Lorsque s’ouvre à Paris le premier Congrès mondial de psychiatrie, en septembre 1950, l’arsenal thérapeutique en vogue est encore le même qu’avant-guerre. L’inventeur de la cure au metrazol, Ladislav von Meduna, de l’insulinothérapie, Manfred Sakel, et surtout de l’électrochoc, Ugo Cerletti, sont les participants les plus ovationnés par leurs collègues. Une minorité de psychiatres, comme Henri Baruk [1] osent s’opposer à l’électrochoc et s’attaquer frontalement à Cerletti.
L’électrochoc figure désormais en tête des thérapies de choc. Pratique et bon marché, il est utilisé à tout-va pour un grand nombre de pathologies, qu’elles soient psychiatriques ou non : psychose et autisme infantiles, névralgie du trijumeau, ulcère gastroduodénal, polyarthrite rhumatoïde, etc. Certains l’utilisent pour le transvestisme, ou le traitement des simples névroses, d’autres administrent des « électrochocs lombo-pubiques » aux enfants souffrant d’énurésie nocturne. « On se demande, déclare Cerletti au congrès, si l’électrochoc ne pourrait pas devenir une intervention de choix comme prévention du suicide, après les tentatives avortées . »
L’élève de Cerletti, Lucio Bini, a fait évoluer leur méthode et pratique ce qu’il appelle la « thérapie d’anéantissement » qui consiste à administrer de 2 à 4 électrochocs par jour afin de plonger le sujet dans « un état de confusion mentale qui peut être poussé jusqu’à l’annihilation presque complète de la vie psychique. » Bini traite aussi par l’électrochoc la « délinquance sexuelle », l’« immoralité constitutionnelle », la rébellion, l’indiscipline, l’agressivité, etc. [2]
L’enthousiasme du corps médical pour cette thérapie de choc, réel ou feint, a du mal à masquer la réalité des faits : les résultats thérapeutiques obtenus sont des plus incertains. Ils sont loin de compenser les souffrances infligées aux malades et les effets secondaires – comme la dégradation irréparable de leur mémoire et la persistance de l’état confusionnel – que cette méthode occasionne, même si sa violence a parfois été diminuée par l’anesthésie. À la suite du congrès de 1950, l’un des chercheurs présents déclarera : « Nous pouvons seulement dire que nous traitons empiriquement des troubles d’origine inconnue avec des méthodes dont l’action est enveloppée de mystère. » [3]
Deux ans plus tard, en 1952, une autre révolution thérapeutique s’initie lorsqu’une nouvelle molécule est synthétisée par des chimistes et utilisée par un chirurgien de la marine, Henri Laborit. Baptisé chlorpromazine puis commercialisé sous le nom de Largactil, le médicament est expérimenté en psychiatrie. Il est réputé efficient dans les états d’agitation et d’excitation, et, d’une manière plus générale, dans les états psychotiques. Cette découverte amorce une réaction en chaîne dans le domaine de la psychopharmacie, laquelle, outre les neuroleptiques, s’enrichit progressivement de nouvelles substances comme les tranquillisants et les antidépresseurs.
Les neuroleptiques simplifient considérablement la vie asilaire et rendent beaucoup moins utile l’usage disciplinaire de l’électrochoc. Leur utilisation est souvent outrancière et tout aussi dangereuse que les thérapies de choc (on parle alors de « camisole chimique »), mais présente l’avantage d’être moins contraignante pour le personnel soignant. À partir de là, l’électrochoc n’est pas totalement abandonné, mais il est largement discrédité.
Il en est de même de la psychochirurgie inventée par Gottlieb Burckhardt (1836-1907), technique de destruction des tissus cérébraux qui a inspiré la lobotomie d’Egas Moniz (1874-1955). Entre 1935 et 1936, Moniz commence ses premières expériences consistant à détruire des tissus cérébraux en forant des trous dans la zone préfrontale du crâne de patients dépressifs ou schizophrènes, et en y injectant de l’alcool. À la suite de cette opération, les sujets se montraient calmes et apathiques. Moniz perfectionne sa technique en inventant le leucotome, un instrument qui coupe les tissus cérébraux grâce à une boucle de fil rétractable. Sa technique se basait sur une croyance médicale selon laquelle la maladie mentale est causée par une surexcitation de certaines zones antérieures du cerveau capables de dérégler les signaux de commande.
