Guy Darol : Pourquoi avoir donné le nom d’un petit crustacé balnéaire à votre label ?
Sean Bouchard : Quand j’ai fondé le label, en 2000, avec Xavier Simon (gérant désormais, et depuis quelques longues années, sa propre structure Drunk Dog), nous avions envie d’un nom ayant une sonorité éloignée des habitudes de l’industrie musicale, un nom qui ne renvoie pas directement à l’idée d’une maison de disques, quelque chose de singulier et de différent. Une appellation qui puisse également engendrer l’interrogation. Qu’est-ce qu’un talitre et qu’est-ce que Talitres ? En outre, les talitres prolifèrent sur les côtes landaises, c’est un animal à l’origine discret mais qui semble formidablement résistant et tenace. Cela correspond finalement assez bien à l’esprit du label. Le pluriel de Talitres est un clin d’œil à nos proches amis ibères. Talitresssss
Comment passe-t-on de l’agronomie à l’action musicale ?
Ayant suivi des études universitaires de biologie végétale et d’agronomie, je ne me prédestinais aucunement à diriger un label indépendant. J’écoutais bien évidemment, depuis de longues années, la musique que je cherche à défendre actuellement, mais mon esprit était davantage mobilisé par la production de framboises dans les pays lointains, ou la supervision des cultures de fraises au Maroc. Il reste que, en France aussi, on peut changer de filière professionnelle, la vie est longue et courte. A un certain moment, on peut ressentir l’envie de vadrouiller dans d’autres sphères, explorer d’autres voies. Je ne connaissais absolument rien à l’industrie musicale, rien aux contrats ni aux réseaux. Mais quelques livres de l’Irma et de bonnes rencontres permettent d’avancer assez vite.
Vous créez Talitres en 2001 en éditant Elk City, un groupe new yorkais. Comment un tel projet a-t-il pu se réaliser ?
Editer ce trio new yorkais qu’est Elk City en mars 2001 est purement le résultat d’une succession d’heureuses opportunités. Lorsque j’ai fondé le label, je passais de nombreuses heures sur internet à rechercher des groupes que je pouvais signer sur les labels américains. De liens en liens, je pouvais bien souvent écouter quelques titres de groupes "en devenir" et si la magie opérait, je contactais ces dits groupes. J’ai découvert Elk City au fil de mes écoutes sur le site mp3.com, un myspace avant myspace où quelques labels indépendants, quelques groupes postaient deux ou trois titres. Proposer à un groupe américain une ouverture en Europe est une opportunité que peu refusent. J’ai eu la chance d’avoir en face de moi un groupe qui comprenait que j’étais novice mais qui très rapidement, à travers mon discours, a sans doute réalisé que mes objectifs étaient sérieux et sincères.
Elk City, The Birdwatcher, Brando… les groupes avec lesquels vous débutez sont originaires des Etats-Unis. Est-ce une coïncidence ou la marque d’une préférence sonore ?
C’est avant tout la marque d’une préférence sonore. Petit adolescent, mes goûts musicaux se situaient davantage du côté de Brel, Ferré ou Ravel, Debussy. J’ai bien sûr eu une période pendant laquelle j’écoutais de la soupe ou de la musique purement commerciale mais cette période fut finalement assez courte. Je me suis ensuite tourné vers les Smiths, Joy Division, Cocteau Twins, quelques groupes américains tels les Pixies ou la riche scène slacker du début des années 1990. Naturellement, je me suis tourné vers les Etats-Unis lorsque j’ai commencé à rechercher des groupes. Naturellement aussi, j’étais persuadé que la seule façon de rendre ce nouveau projet durable était de ne signer que les groupes que je voulais intimement défendre, que ceux qui me "portaient" suffisamment pour avoir envie de les porter aux autres. Être label manager ou directeur artistique, c’est avant tout, pour moi, jouer le rôle d’un passeur. Une démarche parfois un peu égocentrique qui veut que mes goûts doivent aussi plaire aux autres. Ou à la subjectivité du plus grand nombre.
En outre, travailler avec des artistes américains offre la possibilité de signer des contrats de licence, soit avoir entre les mains un album déjà produit, donc une avance de trésorerie moindre. Pour une structure naissante et fragile, c’était indispensable.
