« Chaque fois que j’ai lu Shakspeare, il m’a semblé que je déchiquète la cervelle d’un jaguar » [sic].
(Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Poésies II)
« Ce qui définit le tragique est la joie du multiple, la joie plurielle ».
(Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, chapitre I, 8)
« Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire parmi l’ombre ».
(Virgile, Énéide, chant VI, 268)
Dans le contexte des études nietzschéennes, le « Même » renvoie aux travaux de Martin Heidegger :
Tous les grands penseurs pensent la même chose. Toutefois ce Même est si essentiel et si riche, que jamais un penseur isolé ne l’épuise, tandis que chacun ne fait que lier plus rigoureusement chacun .
Un peu plus loin, alors qu’il étudie la question des rapports de l’art à la vérité, Heidegger écrit que « la vérité et la beauté par leur essence ont une égale relation au Même, à l’Être » . On le voit, le Même selon Martin Heidegger, c’est l’Être, qu’approche toute grande façon philosophique de penser et peut-être aussi tout grand art. Pour Heidegger, Nietzsche pense l’Être en tant que Volonté de Puissance dont le mode de manifestation est l’Éternel Retour. Le propos n’est pas de commenter ici la lecture que donne Heidegger de Nietzsche mais plus modestement de tenter un rapprochement de Shakespeare et Nietzsche en utilisant le vocabulaire de Heidegger. Par « Même », on entend ici autre chose que l’Être. On cherche à établir le plus fermement possible la simple possibilité d’une comparaison entre Shakespeare et Nietzsche. Car cette possibilité ne va pas de soi, si ardemment que la souhaite le lecteur passionné. Elle ne va pas de soi pour des raisons d’ordre méthodologique et herméneutique. Shakespeare est un artiste, Nietzsche un penseur. L’un est issu d’une famille catholique anglaise (venue par la force à l’anglicanisme) et vit à la Renaissance tandis que l’autre, fils de pasteur allemand, écrit au moment où fleurit la Révolution Industrielle. Les contextes sont donc extrêmement différents et l’on ne saurait les ignorer complètement sans se discréditer. En outre, il n’apparaît peut-être pas comme une évidence que Shakespeare puisse légitimement être rapproché de Nietzsche puisqu’il passe souvent pour un poète de cour, certes troublant mais proche néanmoins de l’orthodoxie politique et religieuse de son temps, alors que Nietzsche passe au contraire pour le plus grand contempteur du christianisme que l’histoire ait porté. S’ensuit-il alors nécessairement que nous ne puissions jamais donner qu’une « lecture nietzschéenne de Shakespeare » ? Sommes-nous prisonniers d’une vision linéaire de l’histoire des idées et de la littérature où l’on se contente de mesurer la distance qui sépare les œuvres et nous en sépare également ? Les auteurs eux-mêmes ne peuvent-ils échapper à la fétichisation posthume et leurs œuvres à la classification dans les tiroirs du musée de l’histoire, où elles demeurent accessibles mais comme autant de références sans vie, comme de magnifiques objets qui ne nous traversent plus de leur feu originel ? On a voulu tenter un rapprochement qui semblait s’imposer, tout en se révélant difficile à établir sur une base légitime et rigoureuse. On a voulu résister aux nombreuses bonnes raisons de passer outre. Sans doute serait-il vain de prétendre échapper à la « lecture nietzschéenne de Shakespeare », mais on peut néanmoins montrer que Nietzsche gagne à être lu à la lumière de Shakespeare également, et mettre en évidence un double mouvement qui fait fi de la diachronie et de l’histoire linéaire.
