Nos Longues Routes de Sable
Nos Longues Routes de Sable
« Rien n’est jamais beau comme on l’imagine et tout est plus beau. »
La longue route de sable, Pier Paolo Pasolini
En 1959, Pier Paolo Pasolini entreprend un voyage à la périphérie de la botte italienne. À bord de sa fiat millecento, il traverse les villes, il en tirera son long poème La longue route de sable.
La compagnie Pardès rimonim entreprend en avril 2010 un voyage sur ses traces. Elle choisit Ouessant. Cette petite île est pour elle une métonymie de la France.
De ce voyage sont tirés plusieurs regards.
Adam Nilsson a réalisé un film, Lionel Marchetti a produit une composition électro-acoustique et des poèmes [1], Amandine Truffy et Augustin Bécard se sont envoyés des lettres, ont collecté des objets, et moi j’y ai écrit ce texte.
À mesure que je progressais dans cette île merveilleuse et que j’y arrachais des portions de sa terre je me demandais : une fois chez moi, si je verse le sable que j’ai ramassé sur l’île et que je marche dessus, est-ce que je marcherais sur l’île ?
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« À la mémoire de mon si cher Damien Schultz et de sa Bruges la morte »
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Nos Longues Routes de Sable
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JOURNÉE UNE
Mardi sur la route de Brest
16h45 / le voyage commence ici.
Gare de Montparnasse / 48°83.883 Nord / 2°31.763 Ouest.
Je me souviens être venu ici il y a six ans. Nicolas Genka nous avait donné rendez-vous. Nous avions passé, cette après-midi-là de juin, à parler de son roman Jeanne la pudeur. Nous souhaitions l’adapter à la scène.
Il nous avait raconté sa jeunesse parisienne : les années Schaeffer au GRM où il s’occupait du département audiovisuel, Copi et son appartement désert dans lequel il passait des après-midis à attendre, cerné par les volutes d’une herbe sucrée ramenée d’Argentine.
Il nous avait raconté sa vie, avait fait revivre devant nous : Mishima / Nabokov / Pasolini.
Une vie racontée d’une voix basse et sombre que j’avais du mal à entendre.
Il nous avait donné rendez-vous au buffet de la gare, probablement parce que le train qui l’amenait de sa lointaine banlieue portait ses pas ici.
Peut-être aussi, parce qu’il l’aimait bien cette gare, qui l’avait accueilli à Paris la première fois, arrivant de son village breton :
Kerlaz / France / Finistère.
Nicolas Genka est mort, un an jour pour jour après la dernière représentation de Jeanne, notre spectacle, adapté de son roman. Nos pas nous mènent à notre train, son fantôme nous regarde.
Par un effet magique de superposition, je ne peux m’empêcher de rapprocher les faits qui nous ont menés ici, il y a six ans et aujourd’hui. Constater que tout ce qu’il nous avait raconté se retrouve dans ce projet :
Le GRM et Lionel Marchetti / le département audiovisuel et Adam Nilsson / Jeanne et Amandine Truffy / Jeanne et Augustin Bécard / Jeanne et Bertrand Sinapi.
Peut-être est-ce l’envie de tout relier.
Je ne sais pas.
Tout se relie toujours.
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Nous sommes dans le train.
En direction de Brest.
Ce soir nous dormirons à l’Hôtel des Gens de Mer et demain, nous prendrons le bateau pour Ouessant.
Je suis impatient que le voyage commence, mais je sais que le temps de se hâter, le voyage sera déjà passé.
Il est 18h51, je vois Augustin prendre une photo par la vitre du wagon.
Lionel dit : « Je vais aller enregistrer le train. »
Sur le chemin se déclinent les paysages français. Nous sommes partis ce matin de Metz, un des points les plus à l’est de la France et nous serons demain à Ouessant, son point définitivement le plus à l’ouest.
La campagne est différente de chez nous. Elle est, en ce jour, dans ce point de basculement magnifique où le froid la quitte et le mouvement des bourgeons naissant aux pointes des arbres me remplit d’une joie inexplicable.
Je me souviens enfant du relâchement qui s’opérait à cette saison, de la fin d’une forme de ténèbres.
L’heure changeait et nous sortions du tunnel de l’hiver.
La nuit le matin dans le bus / la nuit quand nous rentrions de l’école.
Aujourd’hui c’est devenu autre chose :
Le début des jours tièdes / de la terre qui se sèche au soleil / des fruits que l’on cueille sur les arbres / de la lumière qui brûle les yeux / de la campagne qui se fait verte.
Nous sommes maintenant à ces prémices.
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Les maisons elles aussi changent de robes à mesure de notre progression vers l’ouest, mais les ponts, eux, sont les mêmes.
Au loin, comme sortie de la terre et au milieu d’un champ, a poussé une de ces cités qui ceinturent nos villes et ces blocs de pierre, rectilignes, sont identiques à ceux que l’on a traversé en quittant Paris.
La voix âpre du contrôleur nous annonce que nous entrons en gare de Rennes. Elle nous rappelle que notre train continuera sa route jusque Brest, et nous souhaite une bonne soirée.
À l’entrée de la gare, se dressent des tours de contrôle blanches et des pylônes métalliques. Puis des ponts de béton, puis des hangars ouverts, puis un autre tgv.
Les trains d’aujourd’hui ne me rappellent plus ceux de mon enfance, mais,
les gares / les bruits / les voyageurs, sont les mêmes.
