investis. Revers positif de ce labeur aussi frustrant qu’intense : « le travail est le seul moyen de conserver son équilibre intérieur et sa lucidité » (p. 448). Adéquate à la situation du prisonnier, la remarque vaut aussi pour autrui : Florensky veut inculquer à ses enfants la valeur du travail, « une satisfaction et un ressort fondamental auquel accrocher toute la vie » (p. 507). Ainsi s’explique le soin consacré à exposer ses propres travaux et à proposer des pistes de recherches pour lui emboiter le pas.
Chaque courrier se compose de plusieurs portions, nommément adressées à leur destinataire (mère, épouse, fils, fille) et roulant sur leurs préoccupations respectives. L’agitation ambiante et la dispersion des tâches ne facilitent pas l’écriture, « impossible même de se concentrer sur une lettre, elle s’interrompt à chaque phrase » (p. 221). La forme fragmentée devient alors une solution autant qu’une contrainte : « Je les écris par petits morceaux. Mais c’est un peu intentionnel, pour que vous sentiez que je suis continuellement en pensées avec vous » (p.105). On admire qu’il puisse quand même livrer des développements suivis sur telle notion théorique ou telle méthode hautement spécialisée. Quelle détermination et quelle énergie supposent les descriptions minutieuses de l’environnement, l’exposé rigoureux d’une question de physique ou d’un problème de mathématiques ! Florensky conçoit ses lettres comme des leçons de choses utiles à ses enfants, allant des histoires sur divers pays (Amérique, Australie, Perse) rapportées par ses codétenus aux exposés de géographie, de géologie, de minéralogie ou de botanique, aux cours théoriques de chimie, physique, mathématiques ou optique, sans oublier littérature et musique. Le contenu didactique se double d’un constant souci pédagogique : l’auteur prodigue les conseils sur les moyens de stimuler la sensibilité juvénile, de façonner une intelligence à la fois curieuse et méthodique. « L’important, c’est de développer une habitude, c’est de s’exercer constamment dans tel ou tel domaine » et de savoir utiliser les occasions, puisque « par la seule pression, on ne peut y arriver » (p. 204). L’échange de lettres relève de ces occasions que Florensky exploite au maximum. S’il devine que son lecteur adolescent ne peut toujours le suivre, l’obsession de transmettre expérience, connaissances, matériaux et conseils l’emporte invariablement.
Car l’isolement du détenu, en même temps qu’il la contrarie, aiguise son sens d’une continuité naturelle et spirituelle entre générations : « tout ce que j’ai acquis dans ma vie, je l’ai fait pour vous, pour que vous fassiez les pas suivants sur une route déjà tracée » (p. 113). Il aiguise aussi l’intuition d’un continuum entre passé, présent et futur. C’est pourquoi les lettres ont une double fonction de liaison : maintenir le lien avec les siens et fortifier le lien des temps. Comment garder ces liens vivants ? On devine l’angoisse de Florensky quand les réponses tardent et qu’un silence paraît s’installer. Aux doutes pointant parfois sur l’efficacité de la transmission épistolaire répond la conviction que ses enfants recevront un jour « au moment le plus inattendu et du côté le plus inattendu » (p. 593) un fruit de son travail. Il y a là un acte de foi : « Tout passe, mais tout reste. J’en ai la conviction intime : rien ne s’en va complètement, rien n’est perdu, mais tout se conserve, qu’il s’agisse de lieux ou de temps. La valeur demeure, même si nous cessons de la percevoir. Et les exploits ascétiques, quand bien même il seraient oubliés de tous, demeurent eux aussi et produisent leurs fruits » (p. 88). Ces lettres des Solovki relèvent elles aussi de l’exploit ascétique, même si Florensky n’en a pas conscience puisqu’elles répondent de sa part à un besoin puissant, à une loi intérieure. Et « voilà pourquoi, bien qu’on regrette le passé, le sentiment vif de son éternité demeure. On n’est pas séparé de lui pour l’éternité, mais pour un temps » (p. 88). Marcel Proust aurait pu souscrire à cette idée d’une éternité discontinue, modelée par les intermittences de la mémoire, qui ouvre un champ immense à la littérature. « Le passé n’est pas passé : il se conserve et il demeure éternellement, mais nous l’oublions, nous nous éloignons de lui, puis au gré des circonstances il s’ouvre à nouveau comme un éternel présent » (p. 127).
Cette foi féconde chez Florensky l’activité épistolaire de ses trois dernières années. Elle soutient la reprise inlassable des mêmes questions, la volonté aussi de diversifier les thèmes pour que germe un jour l’une ou l’autre des graines semées chez les siens. La lettre savante se substitue faute de mieux au dialogue oral : « je voudrais bien montrer tout cela et le raconter aux enfants, car en réfléchissant et en observant, je dialogue avec eux « (p. 455). Les travaux scientifiques ou techniques et les courriers qui les relatent finissent donc par se confondre en intention : « en travaillant, je me trouve avec vous, bien que mon travail vous soit peu compréhensible et probablement pas intéressant du tout » (p. 492). Si elle n’obtient pas à coup sûr une utilité directe, la lettre importe au moins comme marque d’une tendresse manifestée par excès autant que par défaut. « Peut-être le sens d’un tel travail est-il seulement que les enfants sauront que je pense toujours à eux et que je tâche de les aider du mieux que je peux » (p. 494). Le geste épistolaire vaut aussi bien par lui-même que pour son contenu.
Le rapport affectif aux aînés et aux enfants se nourrit de souvenirs, qui attestent la prolongation des uns par les autres. Il se traduit parfois par l’impression troublante d’identités individuelles dépourvues de frontières stables : « les traits et les images de tous se confondent à commencer par moi-même dans mon enfance [...] j’ai été frappé du sentiment de n’être pas moi mais mon père ; Vassia [fils aîné de P. Florensky] était moi et je l’emmenais, lui, comme mon père m’emmenait, moi. Je vous sens tous en moi comme une partie de moi » (p. 127). À l’enchaînement objectif des âges qui se succèdent s’ajoute une circulation de nature subjective : l’identification imaginaire du fils au père transcende la distance de l’exil et sublime la perte de la présence directe, en même temps qu’elle participe de la continuité passé-présent érigée par Florensky en postulat métaphysique. « J’embrasse l’enfant [son petit-fils] et j’oublie où je me termine » (p. 524) : ces quelques mots condensent sobrement, magnifiquement, l’expérience d’un amour familial qui sort victorieux des contingences tragiques.
Les Lettres de Solovki composent un livre monumental. Cette épithète vaut à plusieurs titres : pour l’imposant volume de texte recueilli ; pour l’énorme travail consenti par la traductrice sur des écrits à haute teneur scientifique et technique ; enfin parce qu’il s’agit là d’un monument au sens étymologique du terme, d’une œuvre qui perpétue le souvenir et qui fonde l’hommage.