La notion de « rupture historique » ou de « dépassement » dialectique induit une conception du changement social dont la révolution française serait l’archétype. Il me paraît intéressant d’examiner à la lumière de la notion bergsonienne de spatialisation du temps la question de la continuité et de la discontinuité historiques. Faut-il appréhender l’histoire sous un angle évolutionniste et continuiste, ou bien sous l’angle des ruptures et de la discontinuité, voire du dépassement ? Ou encore sous tous ces angles à la fois ? Sans prétendre, loin s’en faut, faire ici le tour du problème, il s’agit simplement de poser quelques jalons. Au fond, la question est celle de savoir comment jouent les déterminismes discernables à travers les pièges du langage, et de quelle façon les déjouer, ou tout au moins s’en distancier en pensée. Il est utile de comprendre ce qui est réel et métaphorique dans la question de la « marche de l’histoire » et de la discontinuité historique.
L’image des deux voies
Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson illustre sa critique du déterminisme à travers l’exemple des deux voies possibles. Admettons qu’un individu doive choisir entre deux décisions à l’instant t. Il peut prendre la direction T1 ou T2 et donc suivre la voie t-T1 ou t-T2. S’il choisit t-T1, le sens commun considérera qu’il aurait pu prendre une autre décision et emprunter la voie t-T2. L’objection principale de Bergson à cette assertion tient fondamentalement en une phrase : on pourra dire qu’il avait le choix entre t-T1 et t-T2 après que l’acte aura été accompli, mais au moment t, au moment du choix, il n’existait qu’une seule voie, celle du présent c’est-à-dire de la durée qualitative, inextensive et indivisible.
L’image des deux voies, des deux possibilités est une symbolisation spatiale que l’on représente, par exemple, au moyen d’une ligne qui se dédouble. Je peux parcourir cette ligne du bout du doigt et, arrivé à la position T1, rebrousser chemin vers t et aller ensuite vers T2. Mais ce qui est possible dans l’espace ne l’est pas dans le temps. C’est pourquoi cette image de la ligne qui se dédouble n’est qu’une façon de métaphoriser le temps en le figurant spatialement. Or si l’espace est réversible, le temps ne l’est pas. « Revenir sur ses pas » dans le temps n’est pas retourner en arrière comme on peut le faire dans l’espace, mais continuer à « avancer » (dans un sens métaphorique). Ce n’est qu’une fois le moment écoulé qu’il est possible de le représenter sous la forme d’une ligne dans l’espace et la ligne ne représente que le temps écoulé et non celui qui s’écoule. Dans la durée, les deux lignes provenant du dédoublement de la ligne initiale ne peuvent exister simultanément comme dans la figure spatiale. Sans conscience du temps, l’espace est immobile et le mouvement se réduit à des simultanéités sans succession.
Pourquoi Bergson soutient-il que les partisans du libre arbitre ou les déterministes ont tort lorsqu’ils affirment ou nient que l’action aurait pu se dérouler autrement ? Les déterministes diront que le chemin tracé était le seul possible et les partisans du libre arbitre que le chemin pouvait suivre une direction quelconque. À cela on peut donc répondre qu’il n’y avait pas de direction possible ou impossible au moment de la décision, car il n’y avait pas de chemin tracé [1]. Se déplacer dans le temps est conçu comme un déplacement dans l’espace grâce à l’imagination, mais le temps est un et ne se dédouble pas en instances différentes, quelle que soit la décision prise.
Discontinuité du passé
C’est pourquoi on ne peut transformer en espace que du temps écoulé, du passé ou de l’histoire. Le temps vécu, la durée individuelle, l’action sont des phénomènes continus. Une fois qu’il se sont produits et qu’ils on été métamorphosés en espace, ils prennent l’apparence de phénomènes spatiaux discontinus. On peut alors les découper en autant de tronçons que l’on souhaite, les périodiser de la manière qui nous convient, les traiter comme n’importe quel autre objet dans l’espace.
Et donc, en référence à la question évoquée en introduction sur les ruptures historiques, on notera que nous sommes libres d’introduire ces ruptures où l’on veut, où nous le jugeons le plus opportun pour notre argumentation. Mais ce qui nous permet de le faire, c’est que l’histoire est la représentation spatiale de la vie collective une fois que la durée dans laquelle ont vécu les individus s’est transformée en passé. Ce passé est composé spatialement d’autant d’événements distincts et divers qu’il nous plaît, ce qui nous permet de les classer et de les hiérarchiser, de les traiter dans l’ordre ou le désordre, de les subdiviser à l’infini [2]. Ce n’est pas dans la continuité présente de la vie individuelle, mais dans la discontinuité du passé, i.e. du temps spatialisé, que la connaissance agit (et elle ne sait agir qu’en découpant et en traitant des immobilités). L’étude historique raisonne donc sur une image morte du passé et non sur du temps vivant, lequel ne peut être envisagé qu’en termes d’intensité qualitative indivisible et non d’extensif quantitatif.