Un jeune homme au travers de la vitre lance à une jeune fille des « à bientôt », des « ma chérie » et souffle sur sa main pour lui envoyer des baisers.
Un homme habille son enfant, le ceint dans un ciré jaune, l’attache à une poussette. Un militaire aux cheveux collés par la sueur porte un sac de la marine nationale.
La porte se ferme derrière une ultime voyageuse. Notre train se remet en branle.
Les toits se recouvrent d’ardoises, les champs se cerclent de bocages.
Nous arrivons à Saint-Brieuc.
L’océan est proche, il modifie les habitudes.
Voici Guingamp.
Puis Morlaix, que nous survolons.
Ses maisons aux toits pointus se dispersent au creux de sa vallée.
Je ressens le même pincement au cœur qu’enfant / le même moment de douceur / le même instant de plaisir en découvrant la mer.
Les flots noirs de l’océan encerclent les bateaux.
Nous sommes dans un port.
Le port de Brest.
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JOURNEE DEUX
Mercredi / De Brest à Ouessant / Matin
Le soleil sonne sur Brest encore éteinte, il se prépare à percer la rade. La pluie s’en est allée, peut-être est-elle en train d’arriver chez nous ?
Nous longeons les quais, prenons nos billets et embarquons sur le Fromveur qui assure la liaison Brest/Ouessant depuis 1977.
Un marin aux bras épais nous aide à passer le pont.
Un groupe de lycéens a pris possession de la terrasse arrière où les sièges de bois sont encore mouillés de la pluie de la nuit.
Lionel rode à l’affut d’un son à surprendre dans la cale inférieure / Adam sur le pont monte le pied de sa caméra / Amandine et Augustin errent, leurs carnets à la main.
Voit-on de l’extérieur que nous sommes un groupe, ou bien apparaît-on comme cinq entités, indépendantes les unes des autres. Cinq solitudes ?
Les marins s’affairent / lâchent les boutes / retirent la passerelle.
Le bateau part.
À mesure que la lumière se fait plus forte, le soleil sépare ses rayons. Une part de chaleur se fait sentir au derrière de ma nuque. Nous voilà à l’orée de l’océan, la houle creuse la mer d’Iroise et notre bateau lève ses flancs pour l’affronter.
Arrêt au Conquet.
Un homme vêtu de bleu descend l’escalier qui longe le bateau, sur ses épaules reposent deux lourds sacs de papier blanc. Je lis, inscrits sur leurs flancs, les mots :
Farine / Supérieure / Extrafine
On ravitaille Molène et Ouessant.
J’ai vu en arrivant, dans une niche du bateau, deux gros sacs de jute sombre : le courrier. Comme elles devaient être isolées ces îles il y a encore peu de temps. Aujourd’hui les plaisanciers se pressent sur le pont, un couple passe chargé de glacières et de cannes à pêche, c’est le début des vacances d’avril.
Le bateau repart. Nous ferons une escale à Molène. Puis ce sera Ouessant.
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Je rentre, le vent m’a refroidi jusqu’aux os. Un homme descend l’escalier menant à la cale inférieure, devant lui un enfant de huit ans, il lui dit de bien se tenir à la rampe, qu’un marin, ça se tient toujours.
Adam me prend en photo.
Amandine s’est assoupie.
Augustin autorise ses yeux à flotter dans le vague, libres et bleus.
Lionel revient très heureux et tapotant sur son enregistreur, nous dit avoir fait une prise de son démente : « Une pièce sonore en elle-même. »
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Dans la cale du bas il y a un labrador. Jaune et vieux.
Il tremble. A-t-il le mal de mer ?
Le bateau calme ses moteurs, au loin un caniche émet un long jappement aigu. Le labrador ne s’en préoccupe pas, son attention tout entière est dressée vers les bruits du bateau. Son maitre, lui, dort paisiblement.
Nous sommes à Molène, d’ici une heure nous serons à Ouessant.
Un peu plus loin, assise, se tient une jeune femme, elle se remaquille, porte un soin particulier à cercler ses yeux de traits lourds et noirs.
Je vois l’enfant de tout à l’heure grimper prestement l’escalier, à quatre pattes.
Le bateau repart, cahotant doucement dans la houle.
Voici le chemin balisé par les îles de la mer d’Iroise, Ouessant se dessine devant nous, voilà que nous voyons la terre.
Devant nous se dressent, comme éructées par la mer, les falaises sombres du Stiff.
L’île ne semble pas habitée.
Une dizaine de personnes, dirige ses yeux vers la terre. Mitraillant de leurs appareils-photos la face est de l’île. J’ai tout à coup l’impression incroyable d’aller vers je ne sais quelle aventure, je ne sais quel zoo plein de monstres majestueux.
J’ai tout à coup le sentiment féerique d’avoir été choisi afin de pénétrer pour la première fois dans ce monde magique et dangereux, d’arriver à Jurassic park. Mon émerveillement est tel, que je n’aurais, à ce moment précis, aucun étonnement à voir surgir l’immense tête d’un brachiosaure au creux d’une de ces falaises. Que je ne m’émouvrais pas de voir décoller un ptérodactyle du sommet de ces pierres et de le voir tournoyer au dessus de nos têtes comme l’ambassadeur tranquille de ce monde immobile, prêt à se refermer sur nous à la moindre inattention.
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Nous posons pied à terre / nous demandons notre chemin.
Un escalier plonge vers la mer, continue vers le fond de celle-ci, le bateau s’arrime.
Écrit sur un mur de béton nous lisons : Non au parc marin.