En quelques années, vous avez permis de découvrir ou de redécouvrir Emily Jane White, The Wedding Present, Le Loup, Ralfe Band … Quelle est votre méthode de travail pour parvenir à de telles réussites ?
Dans ce drôle de milieu qu’est l’industrie musicale, je reste plus que jamais persuadé que l’acte de signature est la clef de voûte, l’acte duquel tout découle. Il y a eu trop d’erreurs dans le passé, trop de fatuité, trop de calculs financiers, et cette crise que nous connaissons depuis 2002 a aussi de bons côtés : un recentrage vers les valeurs fondamentales, c’est-à-dire l’artistique. Là encore, cela reste totalement subjectif et le champ est large.
Depuis les origines du label, je suis vraiment attaché à aller vers les groupes, à faire la démarche qui est d’écouter quelques titres perdus, lire des revues de presse puis proposer aux artistes une collaboration. Je suis assez dictatorial et obsessionnel lorsqu’il s’agit de sortir un nouvel album. Je n’écoute quasiment que moi-même (mes enfants aussi, j’aime avoir leur retour spontané lorsque je passe un disque, j’aime connaître leurs impressions sans leur demander), et il peut m’arriver de passer en boucle le même disque pendant des semaines entières.
Votre catalogue compte une trentaine de signatures. Estimez-vous que le public, faute d’un trop faible accueil de la part des médias, est passé à côté de formidables perles ?
Avec ma grande subjectivité, j’estime effectivement que certains artistes du label sont encore trop sous-estimés. Flotation Toy Warning est de ceux-ci. Leur premier album a eu un très bel accueil lors de sa sortie en 2004, de très beaux articles dans la presse française. Un succès commercial relatif. Bluffer’s Guide to The Flight Deck est une formidable perle que j’écoute encore avec une régularité confondante. Je ne pense pas que cela soit simplement un trop faible accueil de la part des médias, c’est plus une combinaison de facteurs et là résident les forces et les faiblesses des labels indépendants. Nous sommes des plus petites structures et nous avons donc des moyens humains et financiers moindre, il y a peut être certains rouages qui nous échappent, certaines opportunités promos que nous ne savons pas encore appréhender totalement. Parallèlement, notre envie de porter à bras le corps des projets qui nous sont chers joue doublement en notre faveur. C’est la raison pour laquelle je tiens à gérer en interne la promotion de nos sorties, un gage de cohérence pour les journalistes avec lesquels nous collaborons.
Etes-vous satisfait de la réception faite à Frànçois And The Atlas Mountains. Que diriez-vous pour donner envie ?
Je suis toujours satisfait et parallèlement déçu des retours promotionnels que j’ai pour mes sorties, mais être éternellement insatisfait (ou peu souvent satisfait) permet d’avancer. Mais oui, globalement, l’accueil médiatique fut bon, voire très bon, pour Frànçois And The Atlas Mountains avec de larges papiers dans Les Inrockuptibles, Magic, un partenariat FIP ou à plusieurs reprises le soutien de France Inter.
Frànçois et ses chouettes musiciens sont typiquement les artistes que je souhaite vraiment défendre par le biais de notre travail. A travers la singularité de leur univers, le côté touche-à-tout de Frànçois (il est également aquarelliste, réalise lui-même ses films d’animation), leur ouverture d’esprit (ils explorent les continents et les styles musicaux, vont vers l’ailleurs), je pense sincèrement que cette formation est un "groupe en devenir", une petite perle rare et fragile qu’il faut chérir, polir et porter.
Il est souvent bien plus délicat, à l’export, mais également chez nous, de promouvoir des formations françaises, nous avons déjà franchi un réel palier avec Frànçois & The Atlas Mountains, j’espère vraiment que nous pourrons aller plus loin encore dans un futur proche. Je pense notamment à des tournées en Europe et en Asie (Chine) qui se dessinent.
Parmi vos références musicales, vous citez Léo Ferré et Jacques Brel. Qu’est-ce qu’il y a de Léo Ferré et de Jacques Brel dans l’univers Talitres ?
Oui j’aime effectivement citer Brel et Ferré comme deux maîtres absolus pour moi. J’écoutais encore dernièrement le live à Bobino de Ferré (1958), c’est d’une intensité incroyable, chargé de rage rentrée et de poésie, un choc à chaque passage. « Spleen », cela donne envie de chialer, et on chiale incroyablement. La force de la musique est ici.
