Louis de Ségur
Revue des Deux Mondes T.33, 1861
Djerash. — Palmyre.
Il est presque téméraire aujourd’hui de mettre sous les yeux du public des souvenirs d’Orient. Qui ne croit connaître l’Orient par ses lectures, sinon par ses voyages ? Les villes du Levant sont devenues la banlieue de Marseille. En Égypte, des locomotives franchissent le désert sillonné jadis par les lentes caravanes des patriarches. Lorsque l’on pourra dire : « Il n’y a plus d’isthme de Suez, » de bons et beaux bateaux à vapeur débarqueront d’innombrables touristes au pied du mont Sinaï, et l’ascension de l’Horeb deviendra aussi facile, aussi fréquente que celle d’un pic des Pyrénées. L’envahissante Europe aura bientôt imprimé partout son caractère. Dès aujourd’hui même, le terrain semble bien limité en Orient pour le voyageur qui veut décrire un pays nouveau et raconter des aventures qui n’aient pas été déjà celles de tout le monde. Il est cependant quelques parties de la Syrie où le flot des touristes européens n’a pas encore pénétré. On a trop peu visité jusqu’ici les belles ruines romaines de Djerash, qui s’élèvent à l’est du Jourdain, derrière la montagne d’Hadjeloun. Peut-être celles de Palmyre, dans le désert au nord-est de Damas, n’ont-elles pas été présentées sous leur vrai jour. Le récit d’une excursion à Djerash et à Palmyre peut donc encore offrir quelque attrait de nouveauté. J’espère d’ailleurs que le public s’intéressera, sinon à mes descriptions, du moins à quelques-uns des voyageurs eux-mêmes. Notre caravane avait pour chefs deux illustres exilés. L’un, souffrant de l’inaction à laquelle il est condamné, cherchait dans un voyage en Orient l’occasion d’exercer son activité, de connaître les hommes, d’étudier la politique française dans des contrées qui verront éclater bientôt de grands événemens ; l’autre, après avoir fait à dix-huit ans la campagne d’Italie dans les rangs de nos alliés, à côté de nos glorieux soldats, avait rejoint son frère quand Solferino eut mis fin à la mission de l’armée française.
Le 27 novembre 1859, nous nous embarquâmes à Trieste pour Alexandrie. On connaît peut-être la réception que le vice-roi fit à nos princes. Une grande et généreuse hospitalité fut offerte par Saïd-Pacha aux petits-fils du souverain auquel la famille de Méhémet-Ali doit l’hérédité de son trône. Après un séjour de quatre mois en Égypte, nous allâmes à Jérusalem pour assister aux cérémonies de la semaine sainte. C’est de là que j’ose prier le lecteur de me suivre, d’abord vers Djerash, puis à Palmyre.
I
Nous étions à Jérusalem lorsque les deux princes, dans l’intention de sortir du chemin battu des touristes et des pèlerins, résolurent de préparer une excursion jusqu’aux ruines de Djerash. Ce pays est occupé par une fraction de la tribu des Adouans, qui obéit au cheikh Abd-er-Rhazy. Antonio, notre drogman, afin de donner entrée sur ce territoire aux voyageurs qu’il conduit, s’était uni par les liens de la fraternité arabe avec un méchant, mais brave Bédouin fort redouté, du nom d’Habib, le fidèle Achate d’Abd-er-Rhazy. Il n’est pas difficile de se donner ainsi un frère parmi les nomades. On fait présent d’un sabre, d’un manteau ou d’une paire de bottes à l’homme qu’on a choisi ; on frappe son front contre sa tête, on lui touche la barbe et la main par-devant témoins en invoquant le ciel, et l’on a un protecteur aux yeux de la tribu ; on ne court plus le danger du pillage sur la terre qu’elle occupe, mais il est d’une sage politique d’entretenir les bons sentimens de son frère par des présens continuels d’armes ou de vêtemens.