La bande bitumée qui traverse l’île nous ouvre ses bras. C’est étonnant de croiser, sur une si petite route, autant de voitures.
Tout à l’heure nous débuterons le tour de l’île par ses sentiers, la civilisation disparaitra et avec elle, le bruit des moteurs.
Nous traversons :
Frugullou / St Michel / Kernonen
Vers Kernonen nous croisons un lapin. Amandine, Lionel, Augustin s’arrêtent, observent l’animal. Il ne fuit pas et ses yeux sont plein de pus.
Lionel propose de le recueillir, moi de l’achever, mais nous l’abandonnons.
À notre gauche s’étend comme une langue fine la réserve d’eau douce de l’île.
Puis Kernigou.
Au bout du chemin se dresse la maison qui se chargera de nous couvrir des assauts du ciel. Sa porte n’est pas fermée. Nous prenons possession de la bâtisse tout en nous demandant si c’est bien celle-ci qui nous est destinée…
Nous mangeons et nous préparons à partir explorer l’île.
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De Kerlann au phare du Créach, après-midi.
Nous voici à Beg Biniglou en haut d’une falaise, le vent est fort et bat mon visage.
À mes pieds une mare sombre et glacée monte doucement entre les pans des rochers. L’eau est noire, presque de pétrole. Au loin on distingue un gros morceau de pierre posé sur un socle de roche sculptée par le vent. On croirait la tête d’un énorme poupon que des dieux étrangers seraient venus abandonner là.
De l’autre côté on devine la mer.
Par grandes vagues graves et profondes, la mer ramène ses flots sur les côtes.
À chacune l’océan gagne du terrain sur les roches recouvertes de moules et d’écume.
À chacune l’océan regagne ce terrain qu’il nous avait abandonné un temps.
Je me remets en chemin.
Augustin s’approche de la grève, il porte un ciré jaune.
Amandine prend des notes.
Adam la suit caméra au poing.
Lionel hors de vue, caché dans une grotte, enregistre :
bruit / vent / silence…
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Suite
Les autres sont partis explorer une grotte au fond de la falaise, je les attends le dos au nord.
Au creux d’une petite baie, le souffle crée des trainées blanches, le soleil se prépare à sombrer doucement dans l’océan.
Au loin je distingue le phare du Creach planté dans la terre ouessantine, sentinelle entre la Manche et l’Atlantique. Le soleil semble aimanté par le phare.
Face à moi, se dressent des maisons, rangées en un alignement absurde. Des sentiers de terre ocre…
Quand mes compagnons m’auront rejoint, nous emprunterons ces longues routes de sable.
Emmitouflé dans mon manteau et protégé du vent par un piton rocheux, j’ai l’impression de participer à l’exploration d’un monde inconnu. J’ai beau les savoir là à quelques mètres de moi, je me surprends pourtant à ressentir de la peur, comme si un danger les menaçait.
Alors que nous sommes sur notre terre / Alors que je les sais en sécurité.
Je n’ai pas pu m’empêcher d’aller regarder dans la crevasse et mon cœur s’est serré de ne point les voir. Mais, m’approchant dangereusement du bord, je les ai vus : assis sur le sol, enregistrant des sons, des voix.
Amandine me fait chut de ses doigts, insouciante de tout et du monde qui gronde autour.
Ils m’appellent / je les rejoins.
Dans mes pas coule une eau qui a rouillé la pierre, la grotte est tapissée d’un cuivre de sang. L’eau s’incruste entre les blocs rocheux, le fond est de lanières d’algues brunes ressemblant à de larges bandes de cuir.
Nous longeons les crêtes de la face ouest de l’île, le soleil nous montre la route. Nous traversons une plage de galets dont le plus petit est bien plus gros que moi. J’ai l’impression confuse d’avoir rétréci comme une Alice moderne et barbue. Tout à l’heure j’ai ressenti l’effet inverse, celui d’être un géant surplombant des mares d’huile de vidange herbeuses, morceaux de mer volés à l’océan par les rochers, peuplés de minuscules insectes rouges plongeant au fond de l’eau le long de verts filaments d’algues vénéneuses.
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De Créac’h à Lampaul, soir.
Longitude Nord 48°27.553 / Latitude Ouest 5°08.008.
Nous voici arrivés à l’extrême ouest de l’île, derrière nous le phare, devant nous les Amériques. En regardant au loin, face à moi, en direction de ce soleil qui s’apprête à rejoindre la mer, je pense à cet autre continent de l’autre côté de l’Atlantique.
Des mastodontes de pierre comme surgis de la mer alertent les embarcations de la présence ténébreuse de Ouessant. Adam descend au fond d’une fissure, l’océan tape de l’autre côté du roc. Il vise son objectif vers le fond de la faille, cherchant à capter ce moment où la vague, remontant le long du sol, vient se briser, emplissant la crevasse d’un désert d’écumes. Une vague plus forte que les autres meurt à ses pieds, je la voyais arriver craignant qu’elle ne l’emporte.
Il remonte et nous rejoint.
Nous longeons à présent l’intérieur nord de la pince de crabe de Ouessant. Sur le chemin un ancien fort est accroché au sol. Il porte les stigmates, gravés au canif dans la pierre, mélange d’insultes et de slogans, de la présence de l’Homme. À l’intérieur un escalier tronqué de ses premières marches mène au ciel. Le jour s’infiltre par une meurtrière, dessine des formes abstraites et me plonge dans ce mirage enfantin qui nous pousse à chercher le réconfort du soleil. Ses rayons coupés du vent amènent cette chaleur douce que l’été futur nous promet, comme ce temps de repos au creux du lit de plumes quand, au cœur de l’hiver, l’âtre nous aide à patienter.
