To rock and to roll, l’expression est plus vieille que la musique qui décolle et s’envole sous ce nom après guerre.
Je t’invite à sortir, à bouger, à remuer, ça va balancer et secouer ce soir.
On invite à danser et coucher dans le même temps. L’un ne va pas sans l’autre. L’autre est lové dans l’un. La danse est déjà une forme de baise, indécente et sensuelle, les sexes enlacés une forme de danse, physique et intime. La continuité est peut-être discrète mais toujours bien visible entre les deux.
Dans le parler Noir, le Black English, ou plus largement l’argot américain, on dit les deux quand on invite à danser. Tout est seulement affaire de nuance. On corse la proposition, on passe du plaisir d’un petit tour de piste au désir d’une longue nuit enfiévrée d’une simple accentuation de voix, d’un léger sourire ou d’un mouvement du bassin, c’est selon : chacun gesticulant a sa manière, dressant alors à sa façon son échelle de hauts et de bas. C’est le corps qui parle, qui déploie et déplace les nuances. C’est le corps qui déplie et ponctue la teneur des propositions.
On va chercher sa bien-aimée − les filles le font plus tard dans la nuit en rôdant près du bar − la veille du jour où tôt le matin elle se rendra à l’office, en famille, et toujours aussi innocente, mais promis !, on jure, le plus sérieusement du monde, au père, à la mère ou au frère, qu’on ne la ramènera pas trop tard. S’il est propre sur lui, si la voix est ferme et sûre d’elle-même, si les voisins n’en disent rien de plus que les autres, on lui fera confiance : pour un soir. Car ils n’iront pas bien loin, cette nuit, ces deux-là. On voit bien qu’ils n’en sont pas encore à s’approcher de si près. Et on se dit que ça ira, même en remarquant le clin d’œil que le tout jeune homme adresse à sa fille dont les lèvres peintes se plissent aussitôt. Quelqu’un sait si elle frémit sous sa robe ?
Le rock’n’roll est une danse sexuelle comme tant d’autres. Il n’est donc ni le déplacement du sexe sur un terrain où il n’aurait pas lieu d’être (métaphore ou transport clandestin), ni sa dissimulation ou sa figuration sous une forme acceptable ou euphémisée (métonymie). La sexualité, ou tout autre nom qu’on voudra donner au plaisir de se frotter aux autres, est chez elle sur la piste de danse. Ni masquée, ni importée, ni sublimation dérisoire, ni paravent de papier. Le parler Noir d’où sort cette danse ne trompe personne, pas même les parents de la belle. Il est le chemin obligé dont tout le monde connaît les détours, les coins sombres et les grandes allées. Le rock’n’roll des débuts qu’on appelait encore rhythm’n’blues et que chantaient les Noirs relevait d’un art consommé de la séduction. Art de tempo, d’à-propos. De la tendre bluette à la plus franche grossièreté, il se pratiquait tous les soirs où l’on branchait le juke box, ou se posait un orchestre. Quand de Noir le rock tournera au Blanc, on passera à autre chose : la grande geste de l’obscénité. Le nœud de la danse et du sexe devra être dénoué, tendu, rompu. Leur continuité gommée ou simplifiée. Les choses devront être ou toutes blanches ou toutes noires.
Le passage du rock’n’roll à la télévision marque l’époque de sa popularisation nationale et mondiale. Il trouvera sur cette scène étrange, étroite mais ouverte en chaque foyer − ou presque − du pays, ses pouvoirs d’obscénité. Un écran va se glisser sur la scène, un écran entre la danse et les plaisirs extrêmes du corps.
En 1956, Elvis fait plusieurs apparitions télévisuelles qui déclenchent la controverse. Car son sourire, ses regards et ses mouvements du bassin ne trompent personne. Ils provoquent trop de hurlements sur le plateau. Les sous-entendus sont sur-amplifiés par la foule. Il y a du sexe quelque part dans cette image qu’il nous montre. Elvis répond d’une magnifique innocence qu’il ne s’agit pourtant que de pure musique. On ne l’écoute pas. On cherche à savoir ce que voient et entendent les plus jeunes. Certains journalistes voient dans les mouvements de Presley une forme de striptease. Le sexe doit être caché quelque part. On en fixe vite le lieu, ce sera le bas-ventre. De là date en effet l’expression Elvis The Pelvis. Réduction hystérique. Mais on cherche plus loin encore, on voit dans son attitude une glorification de la transgression juvénile, une apologie et un ferment de la délinquance des jeunes (comme souvent le lien sociologique se fait chez les conservateurs : ce qui inquiète chez Elvis, c’est le nombre qu’il génère). Le lien visuel et sonore qu’il noue avec son public fait de lui un agitateur.
