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Deux écrivains, deux professeurs face à la justice 

jeudi 15 septembre 2005, par Jean-Michel Maulpoix

Deux écrivains, l’un et l’autre également professeurs de lettres, condamnés en première instance le 31 août par le tribunal de Montpellier à 6000 euros d’amende et de frais de justice pour avoir diffusé un témoignage sur des violences policières.

La scène, hélas, est devenue presque ordinaire : un citoyen assiste par hasard dans la rue à l’une de ces interventions policières que l’on dit « musclées » : S.D.F à terre, le visage en sang, badauds aux fenêtres et forces de l’ordre aux abois. Indigné par tant de violence inutile, il juge opportun de dire tout haut ce qu’il en pense, avec calme, mais fermeté. Comme il refuse de « circuler », on le menotte, on l’embarque au commissariat, on le fouille au corps, il passe la nuit dans une cellule sur une planche en bois. Au matin, on l’inculpe pour outrage à agents, non sans le « charger » au passage pour des insultes qu’il se défend d’avoir prononcées.

C’est ce qui est arrivé, le 28 avril 2004, à l’écrivain Brice Petit, directeur de la revue Moriturus, jeune professeur agrégé de Lettres, apprécié de sa hiérarchie pour son sérieux et sa rigueur.

Dès le lendemain, de retour chez lui, il rédige un compte rendu acéré des faits qu’il diffuse par mail à ses amis et connaissances. Un collectif se constitue, qui appelle à soutien.

Recevant, comme des centaines d’autres, ce témoignage si troublant, j’ai décidé spontanément de le publier, tel quel, sur mon site web, pour contribuer à le faire connaître. Sans se concerter, une vingtaine d’autres sites font de même.

Quelques mois plus tard, sans que le moindre avertissement préalable me soit parvenu, je me suis vu brutalement cité à comparaître, ainsi que Brice Petit, pour diffamation. L’un des policiers mis en cause avait découvert par hasard sur internet le texte où figurait son nom : à titre de document, pour appuyer ses dires, Brice Petit avait cru bon de faire figurer l’intégralité du procès verbal dressé à son encontre, sans biffer le nom des trois fonctionnaires ayant déposé contre lui...

L’affaire a été jugée le 9 juin 2005 et le verdict vient juste de tomber : Brice Petit est relaxé du grief d’outrage, mais condamné, ainsi que moi-même, pour diffamation, à 3000 euros d’amende et de frais de justice. Cruelle et curieuse sentence, qui tout à la fois désavoue et ménage la police ! Les témoignages convergents cités à l’audience par la défense de Brice Petit auraient-ils semé le doute dans l’esprit des juges ?

Les policiers font appel, désireux sans doute de sanctions plus lourdes et de « compensations » financières plus substantielles. Le parquet suit, bien qu’il eût demandé à l’audience des peines moins sévères que celles prononcées. Pot de fer contre pot de terre, quel espoir le combat juridique qui s’engage laisse-t-il à ceux qui n’ont cherché à humilier personne mais simplement voulu faire preuve d’un esprit de responsabilité et de solidarité, en rapportant des faits singuliers dans le seul but d’inciter à la réflexion commune ?

Ceux qui visitent régulièrement mon site web afin d’y recueillir des documents critiques sur la poésie moderne et contemporaine savent sans doute qu’il n’a rien d’un brûlot et que l’esprit de mesure y prédomine. (Je n’y ai d’ailleurs laissé en ligne que très peu de temps ces pages.)

S’il me faut expliquer à nouveau ce geste d’engagement soudain, je dirai simplement que pour un intellectuel la légitime révolte contre les abus de pouvoir, ainsi que l’esprit de solidarité sont parfois plus forts que la frilosité.

C’est l’honneur de ceux qui écrivent et publient que de ne pas passer sous silence des témoignages où leur propre pratique assidue de la lecture, de la critique et de l’écriture, en vient à discerner des accents de sincérité et de vérité assez convaincants pour qu’il soit alors de leur devoir moral de les faire connaître.

N’est-ce pas la liberté d’expression, le devoir moral d’engagement, l’esprit de solidarité et de responsabilité que frappe par contrecoup ce jugement ? N’y a-t-il plus de place dans notre société pour autre chose que la dureté inflexible de la loi ?

Nous savons que la société reconnaît aux journalistes un droit à la diffusion de l’information et à son commentaire. Cela confère à leur action la force d’un contre-pouvoir salutaire. Les médias auxquels ils sont liés par contrat les protègent. Leur carte de presse est un précieux sésame... Rien de tel pour l’écrivain devenant à l’occasion « webmaster » : il fait seul ses choix, sans protection ni secours. Ni jurisprudence, ni structures éditoriales, ni association, ni société de presse ayant pignon sur rue ne le garantissent des rigueurs juridiques. Il agit selon son esprit de responsabilité propre, en s’en remettant à son jugement personnel et à son intime conviction. Il n’a, pour se défendre, que sa plume et son clavier.