En 1936, le neurologue et psychiatre américain Walter Freeman (1895-1972) se propose de poursuivre l’œuvre de Moniz. Avec l’aide du neurochirurgien James Watts, Freeman effectue sa première lobotomie préfrontale aux États-Unis, à l’Université George Washington. Leur but est de déconnecter le plus largement possible les lobes frontaux – censées supporter les « fonctions supérieures » de l’esprit – du reste du cerveau, en particulier du thalamus qui régule la vie émotionnelle. Freeman est convaincu que la lobotomie est la réponse à presque toutes les maladies mentales.
En 1937, le médecin italien Amarro Fiamberti effectue une lobotomie transorbitaire en insérant une fine canule à travers l’orbite d’un patient, puis en injectant de l’alcool dans les lobes frontaux du cerveau.
Quelques années plus tard, Freeman décide d’adopter le mode opératoire de Fiamberti. Il réalise ses premiers essais dans la salle d’autopsie de l’hôpital municipal Gallinger et vérifie qu’une aiguille de ponction vertébrale est suffisante pour perforer l’orbite des cadavres.
Sa première lobotomie transorbitaire est effectuée en 1946 à l’hôpital St. Elizabeth de Washington, sur une femme de 29 ans souffrant de dépression. C’est à l’aide d’un pic à glace ordinaire – plus tard remplacé par un instrument plus élaboré appelé « orbitoclaste » – et d’un maillet qu’il perfore la cloison orbitaire et enfonce l’instrument d’une quinzaine de centimètres en lui imprimant des mouvements oscillants afin de détruire les tissus du lobe frontal. L’opération ne dure que quelques minutes. Pour gagner du temps, il renonce aux mesures d’asepsie et à l’anesthésie qu’il remplace par l’électrochoc pour rendre ses patients inconscients. Avant sa mort en 1972, Walter Freeman réalisera plusieurs milliers de lobotomies transorbitaires dans 23 États. [4] Il parcourt tout le pays dans un véhicule sommairement équipé qu’il baptise « lobotomobile ». Au faîte de sa gloire, il est salué par le New York Times comme « le chirurgien de l’âme ».
Ses victimes sont aussi bien des patients d’hôpitaux psychiatriques que des femmes au foyer ou de très jeunes délinquants. Un nombre important de patients sont handicapés à vie, réduits à un état purement végétatif, ou bien décèdent au cours de l’opération [5].. Freeman perdra le droit de pratiquer en 1967 après avoir lobotomisé pour la troisième fois une ancienne patiente, Helen Mortensen, et provoqué sa mort par hémorragie cérébrale.
Même si elle n’a jamais cessé d’être utilisée jusqu’à nos jours, la technique de l’électrochoc – rebaptisée sismothérapie ou électroconvulsivothérapie – a donc été grandement déconsidérée dès que l’arsenal psychopharmacologique lui a été substitué. La lobotomie a subi le même destin. Cependant, depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ces deux techniques continuent à être utilisées et perfectionnées de manière ininterrompue et discrète.
À la suite des électroencéphalogrammes inventés par Hans Berger (1873-1941), la métaphore du « cerveau électrique » s’éclaire davantage à travers les subtiles émissions d’ondes et les échanges de courants entre différentes zones du cerveau, c’est-à-dire entre les divers « circuits », que par les chocs brutaux et peu modulables de l’électrochoc qui, en définitive, s’avère aussi dangereux du point de vue thérapeutique que cognitivement improductif. L’autre branche de la psychochirurgie, celle qui a conduit à l’étude des localisations cérébrales initiée par le psychiatre berlinois Eduard Hitzig (1838-1907) et poursuivie par le neurologue écossais David Ferrier (1843-1928), connaît un plus grand dynamisme. Elle est surtout basée sur l’excitation directe des zones cérébrales par le biais d’électrodes implantées dans la profondeur du cerveau de cobayes animaux. L’enjeu majeur est maintenant de découvrir les relations entre les différentes zones cérébrales que les expérimentateurs vont exciter comme on actionne les touches d’un clavier.