Antonio envoya donc chercher à Djerash le cheikh Abd-er-Rhazy. Le chef de la police turque ayant été prévenu, le cheikh put entrer dans Jérusalem et coucher sous notre toit. Le prix fut discuté, le contrat conclu ; nous devions quitter Jérusalem le 16 avril 1860, et atteindre Djerash en passant par la Mer-Morte, Es-Salt et Hamnan, lorsque le pacha fit appeler Antonio. « La route n’est pas sûre, lui dit-il mystérieusement ; le bruit de votre excursion s’est répandu chez les tribus ennemies ; si, malgré tout, vos voyageurs veulent aller jusqu’à Djerash, qu’ils passent au nord par Tibériade et Suf ; de là, qu’ils s’y rendent rapidement et à l’improviste. » On profita du conseil, car nous avions trop parlé de nos projets, et la première condition de succès pour un voyage chez les Arabes, c’est le silence. Un nouveau contrat ayant été conclu avec Abd-er-Rhazy, un rendez-vous lui fut donné à Suf pour le 1er mai.
Deux semaines après, le 26 avril, nous campions sous les murs de Tibériade. Les remparts ruinés de cette ville célèbre et malheureuse sont écroulés dans les eaux ou gisent sur la terre. Les brèches servent de portes près des poternes comblées, et son impuissante ceinture de défense laisse apercevoir les débris de ses maisons. Dans les rues brûlantes s’agite une population juive et syrienne au type élégant et gracieux, mais chétive et délicate comme les plantes de serres chaudes. Je ne mentionnerai qu’un seul des plaisirs de notre séjour à Tibériade, une pêche que nous fîmes dans le lac. J’étais resté spectateur sur le rivage, et je pus voir le bateau qui portait les lignes paraître et disparaître capricieusement derrière une tour en ruines. La coupe de ce bateau, la forme de sa voile, le costume des rameurs, rien n’a changé depuis l’Évangile. Je me figure ainsi la nacelle de saint Pierre, large pour sa longueur, le mât au centre, la voile presque carrée, décrivant au sommet un arc de cercle, et saint Pierre lui-même devait être, comme ces hommes, vêtu d’une simple tunique serrée par une ceinture. Cette barque noire, ces eaux bleues, cette voile blanche et, comme fond du tableau, un désert doré, la chaîne nue et mystérieuse des montagnes de l’est, mal connues des géographes, et le soleil se couchant derrière les collines de Jezraël, versant ses rayons sur la surface du lac : voilà le spectacle que j’avais le bonheur de contempler.
Pour compléter le tableau, que l’on se figure notre campement sur la rive. Cinquante chevaux et mules allaient recevoir l’orge et la paille hachée des mains de leurs maîtres, pauvres palefreniers nommés moucres. Ces hommes entrent avec leurs animaux au service des voyageurs, couchent la nuit à la belle étoile, font sentinelle quand le pays est dangereux, et accomplissent la rude besogne de charger les bagages et de dresser les tentes. Deux cuisiniers s’agitaient autour des feux allumés. Les domestiques indigènes, les drogmans déliaient des cordes, ouvraient des sacs et des caisses, couraient çà et là au milieu des selles, des brides qui jonchaient la terré. Leur troupe bigarrée, composée d’environ trente hommes, formait un bizarre assemblage, car l’un est Grec, l’autre Syrien, celui-ci Arabe, celui-là Nubien ; ils diffèrent autant par la couleur du visage que par les costumes. L’on me demandera peut-être comment nous étions habillés nous-mêmes dans ce pays brûlé par le soleil. « Autant que possible, nous avait-on dit, ne prenez pas le vêtement oriental. Pour être respecté, conservez la dignité d’Européen. Ce