Considérée comme la clé de voûte de la connaissance du cerveau, l’étude de la connectivité neuronale occupe, depuis quelques années, une grande part des recherches en neurosciences. Divers projets de cartographie sont en cours aux États-Unis et en Europe.
Le projet Connectome humain (HCP), dont le nom est dérivé du projet génome humain, est lancé en 2005 à l’initiative de plusieurs universités américaines et financé par l’institut national de la santé des États-Unis. Le projet Connect (Consortium of neuroimagers for the non-invasive exploration of brain connectivity and tracts), qui réunit douze instituts de recherche européens et israéliens, est financé par la Commission européenne à partir de 2009. Afin d’établir la carte détaillée de la « connectique » cérébrale, les cerveaux de plusieurs centaines de sujets sains sont étudiés grâce à des scanners surpuissants. Un atlas en 3D d’un cerveau humain est réalisé en 2013 par des chercheurs allemands et canadiens à partir de l’encéphale du cadavre d’une femme de 65 ans débité en plusieurs milliers de fines lamelles.
Les commentaires sur ces recherches font renaître avec force la métaphore du « cerveau électrique » puisque, plus que jamais, on utilise les termes de « câblage », « circuits », « schéma » », on parle aussi de « connectivité », de « réseaux », et de « courants » – et, secondairement, reviennent à la surface d’anciennes métaphores cybernétiques basées sur le « traitement de l’information ».
« Étudier les connexions du cerveau, affirme le directeur de NeuroSpin (centre de recherche dédié à la neuro-imagerie au Commissariat à l’énergie atomique), c’est un peu établir un plan en 3D de son câblage, les câbles étant les fibres nerveuses. Ces connexions cérébrales sont fondamentales pour le fonctionnement du cerveau. On sait maintenant que certaines pathologies, comme la dyslexie ou la schizophrénie, sont associées à des connexions absentes ou déficientes. Dans les cas d’alcoolisme chronique ou de maladie d’Alzheimer, certaines connexions entre les deux hémisphères du cerveau sont altérées. L’étude de l’organisation de ces connexions, ce que nous appelons le connectome, est donc fondamentale pour mieux comprendre les pathologies neurologiques et psychiatriques, et pouvoir plus tard améliorer leur prise en charge. »
On lit dans la presse qu’en Europe, où la population est vieillissante, 127 millions de personnes souffrent de dysfonctionnements cérébraux. Ces pathologies coûteraient mille milliards d’euros chaque année, soit une dépense supérieure à celle générée par les cancers, les maladies cardiovasculaires et le diabète, alors qu’il n’y aurait pas de réelle avancée pharmaceutique dans les traitements de ces troubles [1]
« L’Institut national de santé mentale signale que, chaque année, une maladie mentale est diagnostiquée chez un Américain sur quatre », lit-on également [2].
Aux promesses déçues du décryptage du génome humain – qui était censé fournir la clé des causes des maladies psychiatriques [3]– succède l’euphorie d’une nouvelle vague de découvertes stupéfiantes qui vont doper nos neurones.
La commission européenne lance en janvier 2013 le Human Brain Project, un projet d’exploration de la structure du cerveau piloté par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse) et impliquant 87 laboratoires dans 16 pays européens.
Le 2 avril de la même année, le président américain réunit le gratin du monde scientifique de son pays pour annoncer un ambitieux projet appelé L’initiative BRAIN, acronyme de Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies.
Il s’agit d’un programme dont l’objectif est aussi vague et général que son titre – Recherche sur le Cerveau par des Neurotechnologies Innovantes Avancées –, et qui doit s’étaler sur une dizaine d’années.
Dans son discours, Obama affirme que : « L’initiative BRAIN va transformer la situation en donnant aux scientifiques les outils dont ils ont besoin pour obtenir une image dynamique du cerveau en action et mieux comprendre comment on pense, on apprend et on se souvient. Et cette connaissance pourrait être – sera – transformatrice. » Il rappelle à cette occasion que « chaque dollar dépensé pour cartographier le génome humain a rendu 140 dollars à notre économie – un dollar d’investissement, cent quarante dollars en retour… », suggérant que l’initiative BRAIN devra être au moins aussi rentable.