Prenons, par exemple, les expériences réalisées par deux biologistes de Yale, E. Leon Chaffee (1885-1975) et Richard U. Light (1902-1994), qui publient,
en 1934, un article intitulé : Procédé de commande à distance de la stimulation électrique du système nerveux. Leurs cobayes sont des singes enfermés dans une cage entourée de trois grandes bobines électriques. Quand un courant est envoyé à travers les bobines, il active les électrodes implantées dans le cerveau des singes et stimule certaines parties du cortex moteur, ce qui provoque de brusques mouvements du bras de l’animal, des réflexes de mastication, des mouvements de la langue ou autre.
Walter Rudolf Hess (1881-1973), un ophtalmologue suisse, commence en 1930 à cartographier les régions du diencéphale qui contrôlent les organes internes en utilisant des chats. Sous l’effet des faibles courants transmis par les implants, il obtient divers réponses motrices de la part des cobayes et peut aussi modifier leur humeur : réactions d’agressivité, d’endormissement ou de miction. Il établit qu’une petite région du diencéphale appelée hypothalamus est un régulateur essentiel de certaines fonctions telles que la température du corps, l’appétit, etc.
En 1953, le neurologue américain James Olds (1922-1976) découvre par hasard qu’un rat semble éprouver du plaisir lorsqu’il reçoit des décharges électriques à un endroit particulier de son cerveau, le septum, une zone où l’électrode a été implantée par erreur alors qu’elle était censée exciter l’hypothalamus.
Le rat préfère recevoir des chocs à cet endroit plutôt que de manger, même s’il a très faim.
Olds implante un autre rat de la même façon et l’enferme dans une cage munie d’une pédale permettant à l’animal de s’auto-stimuler lorsqu’il appuie dessus. L’animal actionne la pédale jusqu’à mourir de faim et d’épuisement. La découverte porte sur l’existence de connexions neuronales formant le « système de récompense » qui déclenche les sensations de plaisir aussi bien chez l’animal que chez l’homme.
Des électrodes sont implantées pour la première fois dans les zones profondes d’un cerveau humain vivant au cours des années 1950. C’est l’œuvre du psychiatre américain Robert Galbraith Heath (1915-1999) de l’Université de Tulane, Nouvelle Orléans. Heath et ses collègues effectuent des opérations chirurgicales sur un certain nombre de malades mentaux afin d’implanter des électrodes dans la région du système limbique, partie du cerveau qui régule la vie émotionnelle. Heath provoque par exemple un orgasme d’une demi-heure chez l’une de ses patientes au moyen de l’implant. Les patients schizophrènes, dépressifs ou épileptiques proviennent des hôpitaux psychiatriques de Louisiane. Heath n’hésite pas à les utiliser comme des cobayes dont il contrôle à distance les émotions en appuyant simplement sur un interrupteur. Grâce à la miniaturisation des électrodes, il va jusqu’à en placer 125 dans le crâne d’un seul d’entre eux.
Dans les années 1960, Heath commence à expérimenter l’autostimulation chez ses patients à la manière des rats de Olds. Il décrit le cas d’un patient baptisé B-19 qui, lors d’une séance de trois heures, auto-stimule électriquement son système de récompense quelque 1500 fois, « à tel point qu’il a dû être déconnecté, malgré ses protestations véhémentes ». Le sujet est homosexuel et Heath pense qu’il peut, en actionnant son dispositif, modifier l’orientation sexuelle de cette personne. Il loue les services d’une prostituée et aménage une pièce de son laboratoire. Dans la pièce voisine sont disposés les instruments d’enregistrement des ondes cérébrales du patient – les câbles alimentant les électrodes de son cerveau sont suffisamment longs pour qu’il puisse se déplacer librement. « Nous l’avons stimulé quelque temps, la jeune femme était coopérative, et ce fut une expérience très réussie. » La « conversion » n’est cependant que temporaire [6].
Certains travaux de Heath sont largement financés par la CIA.
