La tournée avait pris fin pour un temps. Un temps qui fut prolongé d’une journée. Sur les routes que sillonnaient pied au plancher de lourdes et basses caravanes aux calandres chromées, les remorques blindées de matos, les voitures s’entassaient maintenant en files brouillonnes, parfois parallèles, parfois convergentes, obligeant leurs occupants à les abandonner sur-le-champ − qu’importe où elles se trouvaient, au bord d’un fossé, au détour d’un croisement, au milieu d’un chemin de terre courant dans les prés. Il n’y avait plus qu’un seul et unique lieu où aller. Ne se trouvait plus à l’ordre du jour de suivre ou d’attendre la caravane en ce point précis du cercle qui est toujours par avance annoncé. Il fallait être là : n’y aurait pas de seconde fois. Pas de tour, de retour. Pas de cercle à boucler. Il fallait laisser tout en plan, même le boulot, même la voiture, même les amis qui avaient mieux à faire ; pour qui la musique n’était pas toute la vie, c’est-à-dire ce qui la traverse et l’excède de part en part, toujours venant d’on ne sait où, toujours pointant vers ailleurs, comète et blessure. Il fallait y aller, affluer avec d’autres en ce point qui s’était déjà déplacé, de Walkill à Bethel, autour de Woodstock. Il fallait marcher à nouveau côte à côte, se tenir les mains, s’enlacer les hanches, s’épauler dans l’allure saccadée (s’excusant parfois si trop fermement on se touchait et se heurtait dans ce qui était une forme basse et patiente de panique). Il fallait reprendre le mouvement stoppé trop souvent par les cordons de police, les barricades de fer, les coups de matraque, les camions à eau et les arrestations pour une nuit. Il fallait reprendre où nous avaient laissés les arrestations de la veille. Des mois, des années qui avaient précédé. Un mouvement n’est pas dit ainsi par hasard, il est dit par cet acte par lequel on rapporte les lieux, encombre les voies, brouille les carrefours, taille des raccourcis, ouvre le chemin. Les salles étaient trop exiguës, les stades recélaient des pièges mortels. Se heurter, s’enfermer, il fallait passer autre part. Sous le ciel, en un lieu dérisoire, inconnu. Sur les terres de Yasgur, le fermier qui voulut bien les louer : 50.000 dollars pour les 500.000 personnes qui allaient s’assembler : dix cents chacun pour investir ce lieu durant trois journées. Le ticket était à 18 dollars (120 d’aujourd’hui) et 186.000 seulement en furent vendus à l’avance. Ce ne fut jamais un concert, plus de la moitié d’entre nous ne payèrent jamais aucun droit d’entrée, l’événement fut financé en pure perte. Il n’y pas eu de free concert, il s’est passé autre chose.
J’ai rêvé du rock’n’roll flottant dans un vent de brumes,
d’une bannière derrière laquelle des êtres sans nom, sans se reconnaître d’abord et peut-être jamais, trouvaient raison à se lever plus d’une heure, à extraire un pas puis un autre hors de la boue,
j’ai rêvé de ces ombres jaillissant de la terre, la course lente et bancale tendue vers cette bande sonore qui flottait dans les airs, qui semblait n’être brandie par personne sinon quelques torses, des cheveux, des lèvres et des sexes en sueur,
j’ai rêvé de cette lancée dans l’azur sur le dos d’une colline rousse aux herbages tondus − des milliers de bêtes passées par ici poursuivant de brillants mystères −,
j’ai rêvé d’un départ sans fanfare accueilli par un soleil amical, des rayons chauds, ruisselants, qui allaient faire de ce jour, du jour où le rock’n’roll arriva, un été sans lendemain sans promesse, un bouillonnement dans les veines, une asphyxie des mots doux, un étourdissement des membranes du cœur,
j’ai rêvé que les ombres s’étaient toutes recueillies en un point quelques jours et s’étaient déjà effacées derrière le sommet d’autres collines, au loin, qu’elles n’avaient laissé dans leur frêle sillage que l’agonie d’un silence qui mettrait des vies à mourir, le silence qui n’était pas l’envers d’une voix mais d’un élan plus profondément rengorgé qu’en la chambre rayée que ventilent nos deux gros poumons noirs, l’impulsion démultipliée d’un labyrinthe sans autre fin prévisible qu’un crac, un débouclement des circuits, un grésillement des viscères, une interruption des programmes,
j’ai rêvé que radios et télévisions se soient définitivement brouillées en captant ce signal.