n’est pas tout : gardez le chapeau, votre signe distinctif. » Jadis, en Turquie, on comptait ainsi : tant de chapeaux, tant d’Européens. Aujourd’hui que l’Europe est puissante et l’Orient avili, plus que jamais l’insigne du chapeau est précieux. Il signifie revolver, carabine de précision, canon rayé, machines à vapeur et mille autres inventions qui nous font redouter. Notre supériorité n’est pas la seule cause de la terreur que nous inspirons aux Orientaux. Nous devons un tribut de reconnaissance à Méhémet-Ali, conquérant de la Syrie, qui dompta les mahométans et appela les chrétiens à les commander. Un jour, quelques jeunes Français habillés à la turque furent insultés dans un café du Caire et vinrent lui porter plainte. « Vous êtes bien coupables, répondit-il ; j’ai fait tomber plus de deux cents têtes pour imprimer à mes peuples le respect de l’habit européen, et vous vous vêtissez comme des musulmans ! »
Cependant certaines pièces du vêtement oriental sont indispensables ; il faut un turban ou une couffieh, coiffure arabe au sommet du chapeau, pour se défendre contre le soleil, le plus dangereux ennemi des voyageurs, et les épaules et le dos ne sont bien garantis que par une abbaïl blanche, sorte de burnous flottant. Cet ensemble demi-oriental, demi-Européen, était une heureuse alliance du bon sens et de la dignité ; mais notre accoutrement était loin d’avoir le caractère de celui des serviteurs indigènes qui allaient et venaient autour de nos tentes.
Celles-ci sont au nombre de sept. Sur la principale, celle des deux chefs de la caravane, flotte la flamme tricolore. C’est un des meilleurs souvenirs que ces enfans de la France conserveront de l’Orient. En Orient seulement, ils auront dormi à l’ombre du drapeau français. Entrez ; en ce moment, ils sont absens ; ils veillent aux moindres détails du campement, s’informent des routes, se préoccupent eux-mêmes avec une infatigable activité de la conduite de l’expédition. Dans leur tente, on voit deux lits de camp, deux fusils de chasse pendus au mât, quelques tapis à terre et une table sur laquelle des papiers sont épars. Le jour, nos deux chefs commandent la caravane, interrogent les Arabes ; le soir, après la marche souvent pénible, ils écrivent leurs observations et cherchent à recueillir par l’étude des impressions fortes, des connaissances approfondies sur cette Syrie où leur patrie a laissé de si grands souvenirs, où tant de populations sont restées françaises de cœur.
Deux tentes s’élèvent près de la première. L’une abrite trois de nos compagnons : le capitaine Morrhain, M. de Scitivaux et le docteur Leclère. Je demeure dans l’autre tente avec M. le marquis de Beauvoir, notre ami à tous, méritant de l’être par son caractère dévoué et les rares qualités de son cœur. Le charme d’un voyage vient souvent de ceux auxquels on est associé. Je conserve une sincère reconnaissance à mon excellent compagnon. Malgré la différence d’âge qui nous sépare, nous avons vécu dans une douce camaraderie. Nous rirons plus d’une fois des mille petites tribulations endurées, des services que nous nous rendions, comme de nous inonder mutuellement d’eau froide quand la chaleur nous faisait trop souffrir : Lorsqu’on a été longtemps heureux ensemble, on ne se rappelle pas sans plaisir les scènes souvent comiques de l’intimité, les discussions même et les petites querelles. Le souvenir de ces riens, qui trompent la monotonie de la vie, est souvent plus agréable que celui des grandes émotions du voyageur.
