Ce qui reste d’un tel événement partagé avec 13.000 ou 14.000 personnes : que le son ne cessait de fuir aux quatre vents ; que de Page, qui change constamment de guitare, et de Plant qui s’adresse à vous, on se souviendra et des autres pas ; qu’il y avait tant de bruits dans l’assistance que Plant a dû s’y prendre à deux fois pour que le public se taise ; qu’il a plu, ce qui a finalement décidé le groupe à s’interrompre, au moins dix minutes, pour qu’enfin, à leur retour, la musique jusque-là un peu mollassonne se déchaîne, un bon coup, sauvant ainsi le concert.
Et quelques photos, dont celle-ci :
Ce qui reste aussi, dans cette photographie qui me frappe, c’est tant de vues différentes offertes en même temps :
- la possibilité de voir, même si on se situe derrière eux, ce que les musiciens pouvaient voir eux-mêmes de la scène, nous offrant ce point de vue inversé,
- l’étrange symétrie, le curieux parallèle entre les nuages sombres du ciel et la foule rassemblée dans le stade, questionnant la matérialité même de la musique, réelle ou mythique, dans une telle enceinte,
- et surtout ce large recul sur la scène qui nous permet d’en voir et d’en mesurer toute l’étendue, toute la profondeur, d’habitude si dissimulées au public.
Ce qui reste, enfin, d’un regard porté longuement sur cette scène de concert, quelques notes qui essaient d’y lever les manifestations les plus discrètes d’une musique en apparence invisible. Et qui pourtant se montre dans une telle image. Le rock est une musique audio-visuelle.
Aux premiers temps du rock, les artistes se déplaçant de salle en salle se trouvaient dépendants de la qualité locale des régies son et lumière. Chaque endroit donnait lieu à une scène différente, voire à pas de scène du tout, si bien que, d’une date à l’autre, il n’y avait guère que la musique que l’on répétait mais pas vraiment le spectacle. Puis, vers la fin des années 60, certains groupes ont commencé à embarquer avec eux de plus en plus de matériel afin de produire et reproduire en chaque lieu leur propre spectacle. Leur propre façon d’exposer leur musique au public. Des roadies sont apparus en nombre pour monter et démonter ce lourd matériel. Aujourd’hui, ce sont les salles qui fournissent leur équipement aux groupes pour qu’ils puissent s’installer à leur guise, le rock a désormais acquis la capacité d’édifier sa propre manifestation sonore et visuelle. C’est pourquoi les différences entre les concerts, de nos jours, sont de moins en moins liées à l’insolite d’un lieu : d’un simple point de passage, une date de tournée ne tire plus d’événement. L’exceptionnel est ailleurs.
Et pourtant le stade reste un des espaces les plus inappropriés qui soient pour jouer cette musique − si l’on met de côté, bien entendu, les revenus que l’on peut en tirer, ce qui est un tout autre aspect de la même question. Dans un stade, donc, le public (surtout s’il est venu nombreux) émet un bruit assourdissant, les musiciens s’entendent à peine entre eux, de même avec leur propre instrument, sans compter que le son fuit de partout : quoi de pire sinon le festival en plein air ? On pourrait d’ailleurs lister, mettre en série les différents lieux où, depuis les débuts de son histoire, on a pu entendre du rock. Le studio pourrait marquer le seuil initial, en tant qu’endroit le plus clos, et le festival le dernier jalon, en tant qu’espace le plus ouvert. Et entre ces deux pôles, il y aurait bien sûr le garage, autre lieu fermé au public ; les fêtes et les bals où l’on vient plus ou moins librement ; puis les cafés, bars, boîtes, clubs, où la musique s’affiche plus fortement ; les salles de théâtre, de concert, de cinéma où on commence à payer pour entrer ; et enfin les différents gymnases, stades, dômes, etc. qui accueillent du rock quand il n’y a pas de football, de critérium de vélo ou de tournoi de basket. Au Kooyong Stadium où passa Led Zeppelin, on jouait au tennis entre deux dates de concert.