L’Agence lui demande de réaliser plusieurs expériences à partir de drogues contenant du LSD et d’un médicament appelé bulbocapnine, qui, à grande dose, produit « catatonie et stupeur ». Heath teste le médicament sur les prisonniers noirs du pénitencier de Louisiane après avoir implanté des électrodes dans les profondeurs de leur cerveau. Selon une note de service, la CIA veut savoir si le médicament pourrait causer la « perte de la parole, la perte de la sensibilité à la douleur, la perte de la mémoire, de la volonté, et une augmentation de la toxicité chez les personnes dont le système nerveux central est affaibli. »
En 1951 démarre le Projet Artichoke issu de la coopération entre l’armée et la CIA. Divers projets de ce type ont déjà pris forme à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1946, le président Truman autorise le projet Paperclip qui cherche à exploiter les techniques inventées par les scientifiques nazis détenus aux Etats-Unis. Entre 1945 et 1955, 765 scientifiques, ingénieurs et techniciens ont été amenés aux États-Unis alors que certains d’entre eux ont participé à des expériences médicales sur des sujets humains dans les camps de concentration. La CIA les considère donc comme les meilleurs « experts » dans le domaine de la manipulation mentale et elle lance, en 1950, le programme Bluebird qui, s’élargissant au Canada et la Grande-Bretagne en 1951, devient le Projet Artichoke.
Un mémorandum de 1952 résume les principaux objectifs de ce projet : « l’évaluation et le développement de toute méthode par laquelle nous pouvons obtenir des informations d’une personne contre son gré et à son insu (…) Pouvons-nous prendre le contrôle d’un individu au point où il va faire ce que nous lui demandons contre sa volonté et même contre les lois fondamentales de la nature telles que l’auto-préservation ? »
L’année suivante, en 1953, le projet Artichoke donne lieu à une entreprise plus vaste et plus ambitieuse connue sous le nom de projet MK-Ultra impliquant 185 chercheurs de 88 institutions non gouvernementales, dont 44 collèges et universités, ainsi que des hôpitaux, prisons et laboratoires de compagnies pharmaceutiques. La portée et la nature du projet demeurent secrètes jusqu’à l’été 1977. À ce moment-là, « dans le sillage de deux enquêtes du Congrès et de la divulgation de quelques 16 000 pages de documents obtenus grâce à la Loi sur la liberté de l’information, le directeur de la CIA Stansfield Turner est contraint de dévoiler les grandes lignes de vingt-cinq ans de programme de recherche sur la guerre bactériologique et sur les méthodes pour modifier ou contrôler la mémoire et le comportement humains grâce à l’utilisation de médicaments, de l’électricité, de la privation sensorielle, de l’hypnose et d’autres moyens. » [7]
Le projet MK-Ultra est lancé le 13 Avril 1953 sur l’ordre de directeur de la CIA Allen Welsh Dulles et confié à Sidney Gottlieb. Son but est d’élaborer des méthodes de contrôle mental afin de les utiliser contre le bloc soviétique, en réponse au lavage de cerveau que sont supposés subir les prisonniers de guerre américains en Corée. Bénéficiant d’un budget égal à 6% du budget global de la CIA, le projet MK-Ultra doit explorer tous les moyens existants « chimiques, biologiques et radiologiques » afin de rendre possible le contrôle mental.
Les expériences comprennent l’administration de LSD à des malades mentaux, à des prisonniers, des toxicomanes et des prostituées, « des gens qui ne pouvaient pas riposter », selon les termes de l’un des protagonistes. Le LSD est administré à leur insu à des employés de la CIA ou à d’autres agents de l’État, à des militaires, médecins, et à des citoyens ordinaires afin d’étudier leurs réactions.
Quatre sous-projets (102,103,112 et 117) sont axés sur des enfants, avec la complicité du Centre International de vacances d’été pour enfants (International Children Summer Camp). Un rapport parle de « l’administration quotidienne de 150 mcg de LSD à des enfants âgés de 5-10 ans durant des jours, des semaines, des mois, et même parfois des années. » [8].
Un autre sous-projet de MK-Ultra, le sous-projet 119, porte sur le contrôle électronique du comportement humain. Il comprend cinq grands domaines : les techniques d’action à distance sur l’organisme humain par des moyens électroniques, les capteurs bioélectriques, l’enregistrement, l’analyse et la normalisation des données. La CIA s’intéresse tout particulièrement aux travaux du psychiatre écossais Donald Ewen Cameron (1901-1967), président de l’American Psychiatric Association en 1952-1953, créateur du concept de « psychic driving », un procédé de conditionnement consistant à soumettre le patient à un message audio qui se répète continuellement dans un casque fixé sur son crâne.
