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Sur le motif  

dimanche 17 novembre 2024, par Frédéric Faure

Apologue

À la longue, il s’était retrouvé enfermé dans un labyrinthe. Plus il essayait d’en sortir, plus il hésitait entre les directions, plus le labyrinthe se ramifiait et se compliquait, plus il se torturait. Pas à pas piégé dans sa propre construction, sa vile sécrétion, il s’arrêta. Renonçant à chercher une issue, il sentit le labyrinthe, son labyrinthe, perdre peu à peu consistance. Les blocs de glace cédèrent, il se remit en marche parmi des flaques.

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Répit

Elle s’arrête à vélo, jeune femme en robe verte, coton extensible, cheveux courts, peau duveteuse, air doux. Position d’attente, ou simple repos, son regard se perd, s’évide, ne croisant plus rien des rues agitées. Aucun trouble intérieur, elle reçoit la grâce d’un instant de pur répit. À peine une minute, et la magie s’abolit : elle récupère au fond de son sac à dos machinalement un téléphone. Sourire diffus, coup de pédale vif, elle disparaît dans le tournant à tout jamais.

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Calendrier

Un éclair se fit dans l’esprit du marchand, obnubilé de chiffres. Il se rappela que pendant longtemps on avait cru à tort que l’auteur d’Hamlet et celui du Quichotte étaient morts le même jour, un 23 avril 1616, alors qu’en réalité ils avaient quitté ce monde de discorde avec dix jours d’écart, l’Angleterre n’ayant remplacé le calendrier julien par le grégorien (sur lequel se réglait déjà l’Espagne plus d’un siècle auparavant) qu’en 1752...

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Prélude

Ils ont la force de leur fragile jeunesse. Dans l’escalator, comme sur les strapontins, on dirait qu’ils ne se quitteront plus de la vie. Rien ne semble en mesure de rompre une si délicate alliance. Quelques marches plus haut, les yeux souriants, elle lui fait des grimaces à travers le masque. Il tient entre ses bras fins un grand bac en plastique. Elle pose ses mains sur les siennes avec l’évidence de ce qui les lie. Je les revois à la sortie, un brin désorientés. Tellement légers, qu’ils n’ont pas encore d’adresse ! 

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Après

Une femme est encore là, après la fin de la pièce. Sur la terrasse du jardin, elle fume une dernière cigarette. Quel drôle de zèle aujourd’hui lui prend de repasser les chemises qu’il ne mettra plus, d’empiler ses draps. Sa façon à elle d’alléger sa peine. Elle était au service du docteur depuis longtemps. Elle aussi il l’avait adoptée, et sans doute la gardait-il parce qu’elle savait préserver, malgré elle, un peu de son désordre.

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Portrait

Vierge souffleur divaguant, un rêveur habitué que la fumée absorbe s’absente et indique d’une main lasse — tenant entre ses doigts un cigare dont la cendre est sur le point de tomber — les mille et un feuillets blancs d’un projet infini qu’il annule en l’élaborant. Non moins éclatant que ce blanc le rouge de l’éventail replié sur sa tranche et, près du bouquet de violettes, le rêveur (ou ce poète qui signe Mallarmé) a griffonné par jeu un billet de présence, que néglige, pris dans les motifs du papier peint, le papillon brun qui volète immobile.

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Sursaut

Combien de jours, d’années ou c’était hier, le cours du temps s’embrouille dans son esprit. Il ne répond plus qu’au temps qu’il fait. Un grand ciel bleu limpide et de lents nuages. Ils sont deux sur le banc, l’accompagnatrice reste debout avec son téléphone. Sur cette placette du jardin, une estafette de la ville leur bouche la vue. Il a un sursaut. « Cette bagnole, ça gâche tout ! » L’accompagnatrice, relevant les yeux, en convient. Il s’empare de son déambulateur et le déplace vigoureusement vers le banc dégagé au soleil.

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Tangage

Les habitants de ce hameau perdu dans la plaine hongroise sont tellement habitués à la pluie qu’ils la ressentent de l’intérieur, comme tombant en eux. Pour vaincre cette humidité fondamentale — et l’odeur de la terre qui remonte —, il n’ont pas d’autre recours que de s’imbiber davantage, buvant des litres d’eau de vie ou de bière dans un bar aux allures de salle d’attente. Bien résolus à noyer leur inquiétude, ils se soûlent et dansent toute la nuit sans relâche. Au petit matin, l’accordéoniste joue sa dernière note et sort vomir. Alors les araignées reprennent le fil de leur toile, qu’elles tissent silencieusement autour d’un verre ou d’un buveur endormi.

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Ricochets

Tout le pays est derrière lui. En cette année 1962, Olli Mäki va jouer le combat de sa vie. L’ancien boulanger de Kokkola a une chance de décrocher le titre mondial des poids plume. Mais à quoi bon la boxe quand on est amoureux ? Olli sera mis KO au deuxième round, déclarant sobrement avoir gardé son menton un peu trop en avant. Il n’attend pas la fin du dîner officiel qui suit le combat pour s’éclipser. La nuit est belle, il rejoint sa promise. Ensemble, la défaite est vite oubliée : la mine réjouie, ils font des ricochets sur la rivière.

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Brest

C’est l’heure immobile où les couleurs se déposent en s’intensifiant, sous le voile pastel perce l’orange violacé. Les grues jaunes et blanches juchées sur leur treuil bleu imposent un profond silence ; les promeneurs s’arrêtent et contemplent l’inertie du grand port de commerce. Côtoyant les platanes, des chiens débridés dévalent le long cours Dajot et fatalement le jour se défait, entraînant dans sa chute les lueurs tamisées.

P.-S.

L’illustration insérée dans le texte est une encre avec aquarelle de Frédéric Faure, intitulée Le gardeur de Bretagne.

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