A la fin du XIXe siècle, la peinture et la littérature entretiennent plus que jamais des liens étroits : alors que les écrivains remettent les mots en question, les peintres veulent trouver un langage pictural inédit et cherchent de plus en plus à s’affranchir du figuratif. Ils inventent de nouveaux codes, une nouvelle écriture en quelque sorte. Parmi les écrivains de cette époque, Marcel Schwob emprunte à l’avant-garde picturale des principes qu’il transpose à la littérature. Selon lui, le poète et le peintre sont semblables :
« Le poète et le peintre sont des inventeurs de formes : ils servent des idées communes et des visages de tout le monde. » (« Robert Louis Stevenson », Spicilège)
Peintre et poète sont des imitateurs et s’intéressent surtout à des formes car elles seules peuvent varier. Dans une chronique intitulée « Le réalisme », Schwob considère par ailleurs que le véritable réalisme est l’impressionnisme ; littérature et peinture impressionniste veulent donner à voir la réalité non pas telle que nous nous la représentons, mais plutôt telle qu’elle nous apparaît vraiment :
« Il y a entre ces deux formules place pour le vrai réalisme - celui qui n’a pas de prétentions scientifiques, qui ne recherche pas le lien des causes efficientes. Ce sera l’impressionnisme ; il s’agira d’imiter la nature dans les formes que nous saisissons en elle. » (« Le réalisme », Chroniques)
Et dans l’incipit d’un conte, l’impressionnisme apparaît encore comme l’expression artistique la plus apte à saisir la réalité :
« Du concours de circonstances qui me perd, je ne puis rien dire ; certains accidents de la vie humaine sont aussi artistement combinés par le hasard ou les lois de la nature que l’invention la plus démoniaque : on se récrierait, comme devant le tableau d’un impressionniste qui a saisi une vérité singulière et momentanée. » (« L’homme voilé », Cœur double)
L’impressionnisme constitue un modèle pour Schwob dans la mesure où cette technique de peinture permet de saisir un instant. J. A. Green considère même Schwob comme l’un des instigateurs de ce qu’il nomme le « roman impressionniste », dont Cœur double offrirait un exemple. Cette nouvelle technique déplaît aux traditionalistes ; ainsi Brunetière critique cette nouvelle tendance en littérature, si prisée par les jeunes auteurs :
« Mais la génération de Schwob expérimentait avec énergie et enthousiasme ce nouveau procédé de création esthétique tant déploré par les traditionalistes : la substitution de l’unité de thème, de ton, de couleur ou d’atmosphère à l’ancienne unité d’action. L’impressionnisme pictural avait donné l’exemple. Avec Mallarmé et Verlaine, avec Rodin, avec Debussy, avec Schwob, avec Renard et d’autres, une technique tachiste [...] envahit la poésie, la sculpture, la musique, le roman. »
L’écrivain prenant comme modèle l’impressionnisme ne saurait voir ses écrits devenir des paroles mortes comme celles dont parle Monelle : il s’agit de saisir un instant et non pas une vérité générale. Art pictural et écriture sont donc étroitement liés. Dans la préface des Vies imaginaires, Schwob fait figurer parmi ses inspirateurs un peintre japonais également admiré par Edmond de Goncourt : Hokusai (1760-1849). Ce choix est moins surprenant qu’il n’y paraît : Schwob prend l’artiste japonais pour modèle, car celui-ci considérait qu’il serait parvenu au sommet de son art lorsqu’il montrerait qu’un point ou une ligne n’est jamais identique à un autre point ou une autre ligne.
« Le peintre Hokusaï espérait parvenir, lorsqu’il aurait cent dix ans, à l’idéal de son art. À ce moment, disait-il, tout point, toute ligne tracés par son pinceau seraient vivants. Par vivants, entendez individuels. » (« L’art de la biographie », préface aux Vies imaginaires)
Ainsi, Schwob, héraut de la singularité, ne pouvait qu’apprécier et louer cette volonté de rendre unique toute chose.