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Nous passons :
Loqueltas / Parluc’hen / Kerhéré / Mez ar Reun.
Arrivés au bourg, harassés, nous nous arrêtons dans le premier restaurant que nous croisons. Des coquillages nous y attendent et un vin blanc gascon qui fait passer nos crampes.
Vers la fin du repas je remarque un chien roux et blanc, un épagneul breton. Il marque l’arrêt face aux assiettes que nous amène sa maîtresse. Il me rappelle Dagobert, le chien de mon enfance qui m’a accompagné vers mon chemin d’adulte, que j’ai accompagné vers son chemin de mort. C’est fou de connaître un bébé et de le voir devenir vieux avec les poils qui grisent et les yeux qui se ferment.
Je pose ma main sur sa tête et ferme les yeux, m’abandonnant au plaisir coupable de caresser mon chien, passant mes doigts entre ses tempes. Je me vois homme retrouvant dans les bras d’une autre ce plaisir qu’il avait dans les bras de celle qu’il a perdue, sentant sous mes doigts la Bruges-la-Morte de mon enfance. Un mouvement de l’animal me sort de ma fragile tromperie, il me salue m’exposant son derrière et file se coucher au creux d’un doux matelas qu’on a choisi pour lui. Il tourne la tête et me contemple avec ce regard qu’ont les chiens pour vous dire qu’ils ont compris.
Le vin nous ramène chez nous : la nuit enveloppe la route et la fatigue fait taire mes compagnons. Le ciel se vêt de milliers d’étoiles et la nuit noire se transforme en prairie lorsque l’un des phares qui cerne l’île nous fait la grâce de ses feux. Voici notre maison, on distingue ses volets bleus et sa cheminée de pierre.
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JOURNÉE TROIS
Jeudi matin —
Dehors le calme semble du sud. Le silence matinal appelle le chant des cigales. Il est celui où, au cœur de l’été, la chaleur interdit de s’agiter. Le petit déjeuner est gargantuesque afin de prévenir la marche.
Aujourd’hui, nous explorerons la face nord-est de l’île.
De Kerlan aux falaises du Stif.
Nous marchons vers Beg Biniglou, en face de nous : l’océan.
Dans son jardin un homme affronte les premières tontes de l’année. L’odeur de l’herbe coupée convie toujours chez moi ces sensations du printemps naissant, des printemps de ma vie.
Plage de Yusin, encore une route qui mène à l’eau, encore un chemin qui se donne à la mer.
De la plage part une route bétonnée qui s’enfonce au creux des vagues. Deux petites filles trempent leurs jambes, mais l’eau est encore froide de l’hiver et interdit une exploration plus profonde. Leur expédition s’accompagne des cris habituels que l’on pousse lorsqu’on pénètre une eau glacée.
Sur la plage gît un corps, inanimé, restes d’un animal marin échoué. Un dauphin ou un phoque. Le crâne est bien visible ainsi que les ailerons encore couverts de chair.
En face de nous la minuscule île Keller et son unique maison.
Elle semble un morceau arraché.
On la penserait île et Ouessant continent.
Un gros brin d’or flotte au gré des marées.
Combien de choses la mer garde-t-elle pour elle / Combien de choses ne ramène-t-elle pas / Combien de vies la mer a arraché.
Alors que presque habitué à la beauté féérique de l’île, nous commencions à nous lasser de ses paysages, la nature mua brutalement et les falaises du Stiff se préparèrent à éclore.
Au sol, l’herbe, séchée par le vent et le sel, abrite des coquilles vides de patelles, probablement abandonnées par les mouettes qui peuplent les côtes de l’île.
Un souvenir me revient brutalement.
J’ai huit ans et m’apprête à rejoindre le monde des adultes. Celui de la fin de l’innocence, celui de la fin de cette conscience altérée du monde. Nous sommes à Formia en Italie, je porte une chemise verte que j’aime par-dessus tout, la chaleur du mois d’août me brûle la peau.
Mon père marche près de moi.
Ennuyé par l’attente prolongée (ma mère doit être en train de faire les courses avec ma sœur) je m’occupe et tente d’arracher ces coquillages pointus arrimés aux rochers.
Perdant patience je ramasse une pierre et écrase l’un des mollusques afin de voir ce qui se cache sous sa coquille. La réponse est un jet brun et visqueux qui tache irrémédiablement ma chemise.
C’est le corps de l’animal qui n’a pas résisté à mon geste. Comprenant enfin ce qui s’était caché sous cet étrange caillou, je comprends que par faiblesse et impuissance j’ai commis un crime odieux.
Je pose la pierre et, empli par la honte, rejoins mon père, mets ma main dans la sienne et sans être vraiment sûr de le mériter me blottis contre lui.
Ranimé de ma rêverie par mes compagnons, je lâche le coquillage / oublie ma culpabilité / me remets en route.
Cette fois-ci l’aventure se confirme.
N’écoutant que ma bravoure j’ai suivi Lionel au fond d’une grotte. Elle semble s’enfoncer dans les ténèbres de la terre. Une ambiance moite et salée y règne, mêlée à celle piquante des algues amoncelées par la marée. Progressant à grandes enjambées dans la couche épaisse et gluante d’algues nous pénétrons la grotte.
Arrivés à son terme nous nous asseyons et Lionel enregistre le silence.
