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Le secret de l’univers, et autres poésies 

vendredi 17 septembre 2004, par Philippe Cloarec (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

le secret de l’univers

à quoi pourrais-je dire

que je suis relié

qu’est-ce que chacun

songe à appeler sa vie

dans quelle possible

prière glisserai-je les choses

qui me sont chères

qu’est-ce qui est à l’œuvre qu’est-ce qui est

en jeu qu’est-ce qui est caché dans l’univers

où est ma chance

mon étoile mon royaume

qui peut

m’apprendre quelque chose

sur la dune

de la côte nord dans le pays léonard

le chien youki court toujours fantôme baigné de vent

auquel

j’ai pendant si longtemps pensé

quand j’étais enfant

*

de l’origine

il y a

six mille

langues parlées

sur la terre

et il y a

six milliards

d’êtres humains qui vivent

sur la terre

alors

est-il possible qu’il y ait eu

une parole commune un langage

ancestral un point p comme père qui serait

l’origine

la source et la matière des

six mille langues parlées

d’aujourd’hui

oui

répondent deux

généticiens

de l’université de stanford

alec knight et joanna mountain

une langue

à clic

une langue comme il s’en parle encore

chez quelques rares peuples du sud

de l’afrique et de

l’australie

*

ignorance

ce matin

j’ai entendu à la radio

que saïd veut dire heureux

et je me suis fait aussitôt

encore une fois

la réflexion que je ne sais rien

du monde et de la langue arabes

pas même

de quoi faire un poème

ignorance ignorance à perte de vue

à l’égard de tout et de chacun

et qui réduit le monde à elle-même

c’est à dire à rien

*

un poète aux cheveux longs

tout à l’heure

en revenant de lamballe

où j’ai passé la journée

j’ai entendu gilles vigneault qui chantait à la radio

qu’il est difficile d’aimer

je ne savais pas que

ce poète

aux grands gestes aux longs cheveux

blancs à la voix haute

intrépide vaillante

était encore

programmable sur la bande fm

qu’il est difficile d’aimer qu’il est

diffici-leu qu’il est difficile d’aimer

qu’il est diffici-leu

je n’ai

depuis longtemps

rien entendu qui ait ce panache

cette verve naïve cette flamme

presque idiote qui me plaisent

tant

*

jean-michel

jean-michel est

capitaine de corvette

quand on s’adresse à lui il faut dire

commandant

il a une vision complexe

et lumineuse du monde

de la vie

du cheminement du fonctionnement

de chacun

avec lui j’apprends j’écoute

j’essaie de comprendre je devrais

prendre des notes

sa spécialité de marin

consiste à appuyer

avec son doigt sur le bouton qui lance les torpilles

sous la mer

il habite dans les monts d’arrée

une maison de tisserand du dix-huitième siècle

que hante paraît-il l’esprit d’une femme

prénommée anne ou marie

et dont un puit condamné un peu à l’écart renferme

un sombre secret

*

arnaud de maurepas

je n’aime pas me rappeler

l’élève et l’étudiant que j’ai été

ce ne sont pas de bons souvenirs

je n’arrivais pas du tout

pas du tout à être heureux à cette époque-là

c’est moins difficile aujourd’hui

je suis en règle générale moins

timide moins gêné moins honteux

arnaud est un des rares

amis que j’ai eus qui savait vivre

joyeusement

je me souviens de quelques repas

dans des restaurants parisiens mais aussi

d’une nuit en juillet ou en août arrosée de vin rosé

sur une plage

du golfe du morbihan

nous avons eu quelques bouderies

de gamins rien de très grave

quand il était d’humeur fumasse arnaud perdait

son accent de l’hérault sa voix

du sud

il est tombé malade il a été malade

pendant des années et de plus en plus malade

il s’est battu avec foi

contre le sida

j’ai été surpris qu’il me dise un jour

qu’il n’aimait plus le jazz

que c’était du passé

la dernière fois que je l’ai vu

nous avons bu encore un verre de rosé

c’était rue des eaux un soir

de pluie à paris j’avais du mal à affronter la situation

à me sentir un peu à l’aise

j’espère qu’il ne m’en a pas voulu

au bout d’une heure

ou d’une demi-heure il m’a demandé

de m’en aller et en fermant la porte derrière moi

il a préféré regarder ailleurs

plutôt que de me concéder

l’ultime échange de regards que je suppose j’attendais
il est mort avant l’été c’est par un
coup de téléphone de sa mère que je l’ai su
je crois m’a-t-elle dit
que vous étiez un de ses amis
les quinze derniers
jours a-t-elle ajouté ont été