Des quatre tentes que l’on voit à côté des précédentes, l’une nous sert de salle à manger. La nuit, elle est occupée par les domestiques orientaux. Les trois dernières sont partagées entre les domestiques européens, le cuisinier et deux drogmans. Un mot sur Antonio, qui est le premier drogman, c’est-à-dire le bras droit des chefs de la caravane. Albanais de naissance, emmené à Beyrouth par un marchand de tabac, il apprit l’arabe, le turc, le français, l’italien et l’espagnol. Si je voulais m’exercer à parler toutes les langues, j’irais, à son exemple, habiter dans une de ces tours de Babel que l’on nomme les échelles du Levant ; c’est le rendez-vous de tant d’idiomes, que si l’on ferme les yeux pour n’ouvrir que les oreilles, on peut se croire à la fois dans tous les pays du monde. Telle fut l’école d’Antonio. Entreprenant, actif, courageux, il se mit à diriger des caravanes, choisit de préférence les françaises et obtint le passe-port français, qui soustrait nos protégés à l’autorité turque. Voilà vingt ans qu’il parcourt l’Orient. Je compare volontiers son rôle à celui d’un entrepreneur : il s’est engagé à nous fournir de tentes, de chevaux, de mules et de vivres, à recruter et à diriger le personnel indigène. Rendons-lui cette justice, que nous avons de bons serviteurs, de bonnes montures, des tentes comfortables, et, qui plus est, de la vaisselle d’argent. Il attache beaucoup d’importance à ce dernier détail. Antonio, comme tous les Orientaux, estime les hommes d’après le luxe qui les entoure et les dîners d’après les couverts avec lesquels on les mange. Nous avons été sans cesse obligés de rectifier dans son esprit quelques erreurs au sujet de la cuisine. Quand des alimens malpropres ou d’un goût détestable nous forçaient à le réprimander, nous lisions cette pensée sur son visage étonné : De quoi vous plaignez-vous ? ne mangez-vous pas dans de la vaisselle d’argent ? Antonio avait bien encore quelques petits défauts, la passion du jeu par exemple, qui dévore tout ce qu’il gagne, et une galanterie peu scrupuleuse. Une aventure que je dois taire l’obligea à s’enfuir de sa patrie, il n’est plus aujourd’hui très jeune ; pourtant, dans les villes que nous avons traversées, sa conduite exigeait une surveillance active. Quoi qu’il en soit, son énergie et son entrain le rendent propre à mener un personnel nombreux, et il est aimé dans le pays, point important, car les voyageurs, à leur insu, épousent les querelles et les haines de leur drogman. L’indigène les accueille ou les repousse, le brigand les attaque ou les protège, selon qu’il est ami ou ennemi du drogman. Antonio a été choisi parce qu’il s’est concilié beaucoup d’Arabes et de chefs de bandes qui doivent nous donner accès sur leur territoire.
Tandis que le camp s’organisait, les habitans de Tibériade, les uns portant la longue robe et le bonnet de fourrure des Juifs, les autres la veste et le jupon syriens, s’assemblaient autour de nos tentes, car l’arrivée de notre caravane était l’événement de la ville ; d’autres encore montaient sur les ruines d’une tour, d’où ils se jetaient gaiement dans le lac. De jeunes filles, vêtues comme on représente la sainte Vierge dans nos églises, allaient et venaient avec des jarres sur la tête. Elles les remplissaient sur le rivage, puis s’approchaient le plus possible de nos tentes, dans l’intention apparente de nous offrir de l’eau, mais réellement pour jeter les yeux dans nos demeures. Facilement les Orientaux s’imaginent qu’un camp d’Européens contient de grandes richesses, ou des armes, ou des meubles étranges. Aujourd’hui les rôles sont intervertis : l’attrait du merveilleux, que l’Orient exerçait jadis sur l’Occident, est devenu notre apanage.
Sur ces entrefaites, le bateau avait touché la terre, et les espérances de pêche miraculeuse données par les souvenirs de l’Évangile ne s’étaient point réalisées. On rentrait les mains vides. Et au même instant un habitant de Tibériade, plus heureux dans ses tentatives, nous apporta, comme pour narguer les pêcheurs malheureux, un gros poisson, nommé poisson de saint Pierre, le premier qui apparaissait sur notre table depuis que nous avions quitté le Nil.
Malgré la beauté du lac, nous avions hâte de nous éloigner de Tibériade, car la chaleur y est excessive, comme dans toute la vallée du Jourdain. Cependant Antonio demandait du temps, afin de nous procurer une provision de pain pour huit jours. Ce pain, assez mauvais, est vendu fort chef par les Juifs ; encore faut-il, pour le conserver, le mouiller sans cesse, ce qui le fait moisir. Nous avions du biscuit, mais tellement desséché, que chaque morceau semblait nous dire, comme la lime au serpent de la fable :
Eh ! que prétends-tu faire ?