Comme le rappelle François Gonon dans un article de la revue Esprit [4], la croisade contre le cancer lancée par Nixon en 1971 se donnait une décennie pour venir à bout du fléau. Or, en dépit des cent milliards de dollars dépensés, aucun progrès décisif n’a été effectué en 40 ans. Et l’on sait, ajoute-t-il, que l’étude du cerveau humain dépasse de loin en complexité celle du cancer.
Or, la vision réductionniste de la neurobiologie qui choisit d’ignorer l’être social doué d’imagination et de parole pour ne considérer que sa machinerie neuronale, donne lieu à une débauche d’effets d’annonces, de promesses et d’exagération des résultats scientifiques qui laissent pantois. C’est une véritable entreprise de propagande, très souvent grossière, qui est en marche et contre laquelle peu de voix s’élèvent.
« Si la tension entre une conception de l’homme comme être corporel et cérébral et une conception adverse de l’homme comme être socialisé et parlant est traditionnelle en psychiatrie, écrit Alain Ehrenberg dans le même numéro de la revue Esprit [5] , un nouveau contexte s’est installé : la souffrance psychique et la santé mentale sont devenues les principaux points de repères de l’individualisation de la condition humaine dans la société de l’autonomie généralisée. » En d’autres termes, ce serait l’évolution de la demande des patients en matière de santé alliée à un individualisme croissant qui seraient la cause de ce qu’il faut bien appeler la « propagande neuroscientifique », alors qu’il nous semble plutôt que cette dernière a pour effet de susciter les termes de cette demande. Car Alain Ehrenberg lui-même reconnaît que : « Dans les revues scientifiques les plus prestigieuses et dans les médias, des résultats sont régulièrement annoncés à propos des circuits neuronaux de la sympathie, du deuil, de la décision d’achat, de la croyance en Dieu, de la violence, de l’amour, etc. »
Le public déçu que l’on n’ait toujours pas identifié le gène de l’intelligence ou celui de la violence, de la fidélité ou de l’avarice, est censé comprendre que la recherche demeure la même, mais qu’il y avait eu erreur de cible : ce que l’on cherchait dans les gènes se trouvait en réalité dans les circuits neuronaux.
La presse se fait l’écho quasi quotidiennement des trouvailles scientifiques les plus aguicheuses. « The neural basis of romantic love » (La base neurale de l’amour romantique) est le titre d’une étude de deux chercheurs, Andreas Bartels et Semir Zeki [6], dont le but est, comme son titre l’indique, « d’identifier l’activité du cortex associée à l’état d’amour romantique ». En guise de conclusion, les auteurs pensent avoir fait la démonstration « qu’un ensemble unique de zones interconnectées devient actif lorsque les humains voient le visage de quelqu’un qui suscite un ensemble unique et caractéristique d’émotions », mais ils précisent que « compte tenu de la complexité du sentiment d’amour romantique, et sa capacité à émoustiller, exciter et déranger et donc à influencer notre comportement, il serait étonnant que ces zones agissent isolément. » Car, prudence oblige, ils s’empressent d’ajouter : « Les connexions corticales réparties dans des les différentes aires activées constituent sans doute un moyen de solliciter d’autres aires au cours de cet état émotionnel complexe, le modèle d’activation pouvant différer selon les individus et les situations, ce que monteront certainement de futures études. » [7]Prenons un court article paru dans Le Monde [8] à partir d’une dépêche AFP qui constitue un exemple typique de la façon dont est retransmise la propagande neuroscientifique. On lit : « Une région particulière du cerveau, située juste derrière les yeux, paraît être plus développée chez des personnes ayant une plus grande capacité d’introspection, selon des travaux britanniques publiés jeudi aux États-Unis. Ces chercheurs sont parvenus à cette conclusion après avoir soumis un groupe de trente-deux personnes en bonne santé à un test destiné à évaluer leur degré de confiance dans leurs réponses à des questions. (…) Dans l’avenir, cette découverte pourrait aider les neurologues à mieux comprendre comment certains traumatismes du cerveau affectent la capacité d’un individu à réfléchir sur ses propres pensées et actions, estiment les auteurs de l’étude. (…) Une telle compréhension pourrait potentiellement aboutir au développement de thérapies ciblées pour des victimes d’attaque cérébrale ou ayant subi un important traumatisme du cerveau et qui ne peuvent de ce fait comprendre leur état. » Le titre – « La conscience de soi se trouve juste derrière les yeux » – est déjà en soi un manifeste de réductionnisme ; mais c’est la sémantique qui est paradigmatique : 1) Formulation prudente de la découverte mais propice au doute prometteur ; 2) Formulation allusive de la nature du test (car au fond peu importe, seuls les chercheurs sont aptes à en apprécier la validité et sûrement pas le lecteur moyen du Monde) ; 3) Potentialité cognitive de la découverte (toujours au conditionnel) ; 4) Potentialité thérapeutique de la découverte (également au conditionnel). Ajoutons à cela, et ce n’est pas le moins grave, la nature discriminante de l’article entre les « sujets en bonne santé » qui ont fait l’objet des tests et ceux dont « certains traumatismes du cerveau » affectent la capacité « à réfléchir sur ses propres pensées et actions ». Ce type de message d’apparence anodine véhicule un condensé d’eugénisme soft que ne désavoueraient pourtant pas un Augustin Morel ou même un Francis Galton.