Métaphores spatio-temporelles
Revenons à la question du temps psychique et donc à la durée individuelle. Selon Bergson, nous attribuons davantage d’importance à la vie extérieure, donc à la vie sociale, qu’à notre vie intérieure dans la durée ; d’autre part, nous avons besoin de solidifier nos impressions pour les communiquer à autrui. En s’extériorisant, nos expériences psychiques et le sentiment même de la durée se spatialisent.
On retrouve grosso modo la même idée dans Philosophy in the flesh [3], l’ouvrage critique que Lakoff et Johnson ont consacré aux métaphores relatives aux concepts de base de la philosophie occidentale. Notre expérience du temps, disent-ils, est corrélée à notre expérience des événements et au mouvement dans l’espace. Nous utilisons un certain nombre de métaphores pour parler du temps et chacune d’elles contient sa propre métaphysique conceptuelle. Or, pour ces deux auteurs comme pour Bergson, il s’agit toujours de spatialisation du temps.
La métaphore la plus fondamentale, qui est aussi la plus commune, est celle de l’orientation dans le temps. Elle suppose un observateur au présent qui est tourné vers l’avenir et qui a le passé dans son dos. Cela revient en fait au schéma t-T1 ou t-T2 de Bergson évoqué plus haut. On peut illustrer aussi cette métaphore par nos expressions courantes pour parler du temps : « Tout cela est maintenant derrière nous. Ne tournons pas le dos à notre passé. Nous regardons vers l’avenir. Il a un grand avenir devant lui [4]. » Et autres expressions du même type. Il semble que la plupart des langues du monde métaphorisent le temps comme quelque chose d’orienté [5].
Le temps en mouvement et l’observateur en mouvement
La métaphore de l’orientation dans le temps s’associe en général à deux autres métaphores qui impliquent le mouvement. Dans l’une d’elles, l’observateur est à l’arrêt et le temps est en mouvement, tandis que dans l’autre, l’observateur est en mouvement et c’est le temps qui est à l’arrêt. Voici quelques métaphores courantes du temps en mouvement : « Le temps viendra où il n’y aura plus de machines à écrire. Le moment de passer à l’action est arrivé. La date-limite approche. L’époque présente doit se soucier de l’environnement. La rentrée va nous tomber dessus. On n’a pas vu passer l’été. Le temps vole [6]. »
Il existe, disent les auteurs, une variante mineure de la métaphore du temps en mouvement qui est celle du temps-substance. Le temps est conçu non pas en fonction d’une multiplicité d’objets en mouvement dans une suite de séquences, mais plutôt comme une substance fluide. Ainsi, on parle de l’écoulement du temps et on conceptualise le flux temporel en termes de substance qui se déplace de manière linéaire, comme un fleuve. On établit une équivalence : substance = temps, et en conséquence : quantité de substance = durée du temps, importance de la quantité = étendue de la durée, mouvement de la substance vers l’observateur = « passage » du temps. Nous savons que Marx a basé sa théorie de la valeur sur cette métaphore du temps fluide quantifié, du temps-substance.
La seconde métaphore majeure est celle de l’observateur en mouvement. Puisque le temps est un chemin sur lequel l’observateur se déplace, il a une extension et il peut être mesuré. En conséquence, une quantité de temps peut être longue ou courte. Une étendue de temps peut également être délimitée et l’on peut réaliser une action dans un temps imparti. Voici quelques exemples d’expressions communes : « Il reste beaucoup de chemin à parcourir avant de sortir de la crise. Votre séjour à Venise sera-t-il long ou court ? Sa visite en Russie s’est prolongée sur plusieurs années. On a raccourci le programme sur deux semaines. La conférence se déroulera du premier au dixième jour du mois. Elle est arrivée sur le champ. On va vers l’été. Nous approchons de Noël. Il aura son diplôme au bout de deux ans. Je serai là dans une minute. Il nous a quittés à dix heures. Nous avons dépassé la date limite. Nous sommes à mi-parcours du temps prévu. Nous avons déjà atteint la fin de l’année scolaire [7]. »
Les inférences de ces deux métaphores ne sont pas tout à fait les mêmes. Même si le sens nous semble proche, « Le temps passe agréablement » (temps en mouvement) ne veut pas dire exactement la même chose que « Il passe son temps agréablement » (observateur en mouvement). Si l’on creuse un peu, on découvre qu’il existe des incohérences entre les expressions spatiales qui servent à conceptualiser le temps. Mais cette ambigüité est mineure parce que, dans tous les cas, l’inférence de base est préservée : le temps spatialisé est segmentable et se prête au « mécanisme cinématographique [8] » que décrit Bergson et qui sera évoqué plus loin.