Des images et des mots
La peinture fournit certes des principes esthétiques à Schwob, mais pour lui, l’enjeu n’est pas seulement théorique : l’écriture est un art pictural. Les textes de Schwob soulignent sans cesse la dimension graphique de l’écriture et ses personnages d’auteurs sont décrits comme des peintres. Ainsi, dans les Vies imaginaires, il est dit que Pétrone, grâce à son esprit cultivé, « prit plaisir à façonner les paroles et à les inscrire ». La description de l’auteur à sa table de travail est particulièrement révélatrice de cette corrélation établie entre dessin et écriture dans l’imaginaire schwobien :
« [...] il dessina à la pointe de son calame les aventures d’une populace ignorée. » (« Pétrone romancier », Vies imaginaires)
La description de Pétrone est originale à plus d’un titre : tout d’abord, parce qu’elle est anachronique et possède une dimension spéculaire. Mais aussi et surtout, parce que l’écriture est assimilée à un art pictural. On retrouve cette analogie entre la peinture et l’écriture dans d’autres textes de Schwob où les scripteurs sont présentés comme des dessinateurs. On peut notamment penser au clerc Alexandre Cachemarée. Celui-ci dessine des pendus sur le registre des exécutions, ce qui est perçu par la bohémienne comme une pratique magique. Dans un mouvement inverse, les peintres se mettent à ressembler à des auteurs : Uccello meurt un parchemin à la main après avoir découvert le secret des formes. Or, le parchemin est davantage le support auquel a recours l’auteur plutôt que celui dont a besoin le peintre. Et Schwob, lorsqu’il évoque Hans Holbein, lui attribue un instrument d’écrivain plus que de peintre ou de dessinateur : un calame.
Ce qui fait la gloire de Hans Holbein dans le dessin de la famille de Thomas Morus, ce sont les courbes qu’il a imaginé de faire décrire à son calame (« Robert Louis Stevenson », Spicilège).
En effet, le calame est l’instrument du copiste ou du scribe puisqu’il sert à écrire sur papyrus ou parchemin et non pas à dessiner. Certes, l’analogie entre écriture et peinture n’est pas inédite et déjà Platon, dans le Phèdre, comparait les deux techniques : pour le philosophe grec, peintre et logographe sont des mimétès. La critique A. M. Christin quant à elle voit dans le célèbre « Ut pictura poïesis » d’Horace, le signe qu’on avait perçu qu’au-delà des diversités techniques, existent des fonctions complémentaires entre l’art des mots et celui de l’image. Rappelons qu’historiquement, l’écriture est fille du dessin ; la langue révèle cette parenté : l’anglais « to write » fait écho au vieux norrois « rîta » (graver) ; « scribere », « schreiben » signifient à l’origine « graver », « inciser ». Le terme slave « pisati », signifiant « écrire » renvoie à l’origine au domaine de la peinture. En grec ancien, le même verbe désigne l’acte d’écrire et celui de peindre : graphein. Ainsi que le souligne I. J. Gelb, ces expressions mettent en avant le fait qu’écrire et peindre relèvent d’une même dynamique, d’un même geste. Toutes ces expressions illustrent pour nous la mécanique première de l’écriture, et font apercevoir en même temps la connexion très étroite de l’écriture et de l’image. Dans les sociétés archaïques l’image remplit plus ou moins la fonction de l’écriture des temps modernes. Avec le temps, elle se développa dans deux directions : la peinture, d’abord, en tant qu’art ; et ensuite, l’écriture, dont les signes, qu’ils retiennent ou non leur forme imagée première, finissent par devenir les représentations symboliques au second degré de notions ayant valeur linguistique.
Et selon A. Leroi-Gourhan , la figuration artistique et l’écriture sont intimement liées. Le lien entre image et écriture, même s’il s’est atténué avec l’évolution de la phonétisation, n’a pas pour autant disparu : le vocabulaire employé par Saussure pour définir le signe révèle encore cette parenté car selon le linguiste, le mot écrit est l’ « image du mot parlé ».