Cameron pense que la maladie mentale est une conséquence de l’apprentissage de réponses « incorrectes » apportées par un individu à son environnement. De 1957 à 1964, la CIA lui verse des fonds pour qu’il participe au projet MK-Ultra. Il exerce à Albany, dans l’État New York , et se rend chaque semaine à Montréal pour travailler à l’Allan Memorial Institute dans le cadre de MK-Ultra. Il effectue en règle générale ses expériences sur des patients entrés à l’institut pour des problèmes mineurs tels que troubles anxieux ou dépression post-partum.
La technique de Cameron consiste à « déprogrammer » (depatterning) le cerveau du patient en déstructurant sa mémoire, puis à effectuer une « reprogrammation » (dynamic implant) au moyen d’un magnétophone (un « dormiphone ») qui répète inlassablement les mêmes phrases.
Pour les préparer à la déprogrammation, les patients sont placés dans un état de sommeil prolongé pendant une dizaine de jours à l’aide de divers médicaments.
Puis on leur administre des séries d’électrochocs dont la puissance est de trente à quarante fois supérieure à l’intensité habituelle, jusqu’à ce que, au bout d’une quinzaine de jours de ce traitement, les sujets demeurent sans réaction. Les victimes souffrent alors de divers troubles : incontinence, amnésie, perte de l’élocution, confusion mentale, et autres.
Ils entrent par la suite dans le processus de « psychic driving » (conduite psychique). C’est la période de « reprogrammation » durant laquelle le patient est placé en isolement sensoriel et coiffé d’un casque émettant une alternance de messages négatifs et positifs à propos de sa vie et de sa personnalité, messages qui peuvent être répétés jusqu’à un demi-million de fois [9].
En 1963, l’année où prend fin (officiellement) MK-Ultra, la CIA réalise une compilation de toutes ces recherches dans un manuel appelé Kubark définissant les méthodes d’interrogatoire de l’Agence et les programmes de formation dans les pays en développement.
Quelques décennies plus tard, l’enquête diligentée par le ministère de l’Énergie sous le premier mandat Clinton révèle que près de 16 000 personnes ont été utilisées comme cobayes dans les années 1970 [10].
En même temps que se déroulent les expériences de Robert Heath à l’Université de Tulane, au début des années 1950, un neurochirurgien et professeur à Yale, Jose Delgado, et ses collègues Vernon Mark, Frank Ervin et William Sweet qui exercent à Harvard, développent une autre technique d’ESB (Electrical brain stimulation) consistant à contrôler à distance à partir d’un émetteur radio les électrodes implantées dans le cerveau des sujets. L’appareil que Delgado appelle « stimoceiver » – à la fois stimulateur et récepteur (receiver) – est capable de capter et de transmettre des signaux électriques et sa taille permet qu’il soit placé à l’intérieur du crâne d’un individu. Un opérateur extérieur peut alors agir par ondes radio et contrôler les réactions du sujet, de même qu’il peut enregistrer l’activité de son cerveau par EEG.
Ces expériences sont financées par l’Office of Naval Research dans le cadre du projet MK-Ultra. Les électrodes sont conçues pour demeurer en place durant plusieurs années et leur activation radio permet au sujet de se déplacer sans être relié par des câbles à l’appareil de contrôle. La possibilité d’influencer à distance le comportement humain semble alors à portée de main de la science, et le stimoceiver fait figure de panacée aussi bien pour la CIA qu’aux yeux des chercheurs eux-mêmes.