Un disque et un film furent tirés de l’événement. Ils ne le reproduisirent pas mais le répétèrent à leur manière : pour ceux qui n’avaient pas pu venir, pour ceux qui ne s’étaient pas décidés à le faire, pour ceux aussi qui avaient pris part à l’instant. Pour certains, ces objets offrent remémorations heureuses ou tronquées ; pour d’autres, façons de rencontrer à nouveau l’événement.
Je ne savais pas faire autrement que de voir la mer en cette image. La foule et la mer sont de compagnonnage lointain dans l’histoire. On ne sépare pas les choses comme ça. D’un simple coup d’œil. D’un mini trait d’esprit. La foule ramène la masse des hommes à cet état liquide qu’on ne lui croirait pas. De prime abord. Même étant vivants et d’autant plus s’ils le sont, les hommes forment un élément parmi les autres, une force tellurique ou océanique que certains événements nous remettent en mémoire. Les invasions barbares nous terrifient par la hauteur, la vitesse et la puissance de leurs vagues. La mer de Woodstock me semble, au contraire, étonnamment calme, retenue par quelques digues qui semblent faites d’un peu de bois et d’à peine plus de ferraille. Lançant ici et là ses cheveux d’écume au-dessus de la frêle palissade, la foule que j’observe, inquiet, va, dans quelques instants, balayer ces installations de fortune et mettre fin au concert. La scène montée pour le festival, avec ses aires bien dégagées autour du plateau surélevé, ses tours quadrillées s’élançant de la terre et sa passerelle cintrée au-dessus des allées, va bientôt disparaître. En un clin d’œil. Ce que l’œil n’a pu dissocier de lui-même, la foule et la mer, ont déjà envahi son regard. Ils s’apprêtent à faire de même en l’image. Leur attente est un désir que l’on ne peut contrarier. Mais la photographie résiste au regard, insiste à montrer la scène simplement posée au bord de la foule. La mer est calme, la mer est un lac. Et la scène y paraît tel un port, une halte, un étrange lieu débouchant sur les eaux. Rien qui laisserait penser qu’elle puisse les contenir en aucune façon. Je ne vois pas le rock venir assagir, en leur donnant moyen de se défouler, les passions orageuses de la foule. Il n’est pas ce volcanique rocher contre lequel les émotions, même les plus entêtées, viendraient se briser. Avec ces câbles partant dans tous les sens, sa plateforme de bois et son voile tendu au-dessus du grand équipage des musiciens et des techniciens, je vois plutôt dans cette scène comme un bateau échoué, un naufrage tacitement maintenu par la mer et la terre.
Peut-être une musique eût elle, pendant quelques jours, le pouvoir d’élever des villes éphémères, de rassembler des foules si immenses que les cités en place, avec leurs noms vénérables et leurs richesses bien gardées, en auraient été jalouses, inquiètes, stupéfaites. Se serait ainsi vérifiée l’existence de rassemblements nouveaux dans le monde, de regroupements qui ne seraient plus réalisés par contrats, pactes, serments ou bouc émissaire à châtier. Ces lieux d’où ces villes nouvelles auraient surgi et disparu en seulement quelques jours avaient été tout entier marqués de musique. Sans doute étaient-ils devenus (étaient-ils déjà de fait) des lieux de pèlerinage, c’est-à-dire ces lieux où l’extraordinaire, l’exceptionnel, trouvent à se produire en plus grande quantité et dont on peut raisonnablement attendre qu’ils vous donnent guérison, bonheur, clairvoyance, paix ou salut. Il y a dans le rock’n’roll avec ses saints que l’on cherche à toucher, ses vestiges que l’on garde à part soi et ces lieux retirés où le monde afflue de partout, la reprise de vieilles pratiques religieuses. L’annonce d’une sortie du monde, actuel ou perpétuel, par d’autres voies que la proximité et la soumission aux autorités urbaines et aux seigneuries rurales. Il y a surtout la formation de multitudes, de rassemblements dont on ne voit pas l’unité, qui fut et qui est encore la grande peur des États. On s’étonne toujours, on fait à chaque fois remarquer, le peu d’incidents survenus pendant le festival : des morts accidentelles, aucun meurtre (à la différence du rassemblement d’Altamont) et quelques naissances. On se rassemblait pour la paix et, malgré ce rassemblement, la paix fut réelle. Une multitude rassemblée en un lieu pour la paix, cela s’est toujours appelée société. On peut toujours donner de explications sociologiques de la musique, elles resteront abstraites ou extérieures si elles atteignent pas aux types de société qui sont immanentes à leur pratique. Le rock’n’roll est aussi l’invention de formes de société. Association provisoire autour d’un lieu et répudiant de se faire cité. Au bout d’un jour de musique, les grilles qui clôturaient l’enceinte du festival furent piétinées par la poussée massive des foules.