Ainsi, dans l’univers schwobien, les signes possèdent de manière intrinsèque une valeur magique et l’écriture, au sens premier du terme, relève du sacré et est liée à un vaste ensemble de pratiques magiques. En effet, l’écriture, en tant que descendante du dessin, est considérée comme une représentation, une imitation de l’objet. Dès lors, la tentation est grande de franchir un pas supplémentaire et de considérer que le mot écrit est l’objet.
Dans le conte « Le Papier-Rouge », le personnage de la bohémienne égyptienne incarne cette pensée magique à l’œuvre chez Schwob selon laquelle le mot et la chose se confondent. La parole devient efficiente et les mots écrits possèdent le pouvoir d’agir sur la vie des hommes :
« Elle regarda le clerc qui écrivait, et supposant, d’après les superstitions de son peuple, que l’écriture de ce clerc était le formulaire qui les faisait périr, elle lui voua autant de crimes qu’il aurait « peint ou autrement figuré par artifice » de ses compagnons sur le papier ». (« Le Papier-Rouge », Cœur double)
Schwob, en accordant de tels propos à son personnage, fait référence à des croyances de l’Égypte antique. Les images, les inscriptions et les portraits gravés sur les temples ou les tombeaux n’étaient pas considérés par les Égyptiens comme de simples représentations, mais bel et bien comme des réalités vivantes, ayant une existence propre. Effacer un nom ou une effigie revenait à tuer une deuxième fois le mort. Ainsi, le pharaon Akhenaton commet un geste hautement sacrilège lorsque, vers l’an 9 de son règne, pour instaurer le culte monothéiste d’Aton, il décide de fermer les temples voués au roi des dieux Amon, et ordonne de briser les images représentant ce dernier, et d’effacer à coups de burin les inscriptions portant son nom. Précisons que ce type de croyances est très répandu dans les sociétés dites traditionnelles.
La main et la plume
L’importance que Schwob accorde à la matérialité de l’écriture trouve un écho dans les recherches de son ami Mallarmé : les deux auteurs s’intéressent à l’écart existant entre écrire et dire. De son côté, Mallarmé veut exploiter l’espace de la page et la dimension graphique de l’écriture afin que le sens du texte émerge du dispositif textuel. Comme le fait remarquer A. M. Christin, une véritable révolution a eu lieu, et l’idéalisme symboliste s’inscrit à contre-courant de l’idéalisme romantique. L’incarnation de l’Idée dans le texte ne constitue plus une chute, bien au contraire : Elle naît du texte et la page devient un espace qui donne à voir, qui révèle une réalité jusque-là invisible. Et Mallarmé, avec son Coup de dés, inaugure un nouvel âge poétique, faisant partie de ces auteurs du XIXe siècle - Nodier, en alliant texte et image, avait ouvert la voie dès 1830 avec L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux - qui, en tirant profit des virtualités de la trace écrite, participent à la réhabilitation du signifiant et le font échapper à son destin de composant du signe purement arbitraire. Le poète Xavier Forneret, encore méconnu aujourd’hui, a également tenté de renouveler le domaine de l’écrit. Considérer que le sens peut émerger du dispositif textuel revient à amoindrir la part d’arbitraire inhérente au signifiant. Et Schwob, de son côté, participe à ce mouvement tendant à re-motiver le signifiant.
Mais si Schwob et Mallarmé ont en commun une passion pour l’objet livresque, celle-ci ne s’exprime pas de la même manière chez ces deux auteurs. Alors que Mallarmé veut exploiter les possibilités offertes par la typographie, Schwob défend quant à lui l’écriture manuelle. Selon A. M. Christin, le projet mallarméen repose sur la volonté de dissocier les valeurs de l’écriture manuscrite à celles de la création littéraire. Le Coup de dés n’est pas une simple fantaisie d’auteur, mais « une tentative d’écriture typographiée visant à substituer à la référence prophétique qui régit traditionnellement la création littéraire une autre, qui relèverait plutôt de la divination ». Paradoxalement, la typographie qui avait amoindri la force visuelle du signe par le biais de l’abstraction, retrouve chez Mallarmé la puissance évocatoire d’un idéogramme et le poète, par sa « disparition élocutoire », délègue au lecteur la faculté d’inspiration. La lettre isolée sur son socle redevient signe et se charge d’une nouvelle valeur iconique.
