On l’appelle Boudiner, non pas Boudinar (l’homme au dinar), mais Bou-di-ner, c’est-à-dire boule de nerfs. Boudiner, donc, est un sobriquet, — en vérité son prénom est Mourad —, que lui ont collé ses collègues, car un rien l’irrite, le fait plonger dans les filets de la nervosité, le fait jaser. Surtout quand il est au volant. Et puisqu’il est chauffeur de taxi à Constantine, donc, il l’est presque toujours.
Vrai, la conduite à Constantine est infernale. Il en a toujours après la police, parce que celle-ci en a toujours après lui, enfin le taxi. Surtout les agents femmes. Elles sont là, avec leurs cheveux décolorés, à vous courir après. Il fait un peu de théâtre, bien qu’il soit on ne peut plus sérieux, en disant à ses clients ceci : « Tu fais descendre un passager, prrt ! impossible ! » Puis : « Tu en prends un, prrt ! impossible ! » Et encore ceci : « Tu te gares pour emmener ta maman malade à l’hôpital, prrt ! impossible !... » Autant dire que le taxi ou même la notion de taxi n’existe pas. Et la circulation, mon Dieu, c’est vraiment la folie. En tout cas, les automobilistes constantinois sont des as du volant, des champions de la conduite. Comme les Indiens à Mumbay. Pare-choc contre pare-choc et rarement elles se touchent, les voitures. Les piétons, quant à eux, sont vraiment gâtés. On s’arrête, et ils passent, se permettant même le luxe, soit de lambiner un petit peu, en cherchant votre regard, ou de traîner la patte, sans vous regarder, faisant comme si vous n’existiez pas.
Tout cela, Boudiner l’accepte, car il a vécu ainsi et il le vit quotidiennement. Ce qu’il n’aime pas par contre, c’est quand un conducteur bloque la circulation, créant un bouchon en plein centre-ville, parce que, venant de rencontrer, de croiser un ami, il se met à causer avec lui, comme s’ils étaient attablés à une terrasse de café. Alors il actionne l’avertisseur, sachant que les automobilistes algériens, du moins beaucoup d’entre eux, n’aiment pas qu’on klaxonne « après eux ». Aussi, est-ce avec un plaisir énorme qu’il le fait toujours.
« Pourquoi tout ce boucan ? dit l’autre dans la plupart des cas, en levant les mains.
— Et alors, tu ne te rends pas compte de ce que tu fais, abruti, va ! »
L’autre chauffeur se met en route, n’ayant rien entendu du fait du vrombissement de sa voiture.
Un jour, il se trouve coincé dans la rue Aouati Mustapha ou la route de Sétif comme on l’appelle communément, dans une file interminable. Ca roule comme sur des œufs. Puis, brusquement, le conducteur qui est devant lui s’est arrêté. Boudiner patiente quelques minutes puis se met à klaxonner avec insistance. Le moteur a peut-être calé, mais le chauffeur ne semble pas près de le faire redémarrer.
« Allez, vas-y, pauvre bougre ! lance Boudiner.
— Quelqu’un a dit, fait le passager assis à côté de lui, que les Algériens conduisent bien mais se conduisent mal, cela est vrai, ça se vérifie chaque jour.
— Oui, quand tu les vois à l’étranger, ils sont respectueux des lois, tout pleins de civisme, ici, chez eux, c’est l’anarchie… » approuve Boudiner.
