Le début d’un grand romancier est souvent l’annonce de toute l’œuvre à venir ; tel est le cas de Rouge vénitien, où l’univers pasinettien se révèle à nos yeux et nous absorbe dès les premières pages. La famille Partibon, dont les protagonistes, les jeunes Giorgio et Elena, s’attend à voir mourir la vieille grand-mère, une matriarche plus crainte qu’aimée. Cette situation pourrait correspondre au thème d’une époque qui s’achève, si elle était traitée de façon traditionnelle ; le romancier la retourne habilement pour en tirer, à notre surprise, l’effet d’une « amitié lucide et pure » qui naît, l’espace d’un instant, entre la mourante et Giorgio, le petit-fils qu’elle a le moins bien connu - une complicité fulgurante, plus vraie que les rôles familiaux, et qui se situe au-delà des notions de génération comme de tout ce qui pouvait éloigner les personnages par ailleurs. L’inattendu du dénouement de cet épisode est typique des procédés de Pasinetti : si l’écrivain donne au lecteur des repères narratifs familiers, liés aux topos romanesques classiques, ce n’est jamais que pour en tirer des développements qui les désactivent.
De même, dans ce roman dont l’action se situe à l’époque de Mussolini et de Hitler (la Nuit de Cristal y est évoquée), le fascisme et le nazisme sont concrétisés d’une manière inédite, propre à révéler par contraste l’inanité de tous les clichés qu’une certaine littérature continue de recycler encore aujourd’hui. L’exemple le plus frappant : la famille Fassola, liée aux Partibon par une « présence immémoriale », qui compte parmi ses membres l’avocat Augusto, le futur ministre Ermete, et les jeunes Massimo et Enrico, prêts à faire carrière grâce au régime, dont le second rêve d’épouser Elena Partibon. Ces personnages semblent a priori tout désignés pour servir de repoussoirs ; or, ils sont traités avec une sorte d’intérêt objectif teinté de bienveillance, en dépit (ou en raison) de l’évidence de leur aspect négatif. A travers eux, Pasinetti met en relief, d’un côté, la part d’impuissance du mal, et de l’autre, l’irréductible complexité de l’humain, qui fait que nos choix et nos réactions ne sont jamais ni complètement prévisibles, ni totalement conformes à quelque ligne de conduite qu’on se serait tracée. Le message ironique qu’on peut déduire des portraits de fascistes qu’on trouve dans Rouge vénitien revient à dire que l’idéologie de la force, de la maîtrise et de la grandeur n’est jamais qu’une idée à laquelle on s’accroche de façon obsessionnelle pour essayer de se faire accroire qu’on est quelque chose, ou qu’on a quelque raison d’être. Au sens de Pasinetti, il va de soi que le « fasciste type » qu’on est habitué à se représenter n’a aucune existence réelle, son apparence n’étant jamais qu’un masque que nombre d’êtres fort divers ont plaqué sur leurs traits. En refusant de raisonner en termes de « fascistes » et « antifascistes » (des « mots-zéro », dirait l’un de ses personnages plus tardifs), alors qu’il met en scène leurs conflits, l’écrivain nous donne l’accès à la réalité de l’époque, saisie telle qu’elle a été vécue (notamment par lui-même), dégagée de toute idée reçue, et portée au niveau de l’universel : des conflits éternels entre valeurs antagonistes qui cohabitent par la force de la vie, et dont nul représentant ne saurait se réduire à ses idées.
Très significativement, les Fassola sont attirés par les Partibon, et ces derniers continuent de les fréquenter même après avoir annoncé (comme Elena) leur rupture avec eux. Chacune des deux familles voit l’autre avec une certaine condescendance, pour des raisons qui lui sont propres, mais sans que cela l’en détache : en grossissant le trait, on peut dire qu’au sens des Fassola, les Partibon courent à leur perte mais restent fascinants et estimables pour nombre de raisons, alors qu’aux yeux des Partibon, les Fassola s’égarent, voire perdent la raison, mais pourraient peut-être finir par se réveiller. Les rapports qu’ils entretiennent sont d’autant plus originaux (pasinettiens) qu’il existe dans le roman une tierce instance, représentée par le jeune Ruggero Tava, par l’oncle Marco ou par la cousine Manuela, qui compte davantage que les Fassola tout en restant à l’écart des rapports des deux familles « inséparables ». Ce choix narratif est particulièrement bienvenu, avec la richesse de sens qu’il implique : l’essentiel n’est jamais dans l’affrontement, tout comme le réel ne relève pas des oppositions manichéennes ; les faits décisifs et les êtres les plus importants se situent en dehors des conflits politiques et des données qui paraissent définir une époque. C’est pourquoi, entre autres, le régime fasciste tel que l’écrivain le présente n’est jamais qu’une image de l’éphémère le plus pitoyable : ses prétentions totalitaires suffisent à le condamner à l’échec. Selon le même ordre d’idées, le sort de la famille Partibon ne dépendra pas de ses ennemis ni de sa ruine financière, mais de sa vie émotionnelle : « les sentiments sont les seules choses qui comptent », selon Giorgio comme au sens de l’auteur.