Les exemples de ce type sont légion et on lira avec intérêt les analyses détaillées de la chercheuse Odile Fillod sur son blog : allodoxia, observatoire de la vulgarisation [9]. Les conclusions contestables et orientées des chercheurs, puis la simplification des comptes rendus de presse et l’intense pilonnage médiatique alimentent de faux espoirs ou renforcent des stéréotypes comme la prétendue différence de structure des connexions cérébrales des deux sexes.
Le journaliste scientifique Pierre Barthélémy cite une étude américano-britannique réalisée en avril 2013 et publiée par la revue Nature Reviews Neuroscience. Selon les auteurs, la plupart des études publiées en neurosciences ont une puissance statistique de 8 à 31 % au lieu des 80% nécessaires comme seuil de fiabilité. « La tentation du cherry picking, cette pratique qui consiste à sélectionner les résultats qui vous arrangent et à laquelle le “Publie ou péris” conduit parfois » n’est pas sérieusement évaluée par les revues qui ont tendance à « passer sous silence un certain nombre de travaux modérant la portée des découvertes tonitruantes qui se retrouvent parfois à la “une” des gazettes. » [10]
La littérature scientifique et davantage encore la vulgarisation créent une nouvelle forme de dualisme, ou suscitent même une sorte de dédoublement neuropsychique chez le lecteur. Erhenberg écrit dans son article déjà cité : « L’usage d’une perspective exclusivement naturaliste consiste soit à mettre sur le même plan l’être considéré à partir de son corps, ici le cerveau, et l’être considéré comme un tout pensant et agissant, soit à faire du second la conséquence du premier. La confusion de l’individuation et de l’individualisation conduit à penser que le cerveau est à la fois le sujet qui dirige la personne et la personne entière (ce qui n’est pas le cerveau ne compte pas vraiment). On croit avoir enfin corrigé “l’erreur (dualiste) de Descartes” et on ne fait que la reconduire avec des méthodes scientifiques. Autrement dit, on fait du cerveau une âme matérielle. »
Il s’agit bien en effet d’une nouvelle forme de dualisme que diffuse la propagande neuroscientifique. Et davantage encore le discours de vulgarisation lorsqu’il dit : quand vous faites ceci, votre cerveau fait en réalité cela (dans ce genre d’articles, on s’adresse souvent directement au lecteur). Un exemple entre mille : « “Quand vous regardez quelqu’un dont vous êtes amoureux, certaines régions de votre cerveau deviennent actives”, a déclaré Semir Zeki, professeur de neuro-esthétique à l’University College de Londres, “Mais une grande partie est désactivée, la partie qui joue un rôle dans le jugement.” » [11] D’où la conclusion fulgurante annoncée par le titre de l’article : « L’amour rend stupide » – beaucoup moins, pourrait-on ajouter, que la lecture trop répétée de ce genre d’articles. Votre vie a donc une dimension phénoménologique qui vous appartient, mais qui est de l’ordre du subjectif ou du trivial, et une dimension savante et objective qui est mystérieuse et à laquelle seul l’homme de science peut accéder, que seul il peut interpréter (à l’aide de ses machines hypersophistiquées).