Un autre passager l’interrompt, disant :
« C’est l’Etat qui est faible… »
Le quatrième passager, un peu âgé, ne voit pas les choses ainsi, aussi coupe-t-il ce dernier, et, ponctuant ses mots avec la main droite, profère :
« D’abord, il ne faut pas généraliser, il y en a beaucoup qui sont bien. Ceci dit, le mal est ailleurs. Même s’il y a un policier derrière chaque citoyen, cela ne suffit pas à régler les choses, c’est d’abord une affaire d’éducation et de civisme. Ce qui manque, c’est l’effort de bien vouloir s’éduquer, il s’agit de faire l’effort de respecter autrui, de respecter la loi… Et puis, finalement, ce n’est pas facile de faire un Etat. »
Dans la voiture derrière le taxi fusent des obscénités. Un moment, la rue est tous cors dehors. Si bien que les habitants des immeubles de part et d’autre de la rue sortent au balcon, sûrement gênés au plus haut point par ces décibels affolés.
« Beaucoup utilisent le klaxon, non pas comme avertisseur, mais pour appeler quelqu’un. On vient près d’un immeuble, et l’on commence à sonner ; ce qui ameute les gens à leur fenêtre, chacun croyant que c’est pour lui, dit le passager de devant.
— Il faut aller carrément à l’appartement, frapper à la porte de la personne en question, la faire venir… dit le vieil homme.
— Mais pourquoi n’use-t-on pas du portable ? » s’écrie un autre assis derrière.
Boudiner s’agite un moment, donne de fortes tapes sur le volant, puis hurle en direction du conducteur :
« Allez, bouge ton cul ! Gare ta guimbarde à droite et laisse-nous passer ! »
Derrière, on débitait des flots d’injures à ne pas faire écouter aux enfants.
« On ne peut pas être plus vulgaire, fit le vieil homme, l’air dépité.
— On est toujours pressé, murmure le passager assis à côté de lui.
— On est toujours pressé, on ne respecte pas la file d’attente, on veut toujours passer en premier pour, la plupart du temps, juste se garer quelques mètres plus loin », réplique l’homme âgé.
Boudiner est maintenant au paroxysme de la colère.
« Mais qu’est-ce qu’il a, ce con ! Va conduire des mulets, espèce de plouc ! »
Il veut bien dépasser cette voiture qui bloque le passage, mais en sens inverse, la circulation, quoique fluide, est dense.
Ca carillonne, ça sonne de la trompette. Comme dans une fête de mariage, un cortège nuptial, où les automobilistes appuient frénétiquement sur le bidule pour créer de l’ambiance. Avec une jouissance grandiose. Cela se remarque dans leurs yeux étincelants et leurs gestes désordonnés.
Ce qui le rend fou furieux, c’est que le bonhomme ne bouge pas, n’essaie de faire quoi que ce soit. Comme si la chose lui plaisait, de bloquer le passage.
« Où sont les policiers ? Ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux ! Surtout les policières du Coudiat ! Elles sont juste là pour, prrrt ! empêcher les gens de se garer, juste là pour garder le commissariat central ! »
Boudiner peut entrevoir son dos carré, il doit être un gaillard, un gorille ! Il veut bien aller lui dire deux mots, il pense à la manivelle qui est dans la malle, elle l’a sauvé à maintes reprises, quand il a eu des prises de bec avec d’autres automobilistes. Cependant, quand les deux bonhommes de la voiture qui est derrière sortent, allant en direction de celle qui est en tête du carrousel, il ouvre la portière et leur emboîte le pas. A trois, ils peuvent bien lui dire… trois, non, six mots !
En le voyant, ils se mettent à vociférer, mais il ne leur dit rien, il ne veut même pas regarder de leur côté. Il a le menton appuyé contre sa poitrine, un rictus de mépris ou de lassitude semble figé aux lèvres.
« Monsieur, démarre ou mets-toi de côté, qu’on puisse passer, dit Boudiner.
« Mais, mon Dieu, il est inanimé, tu ne vois pas ! dit l’un des deux insulteurs.
— Quoi ? Mon Dieu, mort… le pauvre ! s’exclame l’autre.
— Vaut mieux appeler les flics ou les pompiers… marmonne Boudiner
— Ca doit être un arrêt cardiaque… » opine le premier insulteur.
Cela dit, bien vite, tous les trois rejoignent leurs voitures.