Ed Sullivan qui présente le show du même nom, l’émission musicale la plus regardée dans le pays, refuse de recevoir Presley sur son prestigieux plateau. Mais le passage du jeune chanteur sur l’émission concurrente, le Steve Allen Show, qui battit des records d’audience, fait changer Sullivan d’avis. NBC a pris le pas, pour une fois, sur son adversaire CBS. Tout a pourtant été fait pour choquer le moins de monde possible, on a demandé à Elvis de mettre un costume et le « Hound Dog » que chante Elvis s’est matérialisé devant lui : plus aucune nuance ou de double entente possible, le chien au chapeau bien visible fait écran au bas-ventre déchaîné du jeune homme.
Elvis passa trois fois chez le Sullivan qui ne voulait pas de lui dans son émission familiale. La première fois réunit plus 60 millions de téléspectateurs, et pas que des jeunes. Combien de voyeurs dans le lot ? À part les critiques cherchant du sexe sur tout ce qu’ils pouvaient voir ?
À la troisième apparition, on cadre le jeune homme au niveau du buste, seulement, pour éviter de montrer ses jambes en train de s’emballer. Et on lui colle dans le dos aussi, au fond de l’image, un décor qui étale derrière lui et ses musiciens une gigantesque portée de musique.
Mais au moindre sourire appuyé, au moindre balancement des épaules, on entend à nouveau dans le studio les cris des jeunes femmes qui indiquent à l’écran qu’Elvis est en train de danser ou de faire, qui sait, pire encore. Tentative de séparation, donc, entre le chant et la danse. Que le premier ne trouve plus ses marques visuelles dans les mouvements et les gestes ! On désexualise les paroles jusqu’à les rendre stupides ou absurdes et on reporte toute la charge érotique dans le restant invisible du corps, au plus loin de la tête qui doit rester décente et honnête. Tronçonnage des chairs excitées. D’où l’obscénité explosive et systématique − par défaut ou défi − que possède le rock blanc, que ne présentait pas le rock noir, lui qui pouvait jouer de toutes les nuances sexuelles, passer d’un ton à l’autre dans le même temps d’une chanson. Régime blanc d’apartheid, régime blanc du tout ou rien, régime blanc du noir et du blanc. Régime de la télévision qui dura même sous la couleur. Elvis était blanc à l’image, noir hors du cadre.
Le 15 janvier 1967, les Rolling Stones passent dans le même show. Ils sont déjà venus plusieurs fois. Ils connaissent bien cette limite jetée entre dire et montrer. Ils ont ce nouveau titre Let’s Spend The Night Together à promouvoir aux Etats-Unis, une nouvelle invitation interdite en radio. Que va-t-on en faire de cette nuit, quand on est jeune, sinon danser bien entendu, danser et s’amuser ? Ed Sullivan, toujours aussi inquiet de la saine moralité des familles américaines, demande aux Stones de remplacer la nuit par du temps passé ensemble. Let’s Spend Some Time Together. Moment indéterminé dans le temps d’une journée. La nuit dans laquelle on avait jeté les jambes d’Elvis est maintenant trop dangereuse. Le sexe doit être coupé au niveau des seules paroles. Coupé et recousu avec quelque chose de plus flottant. Plus question de laisser apparaître des lacunes dans l’image. Les Stones acceptent. La nuit qu’ils chantent est beaucoup trop claire pour que cette petite opération change quoique ce soit. La censure est dérisoire. Un mot, un seul, pour retenir cette excitation que les paroles décrivent ? On laisse croire qu’un simple baiser, une promenade à deux, main dans la main, dans le parc, ou tout autre romance aussi prude, est capable de vous rendre tout rouge et de vous nouer la gorge : I’m going red and my tongue’s getting tied (tongue’s getting tied : bis) ? Le sens profond des paroles compte peu dans le rock, ce qui compte est cette stricte économie verbale dans laquelle le corps doit être plus loquace ou bavard que la langue.
Jagger chante, donc, hésite durant les répétitions, prenant l’une ou l’autre des expressions devant le public du studio qui hurle autant qu’en concert mais se moque de la censure lors du direct. En roulant des yeux au moment de prononcer ce temps désiré à passer ensemble. Des yeux blasés, presqu’agacés de n’offrir que ce quasi rien à un public dont les cris signalent qu’il demande bien autre chose. Et pourtant on ne fait pas semblant musicalement, les chœurs de Keith sont bien appuyées et soutiennent Mick comme si ce refrain avait toujours été chanté de la même façon. Jagger continue : petit clin d’œil à la caméra, piétinant, piétinant, prenant cet air efféminé de celui ou celle qui s’effarouche d’un rien, avançant, reculant, comme si prendre ce temps ensemble était déjà le bout du monde, comme si on venait de voir pointer le bout d’une pointe de sexe et que les yeux défaillaient déjà. On lève les yeux au ciel en agitant ses mains : pour supplier dieu de lui venir en aide ou pour le prendre à témoin. On mime les attitudes qui sont peut-être celles du censeur en coulisses. On suit en cela les artifices du décor, ses grandes glaces encadrées d’ampoules qui éclairent le visage des artistes qui vont se maquiller avant de rentrer en scène. On fait pivoter la scène sur elle-même, on invite les spectateurs invisibles à voir ce qui se passe derrière, on les invite même à monter : car ces épaules qu’on secoue, en cadence, ces épaules qu’on dirait bousculées par d’autres danseurs, invisibles, auprès de soi, c’est la foule elle-même. Le rock sera cette obscénité permanente : faire monter sur la scène ce qui s’y trouve derrière et devant.
