« Les éditeurs, singulièrement les petits, n’ont plus la possibilité de lire tout ce qu’ils reçoivent. La publication sur le réseau offre à certains une solution de remplacement, qui n’est guère satisfaisante dans l’état actuel des choses. » [1] Il est vrai que l’édition en ligne prend parfois l’aspect, quand ce n’est pas celui d’une escroquerie commune à certains services d’auto-édition « papier », celui d’une industrie de recyclage des innombrables manuscrits rejetés du circuit classique. [2] Le refuge des laissés-pour-compte, des recalés : ceux des majors de l’édition française, mais aussi de l’édition indépendante, comme des officines de la littérature expérimentale. Mais peut-être aussi la naissance d’un nouveau vivier satirique organisé, et distinct des formalisations des tenants de la « cyberlittérature ».
Attractions
Certains voient même dans l’édition en ligne une « remise en cause du roman formaté publié par la grande majorité des éditeurs-papier, mais en même temps elle permettrait une réactivation de la littérature expérimentale devenue trop confidentielle ». [3] Hypothèse intéressante, mais peut-être à affiner de la manière suivante : d’une part le « roman formaté » des maisons d’édition à vocation commerciale a d’ores-et-déjà son envers expérimental dans les petites structures éditoriales spécialisées, qui génèrent elles-même un contingent d’auteurs labellisés. D’autre part, la littérature expérimentale ne semble pas si « confidentielle » que cela, à en juger par le foisonnement de ce champ. A tel point qu’on peut émettre une autre hypothèse, à savoir que l’attraction qu’il exerce ne suscite-notamment sur Internet- rien d’autre que des œuvres en conformité, en quête d’intégration à l’économie globale du secteur : trop adhésif pour être incisif. Tant qu’Internet continuera d’être investi comme antichambre à la « vraie » publication, dans l’espoir de voir son œuvre repérée, il n’y a qu’amertume et désillusion à attendre pour les auteurs, et consensus et répétition des mêmes recettes, des mêmes présupposés pour la littérature.
Fétichismes
La rencontre autour de partis-pris distinctifs, d’exigences, de refus, de confrontations, bref, autour d’une ligne éditoriale : c’est de là que l’édition en ligne devrait partir, idéalement, afin d’exercer sa propre force de préhension, de réactivation, devenir véritablement « puissance de transformation ». [4]
Car s’il s’agit bien d’écrire des livres, ceux-ci,dématérialisés, ne seront pas manipulables, et ne pourront pas être exposés sur les rayonnages de la bibliothèque ; il n’y aura pas non plus de dépôt physique à la BNF et donc inutile de rêver au futur petit chercheur du XXII ème siècle qui tombera sur votre chef-d’œuvre inconnu pour le révéler à la face du monde. Et non, pas de tirage minimal à 500 exemplaires, et donc pas de subvention à attendre, ni beaucoup d’espoir d’en tirer quelque activité dérivée que ce soit, type performance, atelier d’écriture, résidence, ou dédicaces en salons : le numérique ne saurait avoir le prestige du papier, ni la reconnaissance nobiliaire qui en découle.
Désacralisation du champ littéraire et des stéréotypes de l’écrivain, dépassement des supercheries du type pseudo-subversion subventionnée tirée sur vélin crèvecoeur de marais, numérotés de 1 à 40 [5] :
C’est effectivement à l’imaginaire mais aussi à l’investissement social du statut d’écrivain que l’édition en ligne incite à renoncer, au profit du texte, mais aussi de l’instauration de nouvelles relations entre éditeurs/auteurs/lecteurs [6]
Ce qui ne veut pas dire « crève le livre-papier ». Côté lecteur, on n’a pas fini de corner, surligner, écrire entre les lignes et dans les marges. Plaisir qu’aucun écran si tactile fût-il ne saurait valoir. Et sur un autre registre, côté auteurs cette fois-ci, on ne voudrait pas que la publication « papier » ne finisse plus que par marquer ce clivage entre ceux pour qui l’objet-livre constituera l’outil et l’insigne du travailleur culturel, et ceux pour qui l’écriture sera recherche déconnectée de son prolongement en « lien social ».
Transtextualités
Le support internet n’est bien sûr pas anodin. Internet ne devrait cependant dans la perspective ici tracée rester qu’un moyen, qu’un support. Non une fin. L’intérêt de promouvoir les mérites de la liseuse Sony MP368 ? De chanter les louanges de l’ePub ? De tailler des récits sur mesure pour Twitter ? Nul, sans conteste. Il n’est certes pas question de nier l’existence d’une « littérature numérique » exploitant les potentialités d’internet, au premier rang desquelles les ressources de l’hypertexte, si chères à Sterne et Swift. [7] Elles sont au contraire précieuses parce qu’elles favorisent les contre-pieds, les bifurcations, les détournements, les parodies : l’invitation à dépasser les culs-de-sac qu’on voudrait nous faire passer pour les futures voies royales ; ne pas « en » être, mais être contre : telles sont les implications littéraires et morales de ce contrat de lecture. Il sera commode pour beaucoup de n’y voir que plaisantes pochades, guignolades à passer impérativement sous silence : surtout, ne pas faire de publicité à ces indécences :
Le rire est très exactement ce que l’époque ne peut plus du tout tolérer, encore moins produire, et qu’elle est même en passe de prohiber. « Rire de façon inappropriée », comme on a commencé à dire il y a une dizaine d’années sur les campus américains, est maintenant presque un délit. L’ironie, la dérision, la moquerie, la caricature, l’outrance, la farce, la guignolade, toute la gamme du rire, sont à mes yeux des procédés de description que l’âge de l’industrie de l’éloge ne peut évidemment pas supporter . [8]
Par rapport à l’ensemble du monde de l’édition papier, internet est dans une position subalterne, tenu dans le même écart qui est celui des refoulés (et de la légion des publiés anonymes) vis-à-vis de la publication « classique ». Et ça se bouscule au portillon. Encombrement. Vous connaissez l’antienne ? « Il n’y a jamais eu autant d’auteurs, jamais aussi peu de lecteurs ». Nouvelles pleines fournées de générations d’écrivains « maudits », produits de la massification, du déclassement, de l’individualisme, tous : destination pilon, édités ou pas. Tant pis ? Tant mieux. La rencontre de cette ex-centricité et de ce renoncement (à la mythologie et aux fonctions sociales de l’écrivain) peut constituer une chance de voir surgir du neuf et du vif. Internet pourrait ainsi devenir le média idoine (aux fictions à venir de le démontrer) pour le travail de ces écritures secondes, pour ce mauvais goût de l’irrévérence, de l’humour noir , pour toutes ces relations « transtextuelles », cette « littérature au seconde degré » [9], préoccupée de négativité, de prédation, excessivement friande en tout cas de toutes ces nourritures faisandées que les vitrines de la grande chaîne du livre font miroiter sur leur plateau : de cette distance et de cette digestion, de ces nerfs naîtront peut-être les nouveaux monstres : « La langue est un organisme vivant et qui, comme tel, se nourrit de ce qu’elle absorbe. Mais un organisme surtout dont la vitalité dépend de ce que ce pouvoir d’absorption devienne ou non puissance de transformation. » [10]