Même s’il joue avec les possibilités offertes par la typographie en ayant recours à l’italique par exemple, Schwob valorise énormément l’écriture manuelle et semble par là annoncer la pensée de Heidegger pour qui le travail véritable est toujours le travail de/à la main. Heidegger, dans son séminaire sur Parménide (Band 54) prononcé en 1942-1943, explique que seul l’étant qui possède la faculté de parler, a aussi la main qui permet de prier, de saluer, de remercier, voire de tuer. Le philosophe établit un rapport essentiel entre la main et la langue et par conséquent entre la main et l’écrit :
« Si la main de l’homme est ce qu’elle est depuis la parole ou le mot (das Wort), la manifestation la plus immédiate, la plus originaire de cette origine, sera le geste de la main pour rendre le mot manifeste, à savoir l’écriture manuelle, la manuscripture (Handschrift) qui montre - et inscrit le mot pour le regard. »
La valorisation du travail à la main et la condamnation implicite de l’industrialisation de l’écriture est également présente chez Schwob. Le texte manuscrit possède chez lui une noblesse dont le texte typographié est dépourvu. Car l’écriture est élevée dans ses textes au rang de rituel ; les personnages écrivent sur des matières précieuses à l’aide d’instruments luxueux :
« Cyprien d’Anarque avait donc songé à écrire, et à garder jalousement enfermés ses manuscrits, copiés avec des plumes d’or sur du vélin » . (« Dialogues d’utopie », Dialogues d’utopie)
On peut également penser à Pétrone, représenté dans les Vies imaginaires le calame à la main devant son parchemin, « appuyé sur une table odorante en bois de cèdre ». Le cadre de travail de l’auteur ou du copiste est toujours solennel : la salle des Archives dans laquelle se trouve le narrateur du « Papier-Rouge » apparaît comme un endroit coupé du monde, un lieu où le savoir est maître. Schwob renoue en cela avec des traditions religieuses très anciennes ; car comme le rappelle J. Demarcq, le travail d’écriture peut être considéré comme un acte de foi :
Les Corans de mosquée, dépourvus de glose, sont religieusement calligraphiés : pour le croyant, l’écriture arabe est d’essence divine, et c’est un acte de foi que de reproduire avec art le message dicté au prophète.
L’écriture n’est pas une simple technè et elle peut être considérée comme une ascèse. Sulpice Sévère nous rapporte ainsi que saint Martin n’avait autorisé aux moines qu’un seul art : l’écriture, pratique occupant à la fois l’esprit, l’œil et la main, et permettant d’atteindre un certain degré de concentration.
Les instruments d’écriture possèdent également une valeur symbolique. Ainsi, dans le livre VI des Etymologiae, Isidore de Séville évoque le calame et la plume :
Par la fente dont est pourvue son extrémité, la plume représente une unité qui se dédouble, symbole du Verbe divin, du Logos qui s’affirme dans les deux Testaments et dont le Sacrement jaillit dans le sang de la Passion (Etym. VI, 14, 3).
Si Schwob valorise tellement la manuscripture, pour reprendre le terme de Heidegger (« Handschrift »), c’est parce qu’elle possède à ses yeux une dimension idiosyncrasique. Or, tout le projet d’écriture schwobien est sous-tendu par la notion d’unicité, d’individualité : les célèbres Vies imaginaires représentent la mise en application de cet art du singulier. En effet, pour Schwob, il n’est d’art que du particulier. L’artiste ne se préoccupe pas de dégager des lois générales ; il ne désire que l’unique.
A. Lhermitte affirme que le livre joue un rôle déterminant dans la destinée de l’homme dans l’univers de Schwob.
Le pouvoir du texte sur le destin de l’homme et le renversement maléfique sont deux thèmes fréquemment traités chez Schwob. Le premier surtout nous paraît spécifique à son œuvre, où abondent les personnages dont le texte - lu, entendu, écrit - marque la destinée tout autant qu’un tarot ou une constellation. Image ambivalence qui sacralise l’écriture, mais en fait un instrument de perte pour son auteur.