Une fois diffusée l’émission, les radios s’écharpent pour savoir s’ils doivent passer ou non le morceau. Publicité merveilleuse. Les ventes décollent. Les gens n’achèteront pas la nuance mais l’obscénité qu’on nous cache. Ils ne trouveront que la nuit à la place d’un peu de temps.
Peut de temps après, le 17 septembre 1967 pour être précis, ce sont les Doors qui sont invités dans l’émission. On se demande si M. Ed Sullivan cherche vraiment à épargner son public tant il l’expose aux excès répétés du meilleur rock’n’roll. Mais les Doors ne sont qu’en début de carrière et Morrison n’a pas encore révélé toute l’étendue de ses grandioses talents. Il est vrai que pour les Beatles, il n’y a pas eu besoin de censure et les Stones ont bien joué le jeu : alors, tant que chacun y trouve son compte et y allonge des zéros, tout se passe bien. De toute façon, Ed Sullivan demeure le grand gardien du public américain, la porte à battant du plus grand et du plus lucratif des marchés.
Un quart d’heure avant que l’émission ne commence − ils ne passeront tout de même qu’en fin de soirée − on informe le groupe dans sa loge qu’il devra modifier les paroles de Light my Fire. Colère de Morrison mais on se retient de réagir davantage. On accepte la proposition indécente. Le show démarre. Et quand l’heure des Doors arrive − sous les cris du public − après avoir joué People are Strange − oui décidément − on se lance dans le tube que tout le monde attend : Light My Fire dont le titre est déjà en soi un exemple d’humour et de double entente sexuelle. Morrison chante, bouge peu, étire son cou de manière à prendre le monde toujours un peu de haut, ne regarde jamais de face l’une ou l’autre des caméras (« il n’y a personne derrière, personne à atteindre par mes mouvements »), ses jambes ne bougent quasiment pas, se croisent parfois comme celles d’un timide ne sachant pas où aller : d’ailleurs, il ne quitte jamais de très loin le pied du micro. Jim est ici en scène comme ailleurs. Le plateau de télé et ses dizaines de millions de téléspectateurs derrière n’y changent rien. Mais, au moment de prononcer les mots fatidiques, les Girl, We couldn’t get much better qui lui ont été demandés, Morrison hurle Higher si fort que sa voix, la voix avec laquelle il fait sonner les mots de la langue, disparaît dans un cri. Presley tournait la censure d’un sourire, Jagger d’un clin d’œil, Morrison y arrive d’un cri. Seulement, là où le second acceptait la censure pour la désavouer aussitôt, ce dernier prend la censure presque au mot : brûlant et consumant dans son chant le terme qu’on lui avait interdit. Façon de défier la censure en l’assumant jusqu’au bout, en détruisant ce qui faisait horreur dans le rock.
Mais ce n’est plus le sexe, ce soir-là, qui est en jeu. D’autres plaisirs que ceux que l’on se promet ensemble, ceux qui découlent de la prise de drogues, inquiétaient les producteurs et justifiaient, à leurs yeux, leur requête imprévue − le rock est toujours perçu comme une étincelle : une seule escarbille jetée dans des millions de foyers et les Etats-Unis, passés quelques jours mais guère plus, seront la plus grande nation de junkies connue dans le monde : lourde responsabilité pour si peu de paroles. Le sexe s’est donc éclipsé au sommet des terreurs. Derrière acides, marijuana, LSD. À l’écran, on ne voit plus que ces portes entassées les unes sur les autres, ces portes qui ne mènent à rien sinon à dire que ce soir on invite les Doors. Bientôt, déjà − le réalisateur joue en direct de certains effets de superposition de couleurs − les écrans ne seront plus sur les seuls plateaux de télévision. On pourra les transporter directement sur la scène, y jeter les visions les plus folles qui agitent chacun quand il se trouve plongé dans le son. On aura repris l’écran à la prude censure, on l’aura retourné en ouverture, en profondeur, au lieu d’en faire un ridicule artifice de dissimulation. Quelle place le sexe trouvera-t-il derrière toutes ses portes ? Comment se nouent les plaisirs le long du court étendard : sex, drugs et rock’n’roll ? Et quelque part, sur celui-ci, car on ne vient pas pour rien voir le vieux Sullivan, quelle place prend au juste la monnaie ?