Le but de la propagande neuroscientifique – ou en tout cas sa conséquence logique – n’est-il pas l’expression d’une hiérarchisation entre un moi essentiel qui se manifeste par des réactions neurochimiques et un moi dérivé, secondaire, qui est le simple produit de ces réactions ? À partir du moment où la quasi totalité de la population est convaincue qu’il en est ainsi, que cette inversion de l’ordre hiérarchique personne/organe est justifiée, ce qui semble être le cas aux États-Unis et en Europe pour le moins, on peut parler d’un pouvoir neuroscientifique total qui s’exerce sans contrainte apparente, au moyen de la simple persuasion.
En complément de ce nouveau dualisme – qui n’est donc plus la traditionnelle opposition corps-âme ou corps-esprit, mais être incarné-être neuronal –, le discours scientifique établit une grille d’analyse permettant de médicaliser tout symptôme passager de la vie quotidienne et toute émotion dépassant un certain seuil d’intensité ou de durée. L’outil de ces classifications est bien sûr le fameux DSM, Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders, (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) élaboré par l’American Psychiatric Association (APA), un volume de 900 pages qui sert de référence dans le monde entier. N’importe quel individu peut, à un moment de sa vie ou même tout au long de son existence, se reconnaître dans l’une des manifestations au moins des 365 pathologies décrites, d’autant que la dernière version publiée en 2013 propose, en plus des traditionnelles descriptions catégorielles, davantage de critères dimensionnels.
Quelques grignotages deviendront de l’« hyperphagie boulimique » (à condition toutefois qu’il y ait : « 1. prises alimentaires, dans un temps court inférieur à 2 heures, d’une quantité de nourriture largement supérieure à celle que la plupart des personnes mangeraient dans le même temps et dans les mêmes circonstances. 2. Une impression de ne pas avoir le contrôle des quantités ingérées… », etc.) Ou bien une petite saute d’humeur occasionnelle durant la période menstruelle peut donner lieu à un « trouble dysphorique prémenstruel ». Autre exemple : contrairement aux versions précédentes, le DSM-5 ne considère plus que le deuil constitue un épisode dépressif majeur seulement s’il se prolonge plus de deux mois, mais que même les endeuillés récents peuvent aussi être déclarés dépressifs. Et si vous cherchez à éviter les situations sociales ou « de performance » embarrassantes, si vous avez moins de 18 ans et que ces troubles durent plus de 6 mois, votre maladie se nomme « phobie sociale ».
Paradoxalement, de moins en moins de gens ignorent que la médicalisation à outrance de la vie quotidienne sert les intérêts des lobbies pharmaceutiques et que c’est précisément l’industrie qui finance les recherches qui mènent aux catégorisations du DSM [12]
Une telle collusion entre les groupes industriels, l’État et le corps médical, rappelle à l’évidence une autre période historique où le pouvoir total de l’idéologie scientifique a pu s’exprimer jusqu’au bout sans aucun contrepouvoir : celle du Troisième Reich allemand. Mais la ressemblance s’arrête là car, au-delà de la « scientificisation » triomphante qui demeure une arme irremplaçable de domination sociale, la situation actuelle est de nature différente.
Dans les sociétés totalitaires, l’idéologie scientifique inspire le pouvoir politique qui, à son tour, légitime le pouvoir scientifique et l’utilise comme auxiliaire – ce qui s’avère parfois contreproductif comme le prouve le soutien de Staline et Khrouchtchev à Lyssenko, l’homme qui a réussi à les duper. Mais Cette logique fonctionne à plein dans le cas du projet scientifique nazi : les psychiatres du Troisième Reich acquièrent le pouvoir légitime d’effectuer le tri populationnel, de faire des expériences sur les cobayes humains et de développer ainsi le corpus de connaissances qui va, par retour, influencer le pouvoir politique. L’idéologie scientifique institue une frontière nette entre le « sain » et le « pathologique », les individus « supérieurs » et « inférieurs », les caractères à conserver et développer (liés essentiellement à des critères ethniques, psychologiques, ou simplement physiques) et ceux qu’il faut faire disparaître.
Rien de tel dans nos sociétés car, à l’inverse, les critères du « sain » ont tendance à devenir flous face à la prééminence du pathologique – un pathologique qui concerne quasiment tous les aspects de la vie et dont l’appréciation est de plus en plus finement graduée. Et c’est le pathologique reconnu comme tel et non le « sain » (dont la définition a toujours posé problème et ne peut recourir qu’à des considérations contingentes) qui nourrit à la fois le pouvoir scientifique et politique.