Mais l’originalité de Schwob est moins de faire des textes un instrument du destin que de considérer la trace écrite comme une manifestation de l’être aussi révélatrice que le plus fidèle des portraits. En effet, à la vue du manuscrit, le narrateur du « Papier-Rouge » se met à rêver de la physionomie et de la personnalité du clerc :
L’écriture de ce clerc était belle, droite, ferme. « Je me figurai un homme énergique, d’aspect imposant afin de recevoir les dernières confessions avant le supplice ». (« Le Papier-Rouge », Cœur double)
La belle écriture droite du clerc s’oppose à celle du père de Blanche la sanglante, « pauvre créature effarée [qui] a composé de son écriture tremblée un rôle de plaintes pour le roi » (« Blanche la sanglante », Le roi au masque d’or). La manuscripture, semblable à une peinture, donne à voir celui qui en est l’auteur : ainsi, à sa manière, l’écriture révèle une présence. L’écriture s’apparente originellement à une « capture et [à un] meurtre magiques » selon J. Derrida : on peut dire que l’écriture telle que l’envisage Schwob fige sur le papier non pas les êtres auxquels renvoient les mots mais une personnalité. Elle ne fait pas que « mimer » les objets : elle trahit les secrets de l’esprit. Et Mallarmé partage ce point de vue avec Schwob. Dans l’article intitulé « Sur la graphologie » paru en 1898 dans la Revue encyclopédique, le poète déclare que l’écriture est emblématique d’une personnalité : « Oui, je crois l’écriture un indice : vous dites, comme le geste et la physionomie, rien que de très sûr. »
Dégager les traits de caractère d’un individu à partir de son écriture peut nous sembler banal aujourd’hui, mais il ne faut pas oublier que la graphologie est une « discipline » récente à l’époque de ces deux auteurs. Certes, dès le XVIIe siècle, il existe des traités de graphologie comme celui de l’érudit Camillo Baldi (1622) ; cependant il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour voir se développer la graphologie moderne grâce à l’abbé Michon qui publie en 1875 son Système pratique de graphologie et qui invente le terme de « graphologue ».
Il existe donc dans la pensée de Schwob un lien vivant entre la trace écrite et l’individu, l’écriture reflétant la personnalité du scripteur. La manuscripture met en avant l’unicité de chacun.
Ce n’est donc pas par hasard si le livre idéal de Schwob est le manuscrit du Moyen Age, époque où chaque ouvrage était unique grâce au travail du copiste. Ces quelques phrases de R. Curtius permettent de comprendre d’où vient la valeur du manuscrit médiéval :
« Rien que par sa matière, mais aussi par son art, le livre écrit possédait une valeur que nous ne pouvons imaginer. Tout livre sorti des mains du copiste exprimait l’ardeur, l’habileté de l’artisan, une longue et constante tension d’esprit, un travail exécuté avec soin, avec amour. Un livre, c’était une production personnelle, ainsi que le disaient les remarques finales des copistes, dans lesquelles l’exécutant cite souvent son nom et soulage parfois son cœur : Sicut aegrotus desiderat sanitatem, item desiderat scriptorfinem libri. »
On comprend dès lors pourquoi Schwob est si nostalgique de cet âge d’or de la manuscripture, auquel l’imprimerie a mis un terme selon R. Curtius. Schwob caresse le rêve d’un livre unique, ou pour être plus précis, Schwob regrette l’époque à laquelle les ouvrages se différenciaient tous les uns des autres.