très pénibles

les années passent j’ai souvent repensé

à arnaud

et je reste le mauvais élève en art de vivre qu’il me reprochait

d’être c’est à dire triste et grognon et

jamais content

*

poème documentaire

la nuit

dans les îles

lointaines les tortues creusent

le sable

pondent des milliers d’œufs

puis s’en retournent dans l’océan

ou

de fatigue

meurent sur la plage

quelques semaines

plus tard il sort du sable

le bébé tortue et il galope jusqu’à l’eau

guetté par de grands oiseaux prédateurs

s’il n’est pas mangé

par eux ou par les gros poissons

il vivra

et deviendra une belle tortue adulte

mais

pour l’instant

il est sur le sable de la plage

et c’est pas gagné

les émissions sur les animaux

c’est ce qu’il y a de mieux

à la télé

*

au guichet de l’agence bancaire

presque chaque samedi

je me rends à ma banque

qui est près de l’église

pour déposer un chèque ou retirer

un peu d’espèces

nicole leschiera au guichet me fait la bise et m’accueille avec bonne humeur

salut philippe ça gaze

on commente souvent ensemble

l’actualité politique ou sociale qui nous fait pas rire

dans la rue les gens passent

montent ou descendent le bourg

j’aime bien les ras-le-bol

autant que les rires de nicole et j’aime

regarder par la vitre

le vieux porche

de pierre noire orné d’une gargouille coléreuse

qui se tord et dont le regard foudroie le ciel

*

une hâte

il viendra bien

un jour

où je ne penserai plus

ce que je pense

où d’autres principes auront remplacé

les principes que je me plais à

défendre

où les idées qui sont miennes

n’auront plus à mes yeux la valeur que je leur

prête et ne seront donc plus

miennes

tout trahir ou renier est un rêve qui a du sens et de

l’utilité

chaque matin le coq doit chanter

il y a d’obscures victoires

à gagner sur soi

et pour cette raison-même

d’obscures défaites à souhaiter

*

élodie

c’est un village sur la côte

ils sont huit élèves

élodie est la seule fille du groupe

et répond aux questions que je pose

avec une facilité de langage et une intelligence

qui la démarquent de ses camarades

et m’intriguent

je parle d’elle aux deux premiers enseignants que je rencontre

dans la grande cour bitumée et presque vide

ils me répondent

élodie ah bon c’est étonnant

je suis censé devoir me contenter

de ces quelques mots

c’est le milieu de la journée

le ciel est gris la mer est basse

combien d’existences au fil des jours

se gâchent

*

connais-tu

connais-tu

le premier matin du monde

le bruissement des feuillages

le chant de la grive musicienne

la lune transparente et blanche qui se promène

au dessus de la dune dans le jour bleu

le vagabondage du chien seul

le langage des choses où riment

tout et rien

l’infini désordre des galaxies

le goût d’une goutte de pluie

le hasard

le futur

*

une théorie

hein

m’sieur qu’

avant on était

des singes

oui je

crois qu’

on peut dire ça

alors

tu vois

ch’t’avais dit t’es vraiment

con comme un

clou

*

une tempête

je me souviens

de ce matin d’hiver

où le vent et la pluie déchaînés

submergeaient la campagne

il faisait encore nuit

la tempête fouettait les vitres de ma voiture

et m’obligeait à redoubler de prudence sur la route

des éclairs blancs et verts

accompagnés d’un profond tonnerre

dégringolaient dans l’obscurité

et je voyais

un peu mal réveillé

des iguanes et de grands équidés à rayures (zèbres)

traverser le paysage au galop

dans une sorte de panique ou de hâte joyeuse

et puis

après le bourg de ploudaniel

plus rien

(rien que le jour qui se lève

et la maussade perspective de quelques heures de cours

à assurer devant de méchants et stupides collégiens)

*

désordre

dès qu’ils

franchissent les portes

vitrées du sas d’entrée du supermarché

près de chez moi

les gens du voyage

ou gitans ou manouches

sont sous haute

surveillance

l’an passé

au rayon des fruits et légumes

ils ont mangé un cageot de cerises

et craché

les noyaux par terre

ils sont historiquement

la preuve que le paria celui qui n’a rien

peut mépriser celui qui a

à puissance

égale

comme si c’était lui le roi

à ce titre ils font un peu désordre

dans la grande civilisation aplatissante de l’hémisphère

nord

*

autre poésie

il y a

cette autre poésie

qui consiste à explorer

le langage devenu sacré pour l’occasion

à faire valoir

comme un bienfait

son obscurité sa part insondable

poésie

du rayonnement le plus intérieur

où la langue se contemple

où chaque mot

est son dépassement

où se cherche avec intensité

cette expérience toujours bonne à vivre

à savoir que le plus étrange nous fait le don

de la plus familière présence

l’un habite hante l’autre et inversement

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