Nietzsche lui-même a d’ailleurs réfuté la conception linéaire de l’histoire dans sa deuxième Considération inactuelle . La pensée de l’histoire comme processus linéaire obéissant à une loi causative est une pensée nihiliste, dit-il, prenant la philosophie de Hegel pour cible implicite. L’histoire comme collection de faits historiques, comme science qui se voudrait objective, nie la vie. Elle risque perpétuellement de reléguer l’homme au rang de simple spectateur, de se perdre dans l’érudition, de se morceler aux dépens de la vision unificatrice – alors que l’historien devrait faire œuvre d’artiste et élaborer un tableau où chaque détail a sa place. « Un regard jeté vers le passé les pousse vers l’avenir », dit Nietzsche des « hommes historiques », pour qui le présent devient une hypostase synthétisant le passé dans l’attente d’une prochaine synthèse, tandis que l’homme « supra-historique » voit le monde comme une entité qui remplit son essence intime à chaque moment . Nietzsche ne peut concevoir aucun progrès qui justifierait par exemple le messianisme de certaines avant-gardes politico-artistiques, ni aucun déclin accréditant le décadentisme millénariste des détracteurs de ces avant-gardes. L’histoire doit être saisie dans ce que Nietzsche nomme sa « monumentalité », par laquelle un élément nouveau ne rend pas le précédent caduc et grâce à laquelle l’homme actif peut reconnaître les « maîtres et les consolateurs » qu’il cherche peut-être en vain autour de lui. Ce jugement s’applique à la lecture, et notamment à la lecture des Classiques, des auteurs « monumentaux », qui furent d’ailleurs classiques dès leur apparition, de par leur modernité même. La lecture des Classiques comme la fréquentation des époques « monumentales » installe le lecteur dans une verticalité vive contredisant l’horizontalité linéaire et les auteurs monumentaux sont les héros d’un grand tableau qui ne connaît pas le temps profane, orienté, divisé en passé, présent et avenir. Ce tableau n’est autre que la totalité du temps, que Nietzsche pense dès les Considérations inactuelles. La lecture des œuvres monumentales déploie un autre temps, un temps où il n’est tout simplement pas vrai que les œuvres passent et où, au contraire, elles ont toujours de nouveau lieu. Savoir les lire implique une capacité à faire advenir cet avoir-lieu. Si penser la totalité du temps (notamment grâce à l’Éternel Retour), c’est unifier les trois dimensions du temps que l’hypostase hégélienne du présent comme synthèse sépare, alors passé, présent et avenir jaillissent en même temps, dans une seule extase temporelle. Alors aussi, l’ensemble des événements du temps entrent dans une relation de co-présence. Shakespeare et Nietzsche, les événements que sont leurs œuvres, sont co-présents pour nous, ou devraient l’être. Mais pareil retour du Même dans la lecture des grandes œuvres de l’esprit subvertit une certaine rentabilisation muséiforme de la littérature, une certaine confiscation dont elle fait l’objet du point de vue de l’actualité. Être inactuel, savoir lire les œuvres monumentales, c’est échapper d’une certaine façon au contrôle que doit exercer sur les singularités la communauté sociale si elle veut demeurer elle-même. C’est comprendre que des expériences individuelles complexes, non rentables, non socialisables, et qui ne peuvent s’exprimer plus simplement que par la littérature et son langage singulier, sont possibles. Il fallait donc tenter de montrer, ou au moins de suggérer, la co-présence des œuvres de Shakespeare et de Nietzsche, tant bien que mal, en dépit des problèmes méthodologiques que cela pose, et affirmer que les textes sont vivants pour ceux qui s’en saisissent.
Pour autant, le propos ne saurait être ici de résorber des différences de contexte dans une unité trop absolue. Il s’agit de dessiner le contour du territoire où la comparaison devient possible, et où elle nous raffermit dans notre existence même en donnant une vision plus claire de ce qui n’est a priori que brouillard et obscurité. Après tout, en peignant Léonard, Bramante et lui-même sous les traits de philosophes dans son École d’Athènes (1509-1510), Raphaël aussi affirmait que des liens secrets unissent les grands hommes de tous les temps. « La perfection du talent abolit la contingence temporelle et assure une filiation des grands esprits », écrit à ce propos Hervé Loillier dans son Histoire de l’art occidental . Les liens qui nous semblent unir ces deux monuments de l’histoire de l’esprit que sont Shakespeare et Nietzsche seront alors de trois types. On doit d’abord constater que leurs œuvres ne souffrent pas la totalisation, la réduction à un point de vue unique et globalisant, et que les perspectives, souvent diamétralement opposées, se trouvent non seulement confrontées mais encore affirmées. On verra ensuite que Shakespeare comme Nietzsche avancent masqués, c’est-à-dire qu’ils communiquent leurs pensées les plus scandaleuses par ce qu’ils taisent plus que par ce qu’ils disent de façon explicite – notamment grâce à l’ironie, cette arme redoutable du dire silencieux. On remarquera finalement qu’ils évoluent tous deux d’une esthétique que l’on peut qualifier de négative ou transgressive à la perfection du talent raphaélienne, au « grand style » dont Nietzsche fait fréquemment l’éloge, à une esthétique entièrement positive et affirmative qui est le propre de leurs dernières périodes.