Une société totalitaire de type « orwellien », basée sur la violence et le mensonge, et une société comme la nôtre, de type « bradburien » [13]l, qui repose en premier lieu sur la persuasion, le pseudo-ludisme et le déferlement ininterrompu de l’information, mettent en œuvre des modes distincts de domination et manifestent un rapport inversé aux technologies de l’information et de la communication (TIC).
Dispositif de surveillance et de contrôle chez Orwell, les TIC sont instruments de relation, de communication pseudo-ludique et de récréation décérébrante chez Bradbury
Dans Fahrenheit, Mildred demeure en permanence confinée entre les trois murs-écrans de sa salle de séjour, avale des psychotropes et fait du théâtre interactif en dialoguant avec les animateurs du télécran.
Si, comme le prétend l’un des personnages d’Orwell, le rôle du pouvoir est d’infliger nécessairement de la souffrance, il lui appartient plutôt, dans une société bradburienne, d’informer et surtout de rassurer et de conforter car, ici, le pouvoir ne régente pas une masse de citoyens dont on redouterait avant tout qu’ils se montrent perméables à la révolte ou à l’insoumission, mais une masse d’individus malades et conscients qu’ils le sont – d’autant qu’ils reçoivent chaque jour une quantité considérable d’informations leur parlant de l’empoisonnement généralisé de leur environnement. L’air, l’eau, les bâtiments qu’ils habitent, les aliments qu’ils consomment et même les objets dont ils se servent dans la vie quotidienne sont devenus pathogènes et distillent une gamme de plus en plus étendue de poisons neurotoxiques [14].
Tout cela est su, mais la société bradburienne parvient à désamorcer sa propre révolte et à noyer son désespoir dans les flots enivrants de l’innovation technologique charriant de mirifiques projets industriels dont les citoyens sont informés jour après jour – une propagande diffusée massivement qui crée à la fois un sentiment d’inquiétude propice à l’immobilisme individuel et l’illusion d’avancer socialement.
Dépossédé de son mental par son propre soi neuronal devenu d’une complexité indéchiffrable, prisonnier de catégorisations pathologiques dont le spectre, de plus en plus large et subtil, touche profondément son intimité, informé à satiété sur la plupart des dangers socio-environnementaux existants, mais contraint de continuer à absorber les poisons créés par la science, l’individu de notre société bradburienne se sent malade et impuissant. La surinformation qu’il reçoit lui donne connaissance d’un grand nombre d’éléments épars, mais c’est une connaissance diffuse et superficielle, déconnectée de l’action, une connaissance parcellarisée et déréalisante qui est loin de soulager son mal-être puisqu’au contraire, elle tend à l’aggraver. De plus, le constat paradoxal que la lutte contre les effets nocifs de la science n’a d’autre issue que de poursuivre le développement de cette même science produit un effet paralysant et conduit à adopter une attitude fataliste.
S’il faut chercher un but au projet médico-scientifique de la société bradburienne, il semble ne concerner que de loin et indirectement la santé publique proprement dite, mais consister surtout à rationaliser localement chaque domaine de connaissance sans autre politique d’ensemble que celle consistant à laisser libre cours à la maximisation des profits des entreprises bio-tech.
L’individu, corporéité physique pour laquelle le pouvoir n’a pas de solution, doit être cartographié, numérisé et donc transformé en bases de données géantes et en flux [15]. À cette fin, il y a concentration de moyens humains, techniques et financiers considérables sur de grands projets de type BRAIN.
En réalité, le mouvement de la connaissance n’est conduit par aucune finalité clairement identifiable et ne suit aucun axe rigide, si ce n’est qu’il cherche à recréer sans cesse les conditions de son existence et à entretenir la fièvre technologique devenue la base de son pouvoir.
Tout ce que l’on croyait banni à jamais – mais qui en fait n’a jamais cessé d’être pratiqué –, comme l’électrochoc ou même la lobotomie, revient en force sous d’autres appellations comme électroconvulsivothérapie ou tractotomie subcaudée et s’entoure de précautions multiples et de discours éthiques. Mais, simultanément, on assiste à l’éclosion d’un patchwork thérapeutique mêlant neurostimulation et psychothérapie, sismographie et médecines douces, psychotropes puissants et jeûne-méditation, psychochirurgie et développement personnel, toutes ces méthodes pouvant se combiner dans le cadre d’une médecine qui se défend d’autoriser le recours à la violence et jure qu’elle s’ est « humanisée ».