Événements de définition temporelle
Comme on l’a dit, les auteurs suggèrent que les métaphores décrites sont assez universellement répandues dans les langues du monde [9]. La raison en est que ces métaphores proviennent de notre expérience incarnée quotidienne la plus courante : chaque jour nous prenons part à des « situations de mouvement », c’est-à-dire que nous nous déplaçons en relation aux autres et d’autres se déplacent par rapport à nous. Nous corrélons inconsciemment ce mouvement avec les événements qui déterminent notre sens du temps, ce que les auteurs appellent des « événements de définition temporelle » : nos rythmes corporels, le mouvements des horloges, et ainsi de suite. En bref, nous corrélons les événements de définition temporelle avec le mouvement, et la distance parcourue avec la durée.
Ce point de vue est donc très peu éloigné de celui de Bergson sur la métaphorisation de l’action et du mouvement. « Orienter notre pensée vers l’action, l’amener à préparer l’acte que les circonstances réclament, voilà ce pour quoi notre cerveau est fait [10] », écrit-il, d’autant qu’il définit le vivant comme un « centre d’action » introduisant dans le monde une somme d’indétermination. Or, constate Bergson, cette action nous apparaît sans doute sous forme de mouvement, mais ce n’est pas tant la mobilité qui nous intéresse que son résultat, la direction du mouvement et surtout la position de son but provisoire. Notre activité est vue non pas dans son continuum, mais comme une série de bonds, chaque bond conduisant à une étape, à un but, à une immobilité ou à l’image anticipée du mouvement accompli. C’est pourquoi l’intelligence solidifie le milieu où parvient ce résultat. Si la matière était totalement fluide, l’action se dissoudrait au fur et à mesure de son accomplissement et n’atteindrait jamais aucun terme. Le résultat de l’action doit s’insérer dans un état du monde matériel. C’est l’un des constats que l’on peut faire au sujet de la spatialisation du temps.
Procédé cinématographique
L’intelligence conçoit difficilement l’évolution continue et ne se représente clairement que le discontinu. Elle tente pour cela d’éliminer le mouvement pour ne traiter que sa décomposition en immobilité. Les termes qu’emploie Bergson sont très forts puisqu’il conclut que « l’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie [11]. » Le procédé intellectuel qui consiste à solidifier en images juxtaposées la continuité fluide du réel est assez analogue à ses yeux au procédé cinématographique. Une suite d’instantanés immobiles procure l’illusion de la mobilité grâce au mouvement qu’imprime l’appareil à la bande de celluloïd qui sert de support aux images. L’intelligence procède pareillement : au lieu de s’attacher au « devenir intérieur des choses », elle se place en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement, et il en est de même de la perception ou du langage. À l’unité vivante que crée l’intuition, la continuité intérieure, elle substitue « l’unité factice d’un cadre vide, inerte comme les termes qu’il maintient unis [12] ».
Ce qui rend ce phénomène compatible avec la vie, c’est que la conscience « ré-insuffle de la durée vivante au temps desséché en espace ». On ne peut pas mesurer la durée car il est impossible de superposer des durées successives pour vérifier si elles sont égales ou inégales. « Toute durée est épaisse : le temps réel n’a pas d’instants », écrit Bergson. Mais la mobilité pure qui est le trait d’union du mouvement avec la durée est figurée par la trajectoire du mouvement, qui est pur espace. « Et, du moment qu’à une durée nous faisons correspondre une ligne, à des portions de la ligne devront correspondre des “portions de durée”, et à une extrémité de la ligne une “extrémité de durée” : tel sera l’instant, – quelque chose qui n’existe pas actuellement, mais virtuellement. L’instant est ce qui terminerait une durée si elle s’arrêtait. Mais elle ne s’arrête pas [13]. »
Cela revient à considérer que le temps est artificiellement séquencé de telle façon que les périodes sont conceptualisées comme des lieux ou des régions délimitées de l’espace, ce qui nous ramène à la thèse de Lakoff et Johnson sur les événements de définition temporelle. Lorsqu’on dit : « Il a fait telle chose en cinq minutes », cela sous-entend que l’action s’est déroulée à l’intérieur d’un laps de temps, ce qui revient à considérer une période comme un contenant temporel métaphorique de l’action. Ce contenant permet de séquencer l’activité en fonction des buts atteints, comme le fait remarquer Bergson.