Mais rapidement, en essayant de mettre un peu d’ordre entres les différents lieux où s’est joué du rock, et en prenant comme échelle la plus ou moins grande ouverture des lieux au public, se poserait toute une série de questions au sujet de ces lieux, des questions qui, apparemment sans rapport avec la musique, toucheraient pourtant à des points essentiels concernant sa pratique. Le garage, par exemple, dont on même fait un style, du moins une forme d’esthétique du son, ce lieu où l’on répète les premiers temps d’un groupe, et d’où certains, même dans d’autres lieux plus ouverts, ne veulent jamais sortir, est-il la scène originaire du rock’n’roll ? Ou est-ce le studio dans lequel les musiciens jouent également hors de tout regard extérieur − sauf celui des techniciens, ingénieurs ou producteurs ? Quand peut-on dire que le rock devient audible en tant que tel ? Quand il est entendu par une oreille extérieure au groupe qui en joue ? Quand il est prêt pour être gravé sur un disque ? Et ces musiciens qui jouent ensemble et seulement ensemble dans une cave ou ailleurs, que font-ils s’ils ne donnent pas un concert ? Font-ils seulement du bruit comme le disent ceux qui ne supportent plus de les entendre massacrer vingt fois de suite le même air ? Élaborent-ils un son qui devra attendre l’épreuve d’un public pour s’avérer comme musique ? S’exposer au public n’est-il pas un acte que plusieurs siècles d’histoire ont rendu nécessaire pour que ce qu’entendent les musiciens quand ils jouent entre eux se manifeste comme musique ?
Il y a tellement de questions enveloppées et posées en ces lieux auxquels le rock et bien d’autres musiques répondent en sourdine. Seulement le stade, que le rock est venu occuper en premier, est un défi d’importance. Il faut un équipement conséquent même pour y rendre audible cette musique d’apparence grossière. C’est pourquoi cette photographie est si précieuse de montrer ainsi les roadies et les techniciens comme faisant partie de la scène. Non seulement ils l’ont montée et la démonteront après le concert − la scène est posée là de leur fait − mais ils en sont eux-mêmes les premiers spectateurs. Premiers car ils sont ceux qui, parmi les non-musiciens, se trouvent le plus près du groupe qui joue (je me demande d’ailleurs s’ils font partie de la bulle sonore qui enveloppe les musiciens, leur espace commun d’écoute collective, ou si, comme tant de groupes, dont Led Zeppelin, peuvent le dire, il n’est plus possible de s’entendre jouer dans ce genre de lieu − Led Zeppelin aura d’ailleurs préparé cette tournée et celles qui suivront en rejouant dans des petites salles afin de retrouver ses repères), mais premiers aussi car, comme on le voit de ceux qui sont assis près d’une console, sur la gauche, ou de l’homme debout, toujours sur la gauche, qui tient un câble à la main, certains suivent attentivement le déroulement du spectacle-concert, guettant tout incident qui en romprait la continuité ou en dégraderait la qualité.
De même que nous ouvrons l’album dans lequel est glissé ou calé un disque du groupe, bien qu’à une échelle différente, ces hommes présents derrière ou à côté des quatre musiciens ont sortis des malles estampillées Led Zeppelin les conditions mêmes de leur son et de leur scène. Et, la photographie prenant de revers le spectacle, nous les montre occuper l’espace éphémère qu’ils ont eux-mêmes ouvert en ce lieu. Bientôt, et de plus en plus nombreux, ce sont eux qui passeront sur le devant de la scène.
Plus les scènes rock se multiplient, donc, plus elles s’agrandissent aussi et plus elles s’alourdissent du coup, exigeant toujours plus de moyens de transports. Et pendant que Led Zeppelin gagnera en vitesse, espace et confort, passant du jet privé que chantera Pink Floyd dans Money (le Lear Jet) au Boeing 707 (long courrier du même genre que ceux que pilotera le chanteur d’Iron Maïden pour leurs propres tournées), de longs cortèges de semi-remorques se verront alignées sur les routes, des cortèges toujours plus longs d’années en années. Ainsi sera conquis, en plus de cet alliance du lourd et du léger, de la terre et du ciel au jour prévu du concert, le bouclage de la tournée sur elle-même : circuit enfin autonome vis-à-vis des lieux où il passe ; scène désormais capable de décrocher, décoller des lieux où chaque soir on l’installe. Peut-être alors sur cette scène libre de se déployer à chaque fois, ce ne sera plus seulement le spectacle qui deviendra possible, en tout temps et en tout lieu, mais peut-être aussi et surtout le concert, la possibilité d’entendre ce que les musiciens entendent entre eux quand ils jouent. Sur la scène enfin stabilisée se mettront en place, parallèlement mais pas au même rythme, parallèlement mais de multiples façons imbriqués, spectacle et concert.