Du « bras bionique dirigé par la pensée » [16] à l’ « implant cérébral pour stimuler la mémoire » [17], à chaque mal sa prothèse et, pour les patients les moins fortunés, il reste les bons vieux psychotropes que l’on tente sans cesse d’améliorer. Qu’ils se consolent : des chercheurs ont découvert de nouvelles substances qui permettront bientôt d’effacer les souvenirs douloureux [18]. D’autres chercheurs travaillent d’arrache-pied pour créer de faux souvenirs chez la souris et bientôt, pourquoi pas, dans un cerveau humain [19]. À défaut de pouvoir modifier l’avenir ou même nous adapter entièrement aux conditions du présent, la science offrira bientôt la possibilité de se refaire un passé. Quoi qu’il en soit, il nous reste la possibilité de rêver : d’ici une vingtaine d’années, prédit-on, il sera possible de « dicter ses mails uniquement par la pensée » [20] – notons qu’il est rassurant de savoir que nous n’aurons même plus besoin du bras bionique pour les écrire – grâce à un serre-tête électronique « “scannant” les émotions du cerveau ». L’un des usages possibles de cet appareil sera, par exemple, d’actionner « une chaise qui s’élève au fur et à mesure [que croît l’] état de relaxation » de la personne qui l’occupe, ou de « jouer uniquement par la pensée » – on voit que la haute technologie n’exclut pas le retour à des joies toutes simples. Et que dire des Google Glass qui, même si elles ne permettent pas encore la téléportation, peuvent aider à opérer un patient qui se trouve à 10 000 kilomètres… [21]. Mais il est vrai également qu’à petites causes, grands effets : il suffit parfois d’une technologie rudimentaire pour soigner la dépression grâce, par exemple, à « une pile de neuf volts, deux électrodes : la neurostimulation peut commencer… » Car le procédé de la Stimulation transcrânienne par courant continu (tDCS) est « simple, indolore, et pas cher… », si l’on en croit Paulo Boggio, chercheur en neurosciences cognitives.
Une charge électrique « vient chatouiller le crâne du sujet, la sensation est suave » et cela peut aider un patient « à retrouver ses capacités cognitives et motrices après un accident vasculaire cérébral ». La tDCS en est encore au stade de la recherche et n’est pas autorisée en tant que traitement, « mais la commercialisation n’est pas loin », précise l’auteure de l’article [22], ajoutant que cet outil tend à dépasser le simple usage médical et risque de devenir une mode parmi les partisans de la « cognition augmentée ». On pourrait dire de même d’autres méthodes renouant avec le galvanisme et avec les trouvailles de D’Arsonval comme la TMS, Stimulation magnétique transcrânienne qui agit au moyen d’une bobine électromagnétique placée au contact du cuir chevelu.
Mais de nouvelles méthodes, invasives celles-là, ont vu le jour également comme la Stimulation cérébrale (SCP) par l’implantation d’électrodes dans les structures cérébrales profondes ou encore l’électrostimulation du nerf vague (VNS) au niveau cervical grâce à une électrode transmettant des pulsations électriques à basse fréquence.
Le plus célèbre de ces dispositifs est celui mis au point par le professeur Alim-Louis Benabid [23], l’un des fondateurs de Clinatec, « clinique expérimentale utilisant les nanotechnologies au bénéfice des neurosciences », à Grenoble. C’est dans le courant des années 1980 que Benabid découvre, au cours d’une opération neurochirurgicale sur un patient parkinsonien, qu’en augmentant la fréquence de la stimulation destinée à localiser la zone à traiter, il parvient à diminuer les tremblements de son patient. Par la suite, un « brain pacemaker » est mis au point et commercialisé par la société américaine Medtronic : cinq sondes comportant chacune 4 électrodes implantées au niveau du thalamus, sont connectées à un stimulateur électrique inséré sous la peau, près de la clavicule. Cette technique, dont le nombre de porteurs est estimé à plusieurs dizaines de milliers à l’heure actuelle [24], est aussi expérimentée dans le cas des TOC (troubles obsessionnels compulsifs), de la dépression, des troubles de la nutrition et autres. Mais les données concernant les effets secondaires de ces traitements (troubles psychiatriques, cognitifs, d’impulsion au jeu, d’élocution, de mémoire et autres) demeurent, comme à l’accoutumée, dans le flou artistique. Quoi qu’il en soit, le résultat de ces techniques (dont l’évaluation appartient la plupart du temps aux concepteurs ou utilisateurs des projets eux-mêmes) importe moins au pouvoir que le mouvement cognitif qu’elles illustrent et que la publicité dont bénéficie ce mouvement.