Plus loin un boyau plonge vers les entrailles de la terre. Nous l’empruntons mais après une dizaine de mètres le resserrement des parois nous empêche de continuer notre exploration sans plonger à mi-cuisse dans l’eau glacée.
Du tréfonds de la cavité on entend souffler un dragon, il se cache et prépare sa sortie du soir, quand au creux de la nuit il s’en viendra peupler nos rêves de cris gourmands.
Nous remontons.
Nous retrouvons le chemin, puis la route, le sol se fait plus dur sous nos pas, c’est apaisant.
Un lavoir abandonné barre notre chemin, l’eau est transparente. Elle abrite des algues mousseuses qui glissent dans l’eau en fins filaments. Au fond se trouve une colonie de salamandres et de tritons.
Je n’en avais pas vu depuis au moins vingt ans. Enfant, à Vaudeville, mon village de la Meuse, nous les ramassions. On les faisait venir sur nos mains, on les mettait dans de grands bocaux remplis d’eau avec en leur milieu une pierre où ils venaient se sécher à la lumière du mois d’août.
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Harassés par la marche, Amandine et moi trouvons répit au creux d’une fosse recouverte de mousse.
Assis en cette cavité, le vent se coupe et nous nous reposons, attendant d’être rejoints par le reste du groupe.
Augustin arrive le premier, dit que nous avons trouvé notre nid.
Face à nous l’océan infini.
La mer même déchainée me procure toujours ce sentiment de quiétude et de douceur et aujourd’hui il est renforcé par :
Cette eau souple / ce soleil calme / cette houle légère.
Arrivés à l’extrême est de l’île nous apercevons les côtes françaises, Le Conquet, Brest au loin.
L’île n’est finalement pas perdue en haut du monde.
L’aventure ne naît que dans nos imaginations.
Le soleil abandonne le ciel et se mêle à l’eau / l’obscurité coule autour de nous / nos pas sont silencieux.
Une chauve-souris pipistrelle annonce le règne de la nuit, du vent et des bruits inconnus.
Les châteaux d’eau, phares et autres tours-radar quittent leur fonction de gardiens et se transforment en sombres sentinelles, de leurs yeux jaillissent les lumières aveuglantes qui guident notre route.
Nous parlons un peu plus fort pour rassurer nos cœurs et, au bout du chemin, apparait notre maison, noire au milieu des autres crépies de blanc.
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JOURNÉE QUATRE
Vendredi de Lampaul à la pointe de Roc’h Hir
Nous voici à la moitié de notre courte route de pierre.
J’ai été éveillé ce matin par le cliquetis sourd des oiseaux, le soleil perçait les rideaux, l’embrasement de la nature contrastait avec le froid épais qui avait enveloppé la nuit.
Je me lève et vais chercher un peu de bois. Je m’approche de la cheminée, monte un mikado de buches et m’aperçoit que je répète les gestes de mon père montant le feu aux premières heures du jour.
Nous reprenons notre route, passons par le bourg.
J’entre dans l’église de Lampaul, avance vers le crucifié au bout de l’allée et ressens ce sentiment désagréable de terreur enfantine.
Quelle drôle de religion qui prend pour symbole le corps d’un homme supplicié.
Mutilé / décharné / abimé.
Je sors.
Dois-je marcher à reculons comme j’ai vu ma mère le faire ?
Faut-il que je reste face au crucifix géant ?
Si je ne le fais, irais-je en enfer ?
Je fais volte face / tourne le dos à l’autel / avance vers la lumière.
Le bruit de la rue explose alors que je passe la porte, la quiétude de l’église l’avait fait disparaitre.
Dehors un soleil d’été brûle le sol. L’île d’habitude si venteuse se rêve en morceau de Méditerranée enfoncé dans l’océan.
Amandine et Augustin postent les lettres qu’ils se sont écrites, le bourg est calme comme au lendemain d’une fête.
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En bas d’une falaise, comme un suicidé, gît le corps d’un dauphin mort.
Encore en bon état, enfoncé entre les pics rocheux, il n’est pas là depuis longtemps.
D’une taille impressionnante et gonflé par les gaz, il nous rappelle que la mort accompagne l’île et que l’océan autour d’elle est celui qui décide :
Qui il prend / qui il garde / quand et comment il le rend.
Je crois avoir croisé plus d’animaux morts que vivants sur cette île :
Une cinquantaine de lapins éventrés par les mouettes / deux dauphins…
À mi-chemin une ouverture mène vers un couloir sombre s’enfonçant dans la terre.
J’entre le premier, accroupi, une lampe fragile à la main. Je suis fier d’avoir pénétré seul ce couloir, d’avancer seul devant.
D’habitude, l’angoisse / la peur des conduits étriqués, m’auraient conduit à ne pas m’aventurer dans ce trou, à envoyer quelqu’un à ma place.
Je longe la paroi et, au bout d’une dizaine de mètres, obliquant sur la gauche le couloir débouche sur un poste de tir dirigé vers la mer.
La meurtrière est assez grande pour que j’y passe mon corps et regagne l’extérieur.
Je m’y glisse, le soleil explose mes yeux tout juste habitués à l’obscurité.
Je rejoins mes camarades, ma fierté passagère me semble bien ridicule.
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Le chemin, maintenant, se fait sombre et sinueux. La côte sud de l’île est fondamentalement plus verte, plus fournie, moins mousseuse. Une eau turquoise, assombrie par un lit d’algues, donne l’impression étrange, déjà ressentie tout à l’heure, de se trouver en terre méridionale.