Schwob incrimine l’imprimé à plus d’un titre, car parole écrite et langue sont étroitement liées selon lui. Dans son étude consacrée à Stevenson (Spicilège), Schwob souligne avec amertume les conséquences du processus d’uniformisation de la langue. Il compare la littérature de l’Ancien Régime et celle de l’époque moderne et tient pour responsable du changement de style la réforme orthographique : auparavant, chaque auteur possédait une orthographe qui lui était propre. Et cette liberté allait de pair avec un style beaucoup plus chatoyant que celui des auteurs de l’époque moderne. De plus, la couleur rythmait les manuscrits comme le rappelle H. J. Martin : les initiales peintes indiquaient, selon leurs dimensions, le début d’une section de l’ouvrage ou d’un paragraphe, les titres étaient « rubriqués », les pieds de mouche barrés de rouge ou de bleu permettaient de mieux voir la fin des phrases ou des périodes. Schwob regrette ces aspects du manuscrit :
« Il nous paraît que tous les écrivains du XVe et du XVIe s. usaient d’une langue admirable, alors qu’ils écrivaient les mots chacun à leur manière, sans se soucier de leur forme. Aujourd’hui que les mots sont fixés et rigides, vêtus de toutes leurs lettres, corrects et polis, dans leur orthographe immuable, comme des invités de soirée, ils ont perdu leur individualisme de couleur. Les gens s’habillaient d’étoffes différentes : maintenant, les mots, comme les gens, sont habillés de noir. On ne les distingue plus beaucoup. Mais ils sont tous correctement orthographiés. » (« Robert Louis Stevenson », Spicilège)
On comprend bien que cette pratique langagière était favorisée par la manuscripture et que le recours à la typographie ne fait qu’accélérer ce processus d’uniformisation. Dans la pensée de Schwob, c’est peut-être le geste manuel qui permet au texte d’être autre chose qu’un simple « tissu de grammes » (J. Derrida), dans la mesure où le scripteur transmet toujours quelque chose de lui-même à sa production. Et la véritable brisure réside, non pas dans le passage de l’écrit à l’oral, mais dans l’exil de la technique qui non seulement fixe le texte de manière définitive, mais le rend également étranger à celui qui l’a composé dans la mesure où les caractères imprimés ne reflètent plus sa personnalité. Rendu neutre et reproductible à l’infini par la typographie, le signifiant écrit devient arbitraire. Ainsi, la typographie ne peut qu’être opposée à la manuscripture car elle entraîne la perte de l’origine. Alors que l’écriture manuscrite apparaît comme un prolongement de l’instance énonciatrice ou du copiste, l’écriture mécanisée ne renvoie à personne.
Une écriture dévoyée
Les critiques ont souvent mis en avant la manière sadique dont Schwob met en scène ses personnages d’auteurs ou de lecteurs : ces personnages sont victimes du destin et apparaissent dans les textes schwobiens comme des marginaux. Les thèmes de l’impuissance créatrice et de la folie reviennent de manière récurrente. Schwob se montre implacable lorsqu’il esquisse le portrait du poète et peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti. Le conte « Lilith » (publié dans L’Écho de Paris en 1890) est inspiré d’un fait divers. En 1862, lors du décès de sa femme Elizabeth Eleanor Siddal, Rossetti (1828-1892) déposa un cahier contenant l’ensemble de ses poèmes dans la tombe de celle-ci, au cimetière de Highgate. Mais en 1869, la légende veut que le poète ait déterré ses textes afin de les faire publier. « Lilith » est donc la relecture schwobienne de cet épisode de la vie de Rossetti. Le personnage du poète est présenté très négativement :
« Il remâcha l’âcreté de la gloire perdue. L’homme de lettres revécut en lui et le rendit implacable. [...] Il avait volé Lilith ; et il défaillait à la pensée des cheveux écartés, de ses mains fouillant parmi la pourriture de ce qu’il avait aimé, de ce maroquin terni qui sentait la morte, de ces pages odieusement humides d’où s’échapperait la gloire avec un relent de corruption. » (« Lilith », Coeur double)
L’acte du poète est éminemment sacrilège, et le conte s’achève sur l’image du manuscrit transformé en ouvrage imprimé. Le manuscrit, précieux et dédié à la femme aimée, devient ainsi un objet monnayable destiné à être livré en pâture à la foule :
« Il lança le manuscrit sous les presses d’imprimerie, avec le remords sanglant d’un vol et d’une prostitution, avec le douloureux sentiment d’une vanité inassouvie. Il ouvrit au public son cœur, et en montra les déchirements ; il traîna sous les yeux de tous le cadavre de Lilith [...] ; et de ce trésor forcé par un sacrilège, entre les ruissellements des phrases, retentissent des craquements de cercueil. »
L’imprimerie apparaît comme une forme doublement dévoyée de l’écriture : ce recours à la technique dépouille l’ouvrage initial de toute dimension individuelle et, en reproduisant des ouvrages massivement, elle donne accès au livre à tous. Or, on retrouve là un des défauts que Platon imputait à l’écriture : selon lui, l’un des défauts majeurs de l’écrit est d’être incapable de discerner à qui il doit s’adresser ou non. Ainsi, le texte est à la merci de n’importe quelles mains (Phèdre). Chez Schwob, ce défaut est engendré non pas par le texte lui-même mais par une pratique industrielle de l’écrit.