L’écho que reçoit ce type d’expérience est le plus souvent acritique. On ne demande pas au scientifique combien de milliers d’animaux ont été torturés et sacrifiés pour mettre en place de tels procédés, quels en sont les effets secondaires, les coûts, s’il ne vaudrait pas mieux consacrer cet argent à la prévention – à la diminution de la présence d’aluminium dans l’eau, par exemple, puisque ce neurotoxique est l’une des causes de la maladie d’Alzheimer. Le commentaire use du ton solennel réservé d’ordinaire au récit religieux – car il s’agit bien, en fait, d’exprimer la sacralisation non pas tant de l’expérience elle-même que du mouvement cognitif dont elle fait partie. Et chacun sait que la puissance d’un pays ne dépend plus désormais de sa production physique, mais de sa dominance cognitive.
Dans une société totalitaire, le projet scientifique vise à éviter la contamination du « sain » par le « pathologique », et donc à séparer, expulser, exorciser, euthanasier dans le but d’obtenir la « guérison » du corps social.
La démarche, ici, est tout autre : la « guérison » proprement dite est hors d’atteinte (comme le dit Benabid dans la vidéo précédente), et l’on prétend seulement rendre le pathologique acceptable, supportable, en conservant par ailleurs toutes les conditions d’existence de la maladie (misère sociale, pollution, malbouffe, etc.). Il ne s’agit donc pas de séparer, mais d’intégrer la vie dans ses multiples aspects au pathologique. Le dépassement du tragique contemporain ne peut advenir que par le mouvement, la lutte, la non-résignation individuels, mais à condition que tout cela reste impérativement subordonné à la résignation collective. C’est pour cette raison que les « politiques de la santé » ne sont pas de pures « biopolitiques » au sens foucaldien, mais des non-politiques, des politiques du vide, un arraisonnement pur et simple au mouvement cognitif (qui n’a d’autre finalité que lui-même) et au bon vouloir des entrepreneurs de la santé (dont le champ d’action s’élargit sans cesse à mesure que la société est plus malade). L’injonction paradoxale : « ne te résigne pas, résigne-toi », qui complète le paradoxe mentionné plus haut : « tu es immobile, mais la société avance », est un moyen redoutablement efficace de contrôler le social sans avoir besoin de recourir à la violence.
Toutes les techniques inventées au cours des dernières décennies peuvent cependant s’avérer utiles au pouvoir politique dans le cadre d’un éventuel recours à un projet « orwellien » ou durant une guerre, qu’elle soit civile ou autre. Qui plus est, les recherches de type MK-Ultra n’ont jamais cessé de se poursuivre et la presse se fait écho de temps à autre d’expérimentations plus ou moins secrètes ayant encore pour objet le « mind control ». Récemment, une fuite a mis en cause la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency, « Agence pour les projets de recherche avancée de défense ») car elle aurait chargé un groupe de chercheurs d’une université américaine « d’étudier la neurobiologie de la compréhension narrative, de valider les théories narratives et d’explorer le lien entre narration et persuasion ».
Le programme, censé s’intéresser à la façon de communiquer des « extrémistes islamistes », porte en fait sur la création de récits en général – il s’agit de pouvoir contrôler la pensée de groupes de personnes et d’être en mesure d’orienter leurs récits au moyen de la TMS, Stimulation magnétique transcrânienne. [25]
Mais le même genre de recherches se déroule également en dehors de tout cadre militaire, dans l’ambiance détendue des universités, des centres de recherche en neurosciences ou des instituts de psychologie, où des étudiants et de jeunes professeurs se prêtent dans la bonne humeur à des séances de perturbation de l’élocution par TMS, ou à des jeux censés prouver l’efficacité de cette technique pour modifier la prise de décision et manipuler la pensée d’autrui.