C’est justement grâce à l’écart qu’il maintient par rapport aux grilles de lecture toutes faites comme par rapport aux « grands événements » de l’époque que Pasinetti en donne l’image la plus vraie et la plus évocatrice qui soit : il nous place au point de vue du contemporain (symboliquement proche de celui du héros stendhalien qui ne voit pas grand-chose d’historique au cours d’une bataille célèbre) tout en nous donnant un recul à la fois existentiel et universel, qui permet de mieux juger de la période représentée. Sa perspective essentielle dépasse l’époque fasciste dans les deux sens, impliquant et le passé et les années qui vont suivre ; sa façon de raconter suggère que l’action proprement dite du roman n’est jamais qu’un fragment de ce qui vaudrait la peine d’être narré ; de même, son écriture et ses procédés de construction laissent deviner un potentiel d’œuvre ouverte, qui n’a pas de limites intrinsèques. Il reprendra nombre de personnages de Rouge vénitien dans ses romans suivants, sans faire pour autant une œuvre « balzacienne » : la façon dont ils ressurgissent n’a rien de linéaire et ne vise pas la complétude, mais maintient l’idée d’ouverture tout en multipliant les formes du recul.
Au-delà de ces reprises, Rouge vénitien est le lieu de naissance des héros pasinettiens les plus typiques, aussi spécifiques et porteurs d’un univers impossible à confondre avec un autre que les protagonistes de Dostoïevski. On peut les retrouver sous diverses identités jusque dans son dernier roman, A propos d’Astolfo. Leurs traits fondamentaux : la gourmandise, la sensualité, l’indépendance d’esprit, l’ironie et une forme de vitalité qui se traduit entre autres en bienveillance envers quiconque (ce qui n’exclut pas les accès de rage). Ce type de héros (ou d’héroïne) est en lui-même un apport à l’art romanesque, d’autant plus appréciable qu’il ne « cadre » pas avec les tendances du roman du XXe siècle, alors qu’il est à la fois inédit, crédible et riche en potentiel sémantique.
Pasinetti innove aussi et surtout par la manière dont il saisit les êtres qu’il nous montre : en plein mouvement, entre deux étapes de leur vie, ou entre deux stades de leur conscience. Cette façon de « prendre au vol » les personnages lui permet de révéler, mieux que leur évolution, tout le potentiel de choix possibles, de revirements, d’influences temporaires - en somme, l’infinie dynamique de la vie intérieure. Son optique ne relève pas du « roman psychologique », n’ayant rien d’explicatif ; ses procédés consistent à capter des moments significatifs et divers au possible de l’état d’esprit d’un être, qu’il présente avec un naturel donnant l’impression que tout commentaire est superflu. Ainsi, nous ne cessons jamais de découvrir ses personnages au fil du récit, dans une expérience de lecture unique en son genre, d’autant plus étonnante qu’elle se concrétise à travers une écriture d’apparence « classique ».
En effet, Rouge vénitien est, de tous les romans de Pasinetti, le plus proche de la tradition, dans la mesure où il lui emprunte des dehors « réalistes » qui cachent au lecteur non averti la profonde modernité du travail littéraire qui s’y accomplit. Sa part d’innovation (objectivement prédominante) est assez subtile pour pouvoir passer inaperçue ou, lorsqu’on la constate, pour rester difficile à définir. C’est en soi un exploit, qui n’a guère été remarqué à l’époque de la parution du livre - il va sans dire que les voies courantes des avant-gardistes d’alors n’allaient pas dans ce sens-là ; du point de vue d’aujourd’hui, les choix narratifs de ce premier roman font de Pasinetti un précurseur du retour actuel vers une narration aux procédés discrets, et qui n’éprouve plus le besoin d’un démarquage radical par rapport aux héritages romanesques des siècles précédents, ne rejetant aucune source susceptible de l’enrichir.
Comparé aux œuvres plus tardives de l’écrivain, Rouge vénitien apparaît comme son livre le plus accessible et comme sa réussite la plus étonnante : il est très rare, même pour un maître, de porter à l’accomplissement parfait une entreprise romanesque aussi vaste, riche et ambitieuse au point de dissimuler jusqu’aux intentions qui, réalisées, font sa valeur littéraire. Il y a là quelque chose de miraculeux, qu’on ne se lasse pas de chercher à saisir en relisant le roman.