De plus, la gloire littéraire à laquelle aspire le poète est décrite paradoxalement comme une « immortalité terrestre ». On retrouve la même expression dans la vie imaginaire du géomancien Sufrah qui, après avoir dérobé le sceau de Salomon, « tomba dans l’assoupissement de l’immortalité terrestre » (« Sufrah Géomancien », Vies imaginaires). Comme on peut le constater, l’expression est ambiguë, car cette immortalité ne consiste dans le cas de Sufrah qu’en un sommeil éternel. L’adjectif « terrestre » est lourd de sous-entendus : tout laisse penser que cette gloire ne saurait être qu’illusoire.
Les personnages d’auteurs peuvent donc être les pires ennemis de la chose écrite, mais force est de constater que les personnages les plus critiqués sont les journalistes et, contrairement aux autres personnages d’auteurs, ridiculisés. Mœurs des Diurnales, publié en 1903, est une satire acerbe du milieu journalistique. Dans l’extrait suivant, Schwob lorsqu’il évoque les feuilles de la Sibylle, fait référence de manière explicite à la tradition antique du folium mais en la dégradant puisque les habitants ne lisent plus l’avenir sur de véritables papyrus, mais dans des excréments. L’écriture est dévoyée, et même si elle demeure attachée à des pratiques divinatoires, celles-ci ne relèvent que de la superstition comme le suggère la présence du verbe « s’imaginer » :
« Toute l’île est couverte de leurs excréments, qui sont minces et blancs comme des feuilles de papyrus ou de parchemin poncé, et tachés de signes semblables aux signes de notre écriture. Et c’est dans les excréments de ces oiseaux que réside leur pouvoir sacré. Les habitants de l’île s’imaginent que ces excréments sont des oracles divins, et sont parvenus à les interpréter couramment, comme les feuilles de la Sibylle. Certains les ramassent et les vendent. (« L’île des Diurnales », Mœurs des diurnales)
Même si dans la satire ces animaux étranges et ridicules que sont les Diurnales se nourrissent d’encre et de plumes, les journalistes, déjà conspués par Balzac dans sa Monographie de la Presse parisienne et par Flaubert, ne peuvent que faire horreur à Schwob dans la mesure où ils incarnent un nouvel âge du texte. Mœurs de Diurnales, cette « physiologie du langage » (D. Oster) sans concession, dénonce non seulement la veulerie langagière mais également, et de manière sous-jacente, une certaine pratique de l’écrit. Au XIXe siècle, l’essor du journalisme marque le point de départ de l’industrialisation de l’écrit et, tout au long du siècle, des inventions telles que la machine à écrire ou la sténographie modifient profondément les pratiques d’écriture. L’imprimerie opère une coupure radicale entre la page à écrire et la page à lire : l’élaboration de la page échappe ainsi totalement à l’auteur. La satire de Schwob souligne avec force l’absence de personnalité des textes journalistiques ; les conseils que l’auteur feint de donner aux jeunes journalistes témoignent à eux seuls du caractère interchangeables de ces sous-écrivains : être journaliste, c’est utiliser des tournures à la mode et appliquer des recettes, c’est écrire avec un style plaisant au public, bref, c’est se conformer à un modèle. L’écriture journalistique - et le mot « écriture » est à comprendre dans toute sa richesse sémantique - se caractérise donc par son absence de personnalité. Aux yeux de Schwob, cette écriture ne peut donc être que la pire de toutes : il l’exècre non seulement parce que les propos des journalistes se distinguent par leur vacuité, mais surtout parce qu’elle ne reflète plus aucune individualité ni dans le style, ni