Nous faisons une halte. Je m’étends dans l’herbe délicieuse, face à moi le phare de la jument.
Je goûte à la tiédeur de ce moment, l’enregistre afin de me le remémorer quand la vie se fera moins douce.
Tout autour de moi, la mer, quelques rochers et les sept phares de l’île, gardiens de cet instant.
Bientôt nous nous en serons retournés dans nos contrées sans vent, mais je saurai que ce moment a existé et je m’en souviendrai.
Adam installe la caméra.
Amandine et Augustin attendent au loin.
Lionel enclenche son enregistreur.
Je porte mes mains à ma bouche et hurle contre le vent :
/ Action /
Amandine et Augustin courent sur la falaise et le cliquetis régulier de la caméra les accompagne.
Mon cœur s’emballe, un sourire d’enfant s’accroche à nos lèvres, c’est que la pellicule qui s’impressionne confère à ce moment une félicité magique.
Amandine et Augustin arrivent près de nous / la pellicule décroche / le plan est fini.
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Nous reprenons notre route :
Dans la nuit / dans le soir / dans le soleil qui tombe / dans le brouillard qui entoure l’île et endolorit nos pas,
Loin, des lumières de Molène / du phare de je ne sais plus quoi
Loin, du Conquet / de Brest / de Paris…
Nous marchons, à quelques mètres d’écart, dans une nuit noire et douce. Les rues sillonnent entre les maisons éteintes, l’île s’est endormie.
Au loin, le clocher, de nouveau se dresse, nous indiquant :
Le chemin / la route / la maison.
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JOURNÉE CINQ
Samedi du Stif à Kerlan
Hier encore nous sommes rentrés bien tard, comme si, sachant que notre séjour se finissait, nous souhaitions voler à l’obscurité quelques minutes de plus.
Adam est parti filmer la nuit.
Moitié voleur, moitié perdu, il a erré jusqu’au matin passant des heures à tomber dans le noir, blessé par les genêts scorpions.
Il est 9h30, Lionel est occupé à enregistrer Augustin la tête dans une bassine pleine d’eau. Aujourd’hui sera notre dernière journée complète sur l’île qui s’habitue à nous.
À coté de moi Lionel écoute les sons qu’il vient d’enregistrer, s’enthousiasmant de chacun.
Écoute ! Écoute… c’est dément !
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Augustin écoute, ses yeux clairs éclatent sur son pull bleu, je goûte à cet instant magique avec délectation.
Nous prenons un taxi pour rejoindre la côte afin de voler un peu de temps.
L’homme qui nous conduit nous confesse ne pas être né sur l’île mais y avoir passé ses vacances d’été, de Pâques, de Noël et avoir épousé « une fille d’ici. »
Il nous apprend que c’est assez rare de trouver des dauphins morts, que les chasseurs ont tué tous les renards de l’île et qu’aujourd’hui les lapins, en surpopulation, subissent une épidémie de myxomatose.
Le voyage en voiture modifie l’échelle de l’île, la ramenant à la taille d’un caillou.
Nous passons près du port du Stif, demain c’est là que nous reprendrons la route qui nous ramènera chez nous.
Un avion décolle dans un bourdonnement effrayant.
Derrière nous, sa musique explose.
On le voit s’échapper du sol / prendre le cap / rejoindre Brest.
Nous sommes au sud-est de l’île, d’un coté Molène et le phare de Keréon, en face de nous Le Conquet.
La brume l’a enveloppé. Molène à son tour se cache.
L’île reprend sa force mystérieuse et disparait dans son manteau de neige, nous voici de nouveau isolés du monde.
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Près de la croix Saint Paul
J’ai perdu le reste du groupe. Je monte sur une butte pour l’appeler.
Je vois : Amandine / Adam / Augustin.
Ils ne m’entendent pas.
JE HURLE / de toutes mes forces.
Je m’époumone.
Pris au cœur tragique de ce drame inventé / rattrapé par la réalité mensongère.
Le vent est contre moi, ils ne m’entendent pas.
Je vois Amandine avancer.
JE HURLE / JE HURLE / IMPOSSIBLE
Je vois avancer Augustin.
JE HURLE / JE HURLE / IMPOSSIBLE
Je siffle de toutes mes forces, ils ne m’entendent pas.
Mes poumons se déchirent de siffler…
Ils ne sont qu’à quelques centaines de mètres et pourtant ils ne m’entendent pas.
Je crie / Je hurle / Je siffle, de toutes mes forces.
Ils disparaissent.
Je suis pris d’une angoisse inextinguible.
Je pourrais mourir à quelques mètres d’eux sans qu’ils ne me voient, sans qu’ils ne m’entendent.
Je vis l’angoisse terrible de voir les secours passer à coté de moi.
D’être perdu / de ne pouvoir les appeler.
Trop affaibli, je sais que la délivrance est là toute proche et que je vais mourir avec ce regret tout chaud d’avoir cru être sauvé.
Mais tout à coup, au détour d’une crête, les voilà de nouveau. Je vois passer leurs têtes, les cirés jaunes éclatent sur l’herbe grise, leurs corps se détachent de la mer.
Je reprends espoir.
Le vent souffle. De toutes ses forces. Comme s’il voulait nous tuer pour avoir découvert l’un de ses secrets.
Lionel qui était de l’autre côté de la crête ne m’a pas non plus entendu, j’en viens à douter que tout cela se soit passé.