Je ne sais pas s’il faut chercher dans le catalogue de Talitres les influences de Ferré et de Brel, mais s’il fallait citer un musicien, c’est bien sûr Yann Tambour et son nouveau projet Thee, Stranded Horse. Lorsqu’il chante « Le Sel » sur son premier album Churning Strides, il y a beaucoup de Ferré, dans son intonation, il chante mais il ne chante pas, il nous parle mais il est aussi absent. Formidable !
Talitres semble avoir résolu le problème des barrières entre les genres. On ne saurait dire, en effet, si votre catalogue résonne pop, folk, rock ou électro. Est-ce le résultat d’une vision du monde ?
Parfois, j’ai le sentiment que le catalogue de Talitres est clairement orienté pop/folk mais il est vrai que celui-ci évolue. Les albums que je sors représentent en quelque sorte un polaroïd à un instant ’t’. Je lis Philip Roth mais je ne lis pas que Philip Roth, j’aime la peinture contemporaine mais celle-ci est finalement vaste, je ne me couche pas tous les soirs avec La Nuit du Chasseur tournant dans ma tête. Le problème des barrières entre les genres est naturellement résolu lorsque l’on suit avec foi et une certaine intégrité ses envies.
J’ai toujours eu du recul lorsque l’on assimilait la musique à du show business ou a du pur marketing. Je ne parle pas des émissions TV qui cherchent à imposer de "nouveaux talents" à coup d’audience mais plus de la démarche de certaines maisons de disques, voire directement de l’attitude de certains artistes. Cela se résume pour moi à du cirque. Lorsque j’achète un disque ou vais au concert, je ne vais pas au cirque, cela n’est pas ce que j’attends, aucun intérêt.
Si je devais trouver un point commun dans les artistes que je cherche à défendre, c’est sans doute l’urgence parfois qui émane de leur musique, ou les cicatrices qui altèrent leurs compositions. La pop sucrée ne me parle vraiment pas, ou ne me parle vraiment plus. Plus les traces de couteaux sont là, plus j’apprécie en aimant fouiller. Du masochisme ? Du voyeurisme ?
L’avenir de Talitres est-il certain ? Et s’il existe des incertitudes sont-elles liées à la chute des ventes du disque ou à la diffusion du disque en France ?
L’avenir du label a toujours était incertain, un équilibre fragile. La chute des ventes de disques est effectivement pesante. Celle-ci a selon moi différentes origines et l’on ne peut enrayer cette dégringolade à coup de lois mauvaises et obsolètes tel Hadopi. Une franche rigolade, une machine à gaz et une perte de temps.
L’équilibre du label repose encore aujourd’hui sur la vente de supports physiques (Cds puis vinyles). Le numérique a tendance à se développer mais nous sommes loin des revenus espérés.
Le label peut poursuivre sa route, car très vite j’ai cherché à diversifier les marchés donc les revenus. Nous avons désormais des distributeurs dans quasiment tous les pays européens. Nous gérons également le booking de certains artistes du label et je cherche à développer depuis quelques mois les activités éditoriales à travers le placement de nos productions dans les films, séries TV, pub ... Soit une succession de revenus.
Mais en aucun cas, je ne tiendrai ici un discours misérabiliste. Lorsque je vois les grandes phrases donneuses de leçon de certains, cela me laisse pantois, nous sommes dans deux mondes différents ; mais quelle image de l’industrie musicale !
Créer Talitres fut un choix positif, quitter Talitres un jour, si nécessaire, le sera aussi, j’espère.
Vous sortez prochainement « La fiancée du crocodile », le premier album de Verone. Quelle est l’histoire de cette rencontre ?
Je connaissais de loin Verone depuis 2005 et la sortie de leur premier album Retour Au Zoo (Martingale/Productions Spéciales). Même si les univers musicaux étaient différents de prime abord, il semblait que leurs démarches ou leurs recherches n’étaient pas éloignées des miennes. Les mêmes accointances.
Fabien et Delphine m’ont contacté il y a de longs mois déjà, lorsqu’ils étaient à la recherche d’un label pour sortir leur second opus. La gestation fut un peu longue, car j’avais besoin de temps et de remise en question.
Leur univers décalé, ludique et singulier, leur chant en français se démarquent de mes sorties habituelles. Mais là encore, je pense qu’il est essentiel de s’ouvrir, de briser les chapelles.