« Le comportement social des humains et des animaux peut être considérablement influencé par la stimulation électrique du cerveau », déclare Delgado au New York Times en avril 1953. L’article dit en substance : « Les charges électriques indolores envoyées au cerveau humain ont suscité des sentiments tels que la peur, la convivialité et le souvenir d’événements depuis longtemps oubliés. Au cours des essais sur des singes et des chats, des changements précis se sont produits dans leur façon de manger et de dormir, de se battre et de jouer, de même que dans leur comportement sexuel. Selon le Dr Delgado, ses tests semblent au premier abord “amener à la conclusion désagréable que le mouvement, l’émotion et le comportement peuvent être dirigés par des forces électriques et que les animaux et les humains peuvent être contrôlés comme des robots.” »
Delgado organise dans l’arène de Cordoue, en 1963, une démonstration publique du potentiel stupéfiant de son appareillage en implantant un stimoceiver dans le crâne d’un taureau de combat. Le dispositif en place, Delgado entre dans l’arène avec le taureau. [La vidéo ci-dessous montre également Delgado menant ses expériences sur des chats et des singes, dans son laboratoire, interrogé par Allain Bougrain-Dubourg — note de la RdR]
La bête charge et, lorsqu’elle arrive à quelques pas de Delgado, celui-ci appuie sur le bouton de son transmetteur, coupant net l’élan de l’animal. Puis il appuie sur un autre bouton de la télécommande et le taureau s’éloigne docilement en trottinant.
Les collaborateurs de Delgado, Vernon Mark, Frank Ervin et William Sweet réalisent l’implantation d’électrodes cérébrales chez un grand nombre de patients dans les hôpitaux de Harvard. Leur livre Violence and the Brain [11] décrit le cas d’une jeune fille de 18 ans, Julia, dont l’EEG a détecté des foyers épileptiques dans les deux lobes temporaux. Avec l’aide de Delgado, des électrodes sont implantées par stéréotaxie (procédé de neurochirurgie de précision) dans les foyers épileptogènes.
Durant l’observation, Julia semble souriante et décontractée avant l’envoi de l’onde électromagnétique.
Mais la stimulation électrique par l’intermédiaire d’électrodes profondément implantés (deeply implanted electrodes DBS) provoque des manifestations de mauvaise humeur « accompagnées de grimaces faciales et de signes de menace », suivies par de violentes crises d’agressivité.
« La nouvelle technologie neurologique possède une efficacité raffinée. L’individu est sans défense contre la manipulation directe du cerveau parce qu’il est privé de ses mécanismes les plus intimes de réactivité biologique. Durant les expériences, une stimulation électrique d’intensité appropriée l’a toujours emporté sur le libre-arbitre », écrit Delgado en 1969 dans Physical Control of the Mind : Toward a Psychocivilized Society. Et il poursuit : « La possibilité scientifique d’annihilation de l’identité personnelle, ou même pire, son contrôle délibéré, a parfois été considérée comme une menace future plus terrible que l’holocauste atomique. Même les médecins ont exprimé des doutes quant à la légitimité de la manipulation de la psyché, soutenant que l’identité personnelle devrait être inviolable, que toute tentative visant à modifier les comportements des individus est contraire à l’éthique, et que la méthode et la recherche qui y est associée – qui peuvent influencer le cerveau humain – devraient être interdites. »
Cependant, pour Delgado, ces objections sont discutables. « Une interdiction du progrès scientifique, écrit-il, est évidemment naïve et irréaliste. Elle ne pourrait pas être imposée universellement, et, plus encore, ce n’est pas la connaissance elle-même, mais sa mauvaise utilisation qui doit être réglementée.(…) La pratique médicale visant à essayer de modifier les réactions antisociales ou anormales des malades mentaux est admise. La psychanalyse, l’utilisation de médicaments tels que les tranquillisants et les énergisants, l’application d’insuline ou d’électrochocs, et d’autres variétés de soins psychiatriques sont toutes destinées à influencer la personnalité anormale du patient dans le but de changer ses caractéristiques mentales indésirables. Par conséquent la possibilité d’implanter des électrodes chez les malades mentaux ne devrait pas poser de problèmes éthiques particuliers si les règles médicales acceptées sont appliquées. »
Ce « discours de vérité » coûte finalement assez cher à Delgado car, exposant trop crûment le but de ce type de recherche qui commence à inquiéter sérieusement une bonne part de l’opinion américaine, il s’expose à ce que le corps médical prenne peu à peu ses distances avec lui, jusqu’à assister sans regrets à son départ du territoire américain pour aller poursuivre ses recherches dans l’Espagne de Franco vers le milieu des années 70.