Ai-je vraiment sifflé / Ai-je vraiment hurlé ?
Nous rentrons à Kerlan, nous reposer dans notre maison.
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Soir / Plage de Yuzin / Face à Corn Héré
Nous voilà, marchant vers la nuit tombante, gorgés de ragout à la motte et de mirabelle. Nous marchons vers notre destinée, lentement, d’un pas sûr. Nous partons filmer la nuit.
Après avoir embrasé les replis d’un rocher de torches d’huile, je m’arrête sur la plage décidé à emmener un souvenir de l’île.
Me voici donc occupé à découper les restes de peau momifiée d’un dauphin mort, échoué sur la côte, tel un prêtre païen pris dans un rituel vaudou. La fatigue de la nuit, le froid, le groupe autour de moi attendant que je finisse ma tâche, je ne peux m’arrêter.
Je continue, avec l’impression crapuleuse d’avoir tué un homme et de découper son corps encore chaud.
J’avance le couteau / découpe le trophée
La tête maintenant détachée, je la mets dans un seau afin de la nettoyer et de l’exhiber au milieu de mes collections d’insectes et de mes crânes d’animaux. Un butin de plus dans le cabinet de curiosités que j’ai pris pour bureau.
Puis, afin de laver mes mains de mon forfait, j’avance doucement sur la route de béton qui se fond dans la mer.
Quelques jours auparavant, j’y ai regardé des fillettes jouer à pénétrer dans l’eau.
La mer est basse / Elle s’est retirée
La longue langue de béton plonge doucement dans l’océan.
J’avance à petit pas, en faisant attention de ne pas glisser sur les algues, je m’éloigne du groupe.
Le noir se fait autour de moi, je pénètre les ténèbres.
Là, seul au milieu du monde, j’ai le sentiment abject que la mer va m’engouffrer pour me punir de mon forfait.
Soutenu par l’alcool de prunes je la mets au défi :
Prends si je le mérite, sinon je partirai serein.
Je ne suis plus effrayé, je m’accroupis / Mets les mains dans l’eau glacée.
Au milieu de cette plage saillie par les marées, le réconfort de la mer se fait.
Perdus si loin au fond des terres que cela est comme si je n’existais pas, mais j’existe.
Je tourne mes pas vers leur lumière, rejoins mes compagnons.
Je les retrouve avec ce sentiment qu’on a lorsqu’on vient d’échapper à la mort, avec ce sentiment qu’on a lorsqu’on nous reconnait, avec ce sentiment que l’on aurait, si Dieu pouvait poser sa main sur nous, et nous comprendre.
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JOURNÉE SIX
De la baie de Poull Ifern à l’Île Cadoran / Encore une route qui mène à l’aube
Nous nous sommes levés ce matin à l’aurore, afin d’aller voir le ciel se lever.
Hier soir nous nous sommes couchés le plus tard possible après avoir marché dans l’obscurité, comme des enfants cherchant à profiter de leur dernière nuit.
Retour à l’aube
J’ai été tiré de mon lit par un réveil immonde après une nuit agitée. Frigorifié, et face à la tour du Stiff, le vent souffle du continent avec une violence accrue.
Je suis de mauvaise humeur / la température est basse / le ciel n’est pas encore là.
Adam, en bas, filme la mer noire et glacée, le disque d’ambre doucement apparaît. Le soleil se prépare à son triomphe quotidien.
Tout s’éclaire et redevient simple.
Suivant doucement sa route vers le zénith, nous savons que ce soir nous dormirons sur le continent.
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Retour.
Nous avons passé notre dernière heure à écrire une lettre et l’avons glissée dans une bouteille. Tout à l’heure nous la jetterons à la mer en espérant que quelqu’un la trouve. Ce geste a quelque chose de vain mais nous en avions besoin afin de combler le vide du départ.
Je fais le tour de la maison / regarde sous les lits.
La maison ne porte pas de stigmates de notre passage, elle nous a déjà oubliés.
Tout est : rangé / à sa place / nettoyé.
Je ferme les portes, je m’étais habitué à cet endroit délicieux.
J’inspecte les portes / ferme à clef / ferme à double tour / et m’en vais.
Un taxi mauve vient nous chercher, les portes claquent, on entend Bob Marley. Un homme monte, un gros sac sur son dos, probablement un marin au long cours qui s’en va travailler ?
Nous arrivons au port de l’île, la mer est déchainée, nous voyons notre bateau courber son flanc à la digue. Nous empruntons la file qui s’est formée et embarquons.
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Dimanche de Ouessant à Brest
La mer bout et explose à mes pieds. Chaque vague propulse dans l’air une myriade de gouttes d’eau qui au contact du soleil produisent mille arcs-en-ciel.
Le spectacle est féérique.
Le bateau par à-coups se penche, je m’accroche dangereusement à ses rebords.
Dans notre dos Ouessant, le soleil s’apprête à se coucher et brûle la mer de mille feux, au loin le phare de Men Korn.
À la poupe du bateau les plus aguerris, accrochés à leurs sièges, prennent les vagues une à une sur la tête. Au fond de la cale, une foule apeurée combat le mal de mer en s’obstruant les yeux. Un jeune homme attentif a les deux mains posées sur ceux de sa demoiselle.
Je remonte sur le flan droit du bateau et l’observe s’ouvrir un chemin au milieu des odeurs âcres et sales du mazout.
Le bateau penche / Je m’accroche.