dans la forme. Car la typographie ne fait qu’accentuer et précipiter ce phénomène de dépersonnalisation de l’écrit. Mais Schwob est aussi l’homme de la dualité : s’il critique violemment le monde du journalisme, il n’oublie pas qu’il en fait également partie. Ainsi, dans « La machine à parler » (Le roi au masque d’or), le personnage de l’inventeur fou cite au narrateur des passages entiers d’un article de journal : il s’agit d’une chronique de Schwob intitulée « Le Verbe ». Ce jeu d’autocitation n’est pas dénué d’humour et instaure une distance entre le Schwob journaliste et le Schwob conteur. Si le personnage du savant fou revendique sa supériorité par rapport à ceux qu’ils nomment les savants et les poètes dans la mesure où lui seul crée véritablement, il partage cependant le point de vue du narrateur journaliste ; en effet, le pronom personnel « nous » renvoie au savant et au narrateur : « et nous savons tous deux [...] », « et nous savons aussi qu’un jour [...] ». La pensée du savant fou et celle du journaliste reposent sur les mêmes fondements philosophiques : tous deux citent Platon et Poe. Il n’est pas anodin de la part de Schwob de faire citer des extraits d’une de ses chroniques par un personnage se caractérisant par sa folie : la validité des propos du journaliste est ainsi remise en cause. Mais Schwob se moque surtout du ton dogmatique de l’article : sa chronique devient dans la bouche du savant fou un discours grandiloquent prêtant le flanc à la moquerie.
Il existe donc chez Schwob ce qu’on peut véritablement appeler un culte du livre. En tant qu’objet, le livre est éminemment prestigieux et les matières qui le constituent participent à sa sacralisation : les textes trouvent dans le support livresque un appui. Ainsi, la parole contenue dans les livres est doublement magique : le livre devient semblable à un talisman, ou à un phylactère. C’est là que réside l’originalité de Schwob, chez qui les textes ont souvent une dimension prophétique car ils pèsent sur la destinée humaine ; mais cette vision du livre n’est pas complètement nouvelle, l’écrit étant lié depuis la plus haute antiquité aux pratiques divinatoires. Ce qui est bel et bien propre à l’imaginaire schwobien, c’est d’accorder une telle importance à l’écriture en tant que trace et au livre en tant qu’objet. Schwob insiste sur la dimension picturale de l’écriture et la peinture lui fournit non seulement des principes esthétiques, mais devient également le support d’une rêverie.
Objet sacré recelant le secret du monde, le livre doit être caché et seuls les initiés peuvent y avoir accès. Et si Schwob remet parfois violemment en question le pouvoir du logos, il semble plus indulgent envers l’écriture qui possède à ses yeux un prestige indéniable. C’est moins l’écrit en lui-même qu’une certaine façon d’écrire qui constitue l’objet des critiques de Schwob. Il existait déjà pour Platon et les défenseurs du logocentrisme une bonne et une mauvaise écriture, la bonne écriture étant bien sûr celle qui ne s’incarne pas, celle qui reste abstraite. Pour Schwob, la « bonne » écriture est la manuscripture, car le geste de la main relie en quelque sorte la parole écrite à son origine et lui évite ainsi de devenir parole orpheline.
Chez Schwob, non seulement le livre contient le secret du macrocosme, mais recèle avant tout une part de l’ « essence » du scripteur. Ainsi le livre est étroitement lié au microcosme, c’est-à-dire à l’individu qui inscrit les caractères du livre. Et dans la pensée schwobienne, c’est bien la dimension idiosyncrasique de l’écrit qui confère au livre sa sacralité.