Mark, Ervin et Sweet, ses émules de Harvard, sont encore plus directs lorsqu’ils proposent un « programme de dépistage de masse des Américains » qui serait le premier pas d’une sorte de « normalisation » sociale à grands coups d’ondes électromagnétiques et de stimoceivers. Ils écrivent à propos des émeutiers noirs des années 60 : « Que la pauvreté, le chômage, l’habitat insalubre, et le manque d’éducation sont à la base des émeutes urbaines dans notre pays est bien connu, mais l’évidence de ces causes peut nous avoir caché le rôle plus subtil d’autres facteurs, y compris le dysfonctionnement du cerveau des émeutiers auteurs d’incendies criminels, de tirs embusqués et d’agressions physiques. Les besoins urgents des centres urbains défavorisés dans le domaine de l’emploi, de l’éducation et de l’amélioration du logement ne doivent pas être minimisés, mais croire que ces facteurs sont les seuls responsables des émeutes urbaines actuelles, c’est oublier l’existence de certaines preuves médicales récentes sur les aspects personnels du comportement violent. » [12]
En 1968, témoigne la juriste Amanda C. Pustilnik [13], des prisonniers (dont un mineur) du Pénitencier de Vacaville (Californie) subissent l’implantation d’électrodes et la destruction de tissu amygdalien, l’objectif des autorités étant d’éradiquer toute violence de leur part. L’expérience est réalisée par un chirurgien militaire sur une base voisine de l’armée de l’air, et on utilise l’atelier de mécanique du pénitencier pour élaborer un dispositif spécial destiné à maintenir en place la tête des prisonniers au cours de l’opération.
Les « résultats » de l’expérience Vacaville sont peu probants : l’un des prisonniers dont les autorités considèrent pourtant que la chirurgie a parfaitement « réussi » et qui est mis en liberté conditionnelle, est de nouveau arrêté pour vol à main armée presque immédiatement après sa libération.
Néanmoins, l’enthousiasme pour résoudre les problèmes criminels par la psychochirurgie ne faiblit pas. En 1972, l’Institut neuropsychiatrique de l’Université de Californie à Los Angeles propose de créer un Centre pour l’Étude et la réduction de la violence, destiné à identifier les prédispositions aux comportements violents et à développer des techniques d’intervention sur le cerveau pour prévenir et traiter ce type de comportement. Ce centre, précise Amanda C. Pustilnik, a lui aussi largement financé les recherches sur la psychochirurgie et les implants.
Depuis lors, le corpus scientifique sur les bases neuroanatomiques et neurochimiques de la violence ne cesse de grossir. « Des chercheurs issus de différentes disciplines qui travaillent actuellement sur la violence criminelle affirment que cette dernière résulte du dysfonctionnement du cortex préfrontal (« pfc ») et de l’amygdale, que ces parties du cerveau “jouent un rôle prééminent dans le comportement [violent]”. » Or, poursuit la juriste : « Les modèles d’agressivité animale ont été à la base de la recherche sur la violence humaine depuis près d’un siècle. Dans ces études, les chats et les rats présentent différents modes d’activation cérébrale selon qu’ils sont conduits à afficher une “agressivité défensive” ou une “agression prédatrice”. (…) Les chercheurs sur la violence ont imaginé, à partir de ces schémas particuliers d’agression chez les animaux, qu’on trouve chez les gens, de la même manière, différentes bases neurologiques de ce qu’ils appellent les crimes de violence “à chaud” – provoqués par une rage soudaine ou par la chaleur de la passion – et des crimes “à froid” – crimes prémédités, comme le fameux assassinat de sang-froid. » [14]
Le réductionnisme scientifique voit, au fond, en chaque personne, un taureau de Delgado qu’il suffirait d’actionner à distance pour le neutraliser et désarmer son agressivité. Ce schéma s’avère, heureusement, trop simpliste et, surtout, comme le fait remarquer le psychiatre Peter Breggin, « trop coûteux en argent et en temps » [15] pour pouvoir fonder une quelconque politique répressive ou même un semblant de contrôle social de masse. Mais ses partisans sont nombreux, à l’intérieur et hors du camp scientifique, et ils ne désarment pas, attendant simplement que les « progrès » dans le domaine des neurosciences conduisent à la découverte de solutions plus viables.