Rasséréné par cette violente houle je me fais l’effet d’un marin habitué à essuyer mille et un crachins, mille et une tempêtes. J’ai l’impression d’être seul sur l’océan voguant vers je ne sais quelle destination inconnue.
Me voilà ivre de la mer.
À la tristesse du départ s’est jointe l’excitation du retour. Cette traversée que je redoutais voyant la mer se creuser a laissé place au bonheur immense de traverser ces lames qui me laissent voguer sur leurs flots, qui ne me mangent pas avec leurs grandes bouches.
Des morceaux d’îles balisent notre chemin comme de grosses bottes de paille dans un champ d’herbes folles. Au loin, il y a une plage de sable, qu’il doit faire bon s’y baigner au cœur chaud de l’été.
La marée monte doucement rythmant de son tic-tac la quiétude d’avril.
La beauté du printemps fleurit : les maisons / arbres / jardins.
Chacun de nous s’apprête à retrouver la route qui lui est sienne. Je distingue encore Ouessant au loin dans la brume.
Je regagne la soute, le jeune homme avec qui nous avons partagé notre taxi n’est pas du tout marin mais comédien.
Il travaille à l’Odéon. Nous avons des amis en commun.
Il revient d’un séjour de vacances dans la maison qu’Olivier Py a sur l’île. Tout à coup un pan important de La longue route de sable s’invite dans notre voyage, notre part de mondanités.
Voici Molène et ses phares. L’île rougeoie dans le soleil couchant, le chemin d’ilots qui mène à elle nous la prépare. La mer se fait d’huile, le bateau ralentit. L’odeur du mazout se fait plus forte, je change de côté, nous repartons.
Sortant de la baie, la mer se creuse de nouveau et se fait sombre. À côté de moi, un homme regarde s’échapper Molène, il tient dans sa main une cigarette, je le vois la triturer. Il la porte à sa bouche. Elle disparaît. L’a-t-il mangée ?
Je le regarde d’un air soupçonneux / Il me regarde sans comprendre.
Un groupe de jeunes femmes attirées par l’air frais se poste à côté de moi. Je lui tourne méchamment le dos afin de goûter tant que je le peux à ce sentiment magique d’être seul sur la mer.
La côte du Finistère apparait, j’abandonne mon rêve.
Au loin, la tour de garde du Stif a disparu à jamais dans le lait des nuages, Augustin donne notre bouteille à la mer d’Iroise. Les fumées des moteurs, happées par le vent, sont rejetées vers le ciel humide comme mille fantômes pressés de regagner leurs tanières. Un matelot trapu mène une jeune femme au poste de pilotage, je suis un peu jaloux de ce privilège.
Nous rentrons dans le chenal de Brest. La mer se fait calme, la cabine vibre autour de nous. Notre voyage touche à sa fin.
Le soir se fait, une femme assise regarde son enfant courir au bout du bateau revenir dans ses bras. Elle a cet air doux des mères ayant la mission de garder leur enfant en vie.
Mi-tendre / Mi-fière / Mi-attendrie.
Par moment mes yeux flashent la nuit, Brest s’annonce par ses grues, elles se détachent en contre-jour comme une forêt de clochers noircissant le soleil couchant.
Nous posons pied à terre, voici le port de Brest. Nous sommes arrivés.
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JOURNÉE SEPT
Dimanche. De Brest à Paris
Devant mes yeux défilent les villages français.
Le train ronfle de son ronron incessible. En quelques jours le paysage a changé. Le printemps s’est installé. Le chemin de fer trace les lignes métalliques qui mènent à Paris. D’ici une heure nous serons revenus à la gare Montparnasse et la boucle sera bouclée.
Voici que défilent les pavillons de banlieue, les tours de béton et les forêts gorgées de sève prêtes à affronter l’été. Mes yeux se ferment, je m’endors.
De par mon sentiment, mon corps se fend, bûches tombantes chacune d’un côté.
Les fleurs à mes pieds tapissent le chemin.
Je souhaiterais par-dessus tout en ce moment précis me fondre dans la terre comme en une eau précieuse et rejaillir plus tard en rosée abondante, absorbée par ces douces tâches de couleur sur l’herbe verte.
Mon corps par un effet de catalyse y serait épuré des tensions de ce monde.
Comme par la vie qui se fait folle, je serais brûlé au soleil, transformé en brume duveteuse et y suivrais les oiseaux en ce ciel.
Surplombant le chaos de la terre, je dirais aux mouettes d’épargner les bulots et retomberais le soir en bruine légère et froide, lassant les amoureux.
Je me glisserais au creux des rondeurs fermes d’une jeune fille aimante, le long de sa peau, me réchauffant à son contact, elle me reconnaitrait et m’appellerait mon cher.
Elle me dirait bien sûr de sortir de sa chambre, mais lorsqu’au creux du soir elle me découvrirait tapi entre ses draps, elle rirait d’un rire franc et huileux et me ferait lui jurer d’être paisible et sage.
Ce que je ferai jurant de ne l’être jamais.
Elle jetterait la couverture sur nos corps échauffés par le poêle et m’accueillerait :
Entre ses bras / entre ses jambes / entre ses reins
Et de nouveau :
Entre ses bras / entre ses jambes / entre ses reins
Au matin je devrais m’en aller, elle le comprendrait mais l’émotion lui ferait des larmes, et je serais cette eau dans ses yeux.
Les chaos me réveillent, les tours de Paris apparaissent, le train s’arrête, notre voyage est fini.
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Paris
« La grande fourmilière a bougé ! »
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Bertrand SINAPI, avril 2010/septembre 2012