Les réflexions auxquelles invite ce pénible procès outrepassent largement l’affaire en cause et ses protagonistes.

C’est pourquoi j’appelle toutes celles et tous ceux qui ne restent pas insensibles à cette cause à manifester à la fois leur inquiétude et leur soutien.

Du bon usage de la force et de la parole publiques

Le verdict rendu par le tribunal correctionnel de Montpellier le 31 août dernier dans « l’affaire Brice Petit » ouvre un débat de fond à propos des relations entre la police et les citoyens. En complément au texte publié sur mon site le 9 septembre, je propose ici quelques pistes de réflexion plus larges.

Il semble urgent de rappeler à ceux qui disposent par contrat public de l’exorbitant pouvoir de sanctionner autrui que leur responsabilité est proportionnelle à ce pouvoir même, et qu’ils sont comptables de leurs actes devant la société tout entière.

Si compétents que puissent être les organismes de contrôle et de régulation mis en place par l’État pour limiter et surveiller les pouvoirs de police et de justice, ceux-ci ne sauraient se contenter de leur rendre épisodiquement des comptes.

En tout état de cause, ce n’est pas devant l’IGS que les policiers pourront vérifier leur légitimité, mais dans le regard que les citoyens portent sur eux.

Ainsi qu’il est écrit dans l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. »

Pour se montrer respectueux des lois, les citoyens doivent avoir confiance en la police, la justice et l’État : leur propre civisme dépend du bon fonctionnement de ces trois instances. Toute injustice flagrante, tout abus de pouvoir, toute collusion, tout jugement expéditif ou immotivé menace les fondements de la démocratie.

Ainsi n’est-il pas de pire incitation à la violence que le rapport vexatoire infligé à un citoyen, quel qu’il soit, par un représentant de l’ordre.

Tout agent assermenté dispose d’un pouvoir exemplaire qui ne peut être exercé qu’avec la plus grande rigueur. Or la Commission nationale de déontologie de la sécurité (C.N.D.S) rappelle dans son rapport de 2004 que face à des plaintes déposées contre eux, « un esprit de corps conduit des fonctionnaires à se solidariser et à uniformiser leurs dépositions au risque de couvrir des actes illégaux de collègues. » Dans quelle estime peut être tenu un privilège - qui n’est en vérité qu’une charge - ainsi bafoué ?

Si la parole d’un policier vaut davantage que celle d’un simple citoyen, son mensonge est autrement coupable : il constitue, à proprement parler, un abus de pouvoir.

Faut-il rappeler ce vieux principe que formulait Beccaria dès le milieu du XVIIIe siècle : la nature et la mesure de la peine infligée par un tribunal doivent être définies en fonction de son utilité sociale ? Quel intérêt trouve donc la société à condamner lourdement ceux qui rappellent la police à ses devoirs ? Protéger une institution vaut-il mieux que s’appliquer à la rendre plus respectable ?

« Conserver », protéger la société suppose que l’État s’attache à la préservation des contrats sur lesquels elle repose.

Quand une intervention verbale comme celle qu’a risquée Brice Petit face aux forces de l’ordre le 29 avril 2004 n’est à l’évidence dictée ni par la passion ni par le désir de nuire, et quand le texte qui la rapporte ensuite pour en décrire les conséquences n’a à l’évidence pour objet que d’alerter l’opinion sur des abus, peut-on dire que la société soit menacée ? Plutôt que de jeter le discrédit sur les forces de l’ordre, un citoyen a légitimement souhaité faire entendre ce que chacun est en droit d’attendre de leur action. Juridiquement discutable son geste n’est-il pourtant celui d’un citoyen responsable ?

Nous n’avons rien de bon à attendre d’un monde où chacun garderait frileusement le silence, ou n’ouvrirait la bouche face aux autorités qu’en présence de son avocat.

P.-S.

Plus d’infos sur le site de Jean-Michel Maulpoix

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Pour soutenir et témoigner, un comité de soutien a été créé. Une adresse e-mail a été mise en place pour recevoir les messages de sympathie et de soutien destinés à Brice Petit et Jean-Michel Maulpoix. Ces messages peuvent ainsi être adressés à :soutien_bpjmm@tierslivre.net

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A lire sur le site de François Bon :

 Affaire Maulpoix / Brice Petit : organiser le soutien

 Maulpoix / Brice Petit : déjà des témoignages

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