Que signifie en réalité cette mise en scène d’un « funny Big Brother » ? S’agit-il de montrer que notre société est tellement émancipée du totalitarisme, tellement libérale et immunisée contre le politique, qu’il devient possible de jouer librement avec les peurs du passé, les spectres orwelliens ou les obsessions du maccarthysme ? Que, comme le prétend JP Changeux [26], le discours scientifique étant la seule et unique expression de la vérité, le développement de la science est l’état ultime de la civilisation ? Et que les garde-fous de l’éthique, alliés à ceux du marché, protègent fatalement contre les dérives totalitaires ?
Il y a certainement un peu de tout cela. Mais on sait qu’en réalité la science se cache derrière le paravent de l’éthique pour faire bonne figure et qu’elle n’a plus de compte à rendre à personne, si ce n’est à la rigueur à ceux qui la financent.
Or, comme le rappelait sans cesse Castoriadis, il ne peut y avoir d’éthique qui ne soit subordonnée à la politique. Aristote, disait-il, considérait la politique comme « la plus architectonique des sciences concernant l’être humain (Éthique à Nicomaque) » [27]. Ce qui signifie que « si la maison est mal construite, tous les efforts pour y bien vivre seront, au mieux, des bricolages insatisfaisants. » Et l’on vit mal dans cette maison que construit la science non pas pour nous, mais seulement pour elle-même.
À ce titre, on ne s’étonnera pas que tout ce qu’elle puisse dire et faire éveille le soupçon dans l’esprit de nos contemporains. En voici un dernier exemple : après les émeutes qui ont secoué la Grande Bretagne en août 2011, un groupe de chercheurs s’est plaint dans le journal Guardian [28] du fait qu’une dépêche d’agence ait annoncé que « la carence d’une certaine substance dans le cerveau “incitait aux émeutes” », les guillemets pouvant sous-entendre que cette opinion émanait des chercheurs eux-mêmes. Or cette équipe de scientifiques affirme avoir, en effet, « constaté que les jeunes adultes qui possédaient une basse concentration en [neurotransmetteur] GABA faisaient preuve d’une plus grande impulsivité. » Les journaux anglais se sont jetés sur cette découverte pour titrer en première page : « Les émeutiers qui sont en train de piller une boutique à Hackney, ont-ils un niveau trop bas d’une certaine substance chimique dans le cerveau ? Les scientifiques pensent que oui », ajoutant qu’on serait bientôt « en mesure de réduire le nombre d’émeutes en utilisant un spray nasal contenant des extraits de cette substance ».
Les chercheurs se défendent de telles visées répressives. Si les gens qui ont moins de GABA dans une certaine région du cerveau tendent à être plus impulsifs, affirment-ils, cela ne signifie pas qu’une carence en GABA causerait toujours de l’impulsivité, car l’un n’entraîne pas forcément l’autre compte tenu des particularités de chacun, etc.
Et ils se demandent avec une candeur dont on veut bien croire qu’elle n’est pas tout à fait feinte pourquoi une recherche présentant autant d’intérêt se prête aussi facilement à de mauvaises interprétations.
Abstraction faite des mystifications et des tartufferies, il ne fait pas de doute que la neuroscience croit à son modèle, que les déclarations « véritistes » de ses représentants sont fondées sur le sentiment d’accomplir une mission d’aboutissement historique du processus cognitif initié à l’âge moderne. L’expansion mondiale du mode de pensée scientifique occidental renforce leurs convictions. Et il ne manquera jamais de thuriféraires pour exiger que l’on pousse plus avant sa logique objectiviste basée sur la métaphore du cerveau électrique : transhumanisme, hybridation homme-machine, reprogrammation cérébrale [29]
, etc.
On sait que ces recherches sont près de déboucher, dans le domaine militaire à la création d’un « cyber-soldat » dont le cerveau, bourré d’électronique, est relié directement à ses chefs ou à des batteries d’ordinateurs – un être semblable au Limier-robot au flair infaillible qui veille dans la moiteur débilitante du monde de Fahrenheit.
Ce redoutable Cerbère est l’indispensable gardien du « paradis » bradburien où il est devenu inutile de brûler les livres puisque les gens oublient peu à peu leur propre langue et même leur histoire individuelle, mais où nul n’est certain que le doute puisse être à jamais éradiqué.