Composé de sept séquences de sept poèmes de sept vers chacun, Kub or, comme le suggère son titre, présente la forme littéraire d’un cube. Le propos quant à lui pouvant sans difficulté, par son côté fourre-tout, être assimilé à un bouillon, nous avons là un livre, le premier sans doute, qui ressemble effectivement à un bouillon cube.
De quoi parle Kub or ? Affiches, ministre, journal, quatorze juillet, film X, sandwich, petit écran, dame pipi ; ces quelques-uns parmi les quarante-neuf titres qui composent ce recueil annoncent bien de quoi il s’agit : collecter et mettre en forme, très brièvement, des petits fragments du quotidien, d’infimes portions d’air du temps, et en saisir autant que possible la stricte quintessence.
Le grand pouvoir d’évocation de ces petits textes ne tient pas uniquement au choix des thèmes, ni à celui des mots ou des images : c’est en fait l’agencement des éléments qui les composent qui confère à ces vignettes leur tension interne, leur énergie pourrait-on dire potentielle, en un mot leur efficacité. La rigueur complexe et la concision des phrases d’Alferi (car phrases il y a, véritablement), l’enchaînement à l’élégance presque mécanique des mots et des syllabes, les rend comparables à des comprimés, solubles seulement à la faveur d’une lecture lente et d’une compréhension globale, mais qui alors s’étendent dans la sensibilité du lecteur et lui révèlent l’ensemble de leurs propriétés.
La contrainte formelle du bouillon cube, loin de se limiter à un jeu gratuit, révèle donc son caractère de nécessité. Fond et forme ainsi mis en rapport s’engendrent l’un l’autre, se justifient mutuellement et Kub or s’identifie ainsi réellement à ce dont il parle : le tout-venant pléthorique de l’actualité, du quotidien, qui glisse ou qui heurte, mais dont la sédimentation dans la conscience individuelle constitue tant bien que mal ce résidu hétéroclite et maigre qu’on appelle vivre dans une époque. Aussi les petits poèmes d’Alferi laissent-ils dans l’esprit du lecteur une trace réelle et durable qui véritablement peut se comparer à un goût.
Le second livre de Pierre Alferi, Fmn est plus volumineux. C’est un curieux roman composé de quatre parties nettement différenciées, tant sur le plan de la narration que sur celui du style. Dans la première, un homme seul, le narrateur, est hanté par le regard d’une femme, regard imaginaire, mais qui par sa présence modifie la propre vision du narrateur, et influe sur nombre de ses comportements. La seconde partie est une sorte d’errance : le narrateur part à la recherche de cette femme, il marche dans Paris, il l’attend, ou plutôt il s’attend à elle. Dans la troisième, il la trouve. Enfin la dernière partie est constituée de deux longs monologues intérieurs, au cours desquels l’homme et la femme séparément réfléchissent à la façon dont leur relation a finalement échoué.
Cette trame, évoquée ici très sommairement, est surtout l’occasion pour Alferi, autour du thème central de l’amour, de mélanger les genres, les styles, les techniques d’écriture. « Féminin, masculin et neutre, prose et poèmes en prose, confession et dialogue, vidéo littéraire, récit de voyage urbain, sermon, science-fiction, brèves épiphanies sexuelles, monologues intérieurs » sont les éléments du programme qu’annonce la quatrième de couverture. Alferi, tout comme dans Kub or, nous parle ici de petits faits, attire notre attention sur des détails. Il n’est certes pas le premier à le faire, mais sa démarche est originale dans le sens où elle ne vise pas à magnifier l’anodin ou l’inaperçu, pour lui donner de l’importance, mais simplement elle dissèque, elle analyse, elle réfléchit, elle livre son objet aux processus de la pensée, à la structure des phrases. Lire un livre d’Alferi, c’est un peu comme observer l’intérieur d’un appareil électronique : on se trouve devant une prolifération d’éléments étranges et minuscules, mais dont chacun sans doute est nécessaire, dont la disposition obéit à une logique et à une rigueur intraitables, à quoi s’ajoute le sentiment d’assister à quelque chose d’éminemment moderne.
Déjà dans le remarquable exercice de funambulisme littéraire qu’est Chercher une phrase (Christian Bourgois éd., 1991), Pierre Alferi définissait la littérature comme « l’inquiétude de la syntaxe ». Sa poésie tout comme sa prose s’emploient depuis, entre autres, à illustrer toute la pertinence de cette impeccable formule. Elles y parviennent l’une comme l’autre, et confirment l’écriture de Pierre Alferi comme l’une des plus intéressantes dans la littérature française d’aujourd’hui.