Il est inévitable que le temps soit mesuré par des évènements réguliers itérés. Cet appariement événementiel avec des périodes métaphoriquement conceptualisées autorise la métonymie de l’événement-pour-le-temps, comme dans l’expression : « Les vacances approchent » ou « Il est tombé malade pendant les vacances », l’événement « vacances » se substituant à une certaine période de temps.
Mauvaises inférences
L’un des problèmes de la philosophie rationaliste, c’est qu’elle prend les métaphores du temps exprimé en termes de mouvement dans un sens littéral et qu’elle abolit toute différence qualitative entre temps et espace, lesquels sont ramenés à des milieux homogènes et segmentables. Or le temps positionnel – le temps divisé en zones où l’on est dans une région ou à un endroit – n’existe pas indépendamment des métaphores spatiales sur le temps. D’autre part, si l’événement se produit en ou à telle période de temps, cela signifie que le temps a une existence métaphysiquement indépendante de l’événement et qu’il lui préexiste.
Autre inférence problématique due à la non prise en compte du caractère métaphorique du temps en mouvement : l’idée de l’écoulement du temps, qui provient de la version substance de cette métaphore et qui compare le temps à un fleuve, implique que le présent est la partie du fleuve qui passe, l’avenir est la partie qui coule vers nous et le passé est la partie qui a déjà coulé en passant par l’endroit où nous sommes. Cela signifie que l’avenir coule vers nous en provenant de quelque part et qu’il doit donc nécessairement exister au présent. On retrouve ici la question de la simultanéité des deux voies dans l’exemple donné par Bergson, figure spatiale qui est métaphorique, mais que les déterministes tout autant que les défenseurs du libre arbitre prennent à la lettre.
Temps-ressource et valeur
La métaphore du temps-substance a inspiré celle du temps-ressource de l’économie classique qui en dérive directement. Le temps spatialisé et quantifié devient source de valeur sociale dans une société qui se fixe des objectifs à atteindre, et, comme le note Bergson, accorde davantage d’importance à l’objectif qu’à l’action. Pour Lakoff et Johnson, c’est à travers cette métaphore que les mots définis par rapport au schéma-ressource – gaspillage, épargne, valeur, budget temps, et ainsi de suite –, acquièrent un sens dans le domaine temporel. L’objectif qui demande la ressource = l’objectif qui demande du temps ; la valeur de la ressource = la valeur du temps ; la valeur quantitative de l’objectif = la valeur qualitative de l’objectif.
Des expressions propres à notre culture comme perdre du temps et économiser du temps sont inconnues dans les cultures où la métaphore du temps-ressource n’existe pas. Certaines langues comme celle des Amérindiens Pueblos sont dépourvues d’expressions comme : « Je n’ai pas eu assez de temps pour cela ». On peut simplement dire, précisent les auteurs : « Mon parcours ne m’a pas emmené là » ou « Je ne pourrais pas trouver un chemin à cela », mais ce ne sont pas des instances de temps conçu comme ressource. Et ils ajoutent : « Cette vision du monde où le temps n’est pas considéré comme une ressource, où il n’y a pas d’urgence à faire avancer les choses avec une efficacité maximale, est parfois nommée par dérision le “le temps Indien” par ceux qui ne font pas partie de la culture amérindienne [14]. »
Certaines métaphores sont des constructions historiques récentes et ont donc une amplitude moins universelle que d’autres. Quoi qu’il en soit, il est impossible de ne parler du temps que de manière littérale. Car même si le temps comprend des aspects littéraux (tels la directionnalité et l’irréversibilité qui découlent de la caractérisation fondamentale du temps comme relation événementielle), le langage est construit à partir de la spatialité du temps, du mouvement métaphorique et de l’itération entre les objets sensibles. Comme on l’a vu dans les quelques expressions métaphoriques citées plus haut, le langage est spatialisant. Bergson avait parfaitement raison d’insister sur ce point, faisant preuve ainsi d’une certaine prescience : « Nous verrons, écrit-il, que nos concepts ont été formés à l’image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte [15]. » Il n’est pas étonnant de rencontrer une ample géométrisation de l’espace à l’origine de toute civilisation, phénomène quasi définitoire. Il existe d’ailleurs, si l’on en croit Lakoff et Johnson, un assortiment relativement faible d’images-schémas primitives qui structurent les systèmes de relations spatiales dans les langues du monde [16].
