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D’après Barthes 

Du poujadisme intellectuel

lundi 30 août 2004, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 30 août 2004).

Dans Mythologies, Barthes analyse à plusieurs reprises le "bon sens" français, celui des "petites gens" (dixit Poujade), mais aussi celui des intellectuels et des critiques. Il existe, écrit-il, une "critique muette et aveugle" qui ne comprend rien à l’existentialisme ou au marxisme, et s’en vante au nom de ce bon sens pour lequel les idées trop complexes seraient inaccessibles au commun des mortels. "Le vrai visage de ces professions saisonnières d’inculture, écrit Barthes, c’est ce vieux mythe obscurantiste selon lequel l’idée est nocive, si elle n’est contrôlée par le "bon sens" et le "sentiment" (...)". Ce texte a été écrit il y a presque cinquante ans. Or il est amusant de constater que les mêmes mécanismes d’une critique basse fonctionnent en France aujourd’hui comme hier, ce que se sont employés à montrer récemment nombre d’intellectuels et de critiques lors de l’attribution du prix Goncourt à Pascal Quignard. Les ombres errantes, put-on entendre, est un livre trop difficile, trop érudit pour le public (ou la "France d’en bas" de Raffarin) ; le choix de ce livre par l’académie Goncourt ne serait que l’expression d’un "culture élitiste" (sans craindre le paradoxe, puisque faire œuvre d’ "élitisme", c’est plutôt compliquer l’accès des œuvres au public). Cette "critique" s’exprima même dans un magazine, où il fut question de "l’esprit France Culture", de Quignard et de Michon comme d’auteurs réservés aux "femmes savantes". Il n’y aurait pas d’humour chez eux, leur écriture équivaudrait à un "valium", et leurs livres seraient trop "intelligents", n’évoquant pas la "vie".

Dans Mythologies, on trouve déjà la dénonciation de ces poncifs prétendument critiques appliqués à une pièce d’Henri Lefebvre sur Kierkegaard, réputée "trop philosophique". Barthes y fait œuvre de salubrité publique lorsqu’il pose cette question : "Mais si l’on redoute ou si l’on méprise tellement dans une œuvre ses fondements philosophiques, et si l’on réclame si fort le droit de n’y rien comprendre et de n’en pas parler, pourquoi se faire critique ? Comprendre, éclairer, c’est pourtant votre métier". À lire ces lignes aujourd’hui, on se dit que Barthes fut avant tout critique, dénonçant la bêtise sous-jacente à la plupart des mythes modernes, attaquant les valeurs faibles, et l’on pense au mot de Friedrich Schlegel : "...critique, on ne saurait jamais l’être assez". Mais surtout, il y a une dimension extrêmement comique à cette résurgence des mêmes bassesses françaises, comme si un pays avait sa structure et son rythme propres, que rien, aucun intellectuel brillant ni même aucune guerre, ne peut défaire. La voilà fondée, l’actualité de Barthes que beaucoup cherchent dans les fourrés : on la doit à l’inoxydable bêtise nationale.

La France figée

Relire Barthes aujourd’hui, c’est constater que la plupart des sujets et des "acteurs" qui traversent ses livres sont encore, sinon actuels, du moins opérants. Il est ainsi étonnant de constater que de nombreuses figures de Mythologies, paru en 1957, campent encore dans le paysage français en 2004. Qu’il s’agisse de l’abbé Pierre, des magazines (Paris-Match, Elle, etc.), du Tour de France, de "l’usager de la grève", on retrouve chacun de ces "mythes" dans la France d’aujourd’hui, aussi vigoureux qu’il y a cinquante ans. Barthes a saisi, a révélé (au sens photographique du mot qu’il aimait bien) les forces qui travaillaient son pays à travers quelques "clichés". Il est par exemple amusant de relire le chapitre consacré aux inondations à Paris : on y retrouve les mêmes scènes et les mêmes poncifs réemployés par les journalistes il y a quelques mois, dans des conditions similaires. La France paraît ainsi s’être figée il y a cinquante ans, resservant les mêmes plats, recyclant un même fonds de sentiments et de pensées inamovible, au point qu’une personne comme moi grandie dans les années 70 peut se retrouver dans l’actualité des années 50, et qu’une autre née en 1990 verra sa vie rythmée (du moins, on l’espère, en surface) par l’abbé Pierre, le Tour de France et le Beaujolais nouveau ! Ce phénomène est inimaginable en Allemagne, totalement transformée ces cinquante dernières années, ne possédant de ses années 50 que quelques " rescapés ", comme Günter Grass pour la littérature.
Mythologies et d’autres écrits de Barthes sont parcourus par la présence du poujadisme, et là aussi on peut être surpris de constater que l’écrivain avait bien senti ce vieux fonds vichyssois qui hantait l’inconscient français. Poujade ne sévit plus, il a été remplacé par Le Pen, ce dernier étant l’expression exacerbée et hystérique du populisme qui séduit les Français depuis cinquante ans. Encore une fois, Barthes a reconnu une tendance de fond de la réalité nationale, quand d’autres, aux dernières élections présidentielles, l’avaient en quelque sorte "refoulée".

Même la figure du caméléon idéologique, de celui-qui-change-d’idées-chaque-semaine, de l’écrivain insaisissable n’a pas changé ! En 1979 déjà, Sollers était attaqué comme celui auquel on reproche " d’avoir été stalinien (puisqu’il a assisté à une Fête de L’Humanité), maoïste (puisqu’il a visité la Chine) et d’être maintenant cartérien (puisqu’il est allé aux Etats-Unis)", peut-on lire dans "Sollers écrivain". La France, pays constant et indéboulonnable dans toutes ses habitudes. Méfiez-vous de ses prétendues métamorphoses : elles ne sont que la résurgence éternelle du Même, voilà ce que semble nous murmurer Barthes.

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