Sans entrer dans les détails, il y a une cohérence métaphorique qui débouche historiquement sur la métaphore de l’activité comme mouvement dans l’espace [17] et, à partir de là, sur la métaphore du temps-ressource. Parmi ses nombreuses inférences, on trouve celle-ci : la liberté est conceptualisée comme l’absence d’obstacles au mouvement. Or l’idée de parcours (mouvement spatial et donc discontinu) vu comme une course d’obstacles influence aussi bien notre conception de la vie individuelle que notre vision de la vie sociale et de l’histoire – l’histoire vue comme une progression de formes à travers les obstacles du temps est fondamentalement événementielle et séquentielle.
Dans le cadre de la métaphore du temps-ressource et de l’activité comme mouvement dans l’espace, il devient évident que plus les objets circulent vite dans une portion de temps donnée, plus ce mouvement « contient » de valeur sociale. Ce raisonnement se trouve à la base de la vision fluidique [18] et de l’axiologie libérales (laissez-faire, laissez-passer).
La solution bergsonienne à la spatialisation
Bergson réfute la métaphore de la liberté comme mouvement spatial et insiste plutôt sur l’acte libre comme retemporalisation et ressaisissement psychique, comme intuition [19] de la durée, lorsque le mouvement est changement qualitatif et non déplacement d’une immobilité à une autre. Or, pour rétablir l’unicité d’une force « évolutionniste » en quelque sorte transcendante à l’histoire et au discontinu, Bergson a recours au concept de vie ou d’élan vital. « La vie depuis ses origines, est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes », écrit-il dans L’évolution créatrice. La vie est une création (à la fois continue et ramifiée) de nouveau et d’imprévisible.
Le processus intellectuel, qu’on le nomme entendement, intelligence, pensée logique ou autre, « est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif (..) De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre [20]. »
Il y a donc nécessité de rompre avec le rationalisme, la spatialisation et la discontinuité, et Bergson milite pour une « théorie de la vie » qui soit aussi une « critique de la théorie de la connaissance ». Mais la formulation d’un tel projet n’est pas aisée puisque son univers demeure dualiste et que l’on a du mal à distinguer clairement l’articulation entre ces deux théories. Il écrit par exemple : « Il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie, se rejoignent, et, par un processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment. » Il semble qu’il y ait à la fois compatibilité et incompatibilité entre les deux théories, ce qui constitue un dilemme insurmontable. Bergson rêve de réconcilier intelligence et instinct, ou plutôt cette forme supra-instinctive (un instinct « élargi et épuré », écrit-il) qu’il nomme « intuition ». Il propose donc une voie circulaire [21] pour y parvenir, ce qui suscite une longue série d’interrogations qui seront éludées ici.
Quoi qu’il en soit, la résolution du problème de la spatialisation ne peut être seulement philosophique. Si Bergson a dénoncé avec une rare pertinence l’incompatibilité du rationalisme et du vivant, éclairant ainsi la source des ravages que notre civilisation a fait subir à l’ensemble des espèces existant sur terre, il demeurait convaincu qu’une solution était possible à l’intérieur du champ de la rationalité, même s’il s’agissait de contrôler l’intelligence ou de « la pousser hors de chez elle ». Projet difficile dans le cadre de la rationalité quand l’intelligence est installée dans la matière d’où elle domine les objets « puisque la chose résulte d’une solidification opérée par notre entendement, et qu’il n’y a jamais d’autres choses que celles que l’entendement a constituées [22] ».
La solution est encore à trouver car, hormis les projets de fausses ruptures « révolutionnaires » et « autonomistes » ou ceux, irréalisables, des diverses variantes du primitivisme, il est difficile d’entrevoir la voie d’une retemporalisation de la vie sociale et d’une remise en question pratique du dualisme profondément ancré entre la chose et nous et au cœur même de notre langage. Mais l’incertitude quant au futur est tout de même riche d’indétermination et « s’’il y a succession et durée, c’est justement parce que la réalité hésite, tâtonne, élabore graduellement de l’imprévisible nouveauté. »