Tu te prends à plus dur que toi.
Enfin nous commençâmes notre excursion dans les contrées qui s’étendent à l’est du Jourdain, contrées appelées terres de Dieu, que les tribus nomades se disputent, et où le droit public peut se résumer par ces quelques mots :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous cheminâmes quelque temps sur les bords du lac, et avant d’atteindre le lieu où le Jourdain en sort, nous passâmes devant les sources sulfureuses de Tibériade, eaux célèbres que l’on compare à celles de Barèges. Ibrahim-Pacha y fit construire des bains où les soldats de son armée venaient se guérir de leurs blessures. Aujourd’hui cet établissement n’est plus qu’une masure, d’une hideuse saleté, gardée par un mendiant qui vit des aumônes de quelques malades.
Le Jourdain, puis une petite rivière tributaire, furent franchis à gué, au milieu d’une forêt de lauriers-roses. Une foule de têtes de chameaux apparurent tout à coup, avec un grand bruit, entre les lauriers : c’était un troupeau qui se désaltérait, et toutes ces bêtes poussaient des beuglement plaintifs, tendres ou furieux. Une femelle était poursuivie, des mâles se querellaient. Dans cette république d’animaux, chacun exprimait ses sentimens dans son langage et d’une voix fort expressive, mais peu harmonieuse. Le maître du troupeau formait l’arrière-garde, et chassait les retardataires dans les eaux. Cependant nous avions quitté la rive droite du Jourdain, la seule qui soit sûre pour les caravanes. Sur la rive gauche, voulez-vous ne rencontrer que des amis : faites parade de vos armes. Les Arabes qui nous abordèrent appartenaient à la tribu des Beni-Sacher. Nous jugeant d’une force assez respectable, ils nous firent bon accueil. Le chef de notre caravane avait, par précaution, emmené un soldat qui servait sous les ordres d’un chef de bande du pays, nommé Akiel-Aga, Algérien de naissance. Ce chef s’est rendu maître du petit territoire situé entre Tibériade et Césarée. Ancien bimbachi ou commandant de mille hommes dans l’armée de Méhémet-Ali, Akiel-Aga servit sous le colonel Sèves (Soliman-Pacha), et conserva l’autorité dans la contrée après le départ de l’armée égyptienne. Son pouvoir est consolidé par une défaite qu’il vient d’infliger au pacha de Saint-Jean-d’Acre. Aujourd’hui la présence d’un de ses soldats dans nos rangs et l’aspect de notre caravane, composée d’une quarantaine de cavaliers armés, dont onze Européens (sept maîtres, quatre domestiques), suffisent pour nous faire respecter. Jusqu’au plus lointain horizon, la plaine était couverte de moutons, de chèvres, de chameaux. Leurs propriétaires avaient intérêt à se bien conduire envers les amis d’Akiel, qui des montagnes de l’ouest pouvait menacer ces animaux, leur seule richesse.
Nous suivions le pied des montagnes orientales de la vallée. La caravane était divisée en deux groupes, la cavalerie et les bêtes de somme. Celles-ci, au nombre de trente environ, défilaient attachées l’une derrière l’autre, portant des tentes, des caisses, des tapis. Le bruit de leurs pas se mêlait au craquement de leurs charges. Les moucres, assis de côté sur les animaux qui portaient les tapis, dormaient ou chantaient. Antonio profitait des moindres endroits où le terrain était uni pour faire voler la poussière autour de nous par ses fantasias, exercice peu agréable à voir, mais tellement dans les mœurs du pays qu’on ne peut y mettre fin sans encourir le reproche de manquer de goût. En Égypte, sur le passage de nos princes, les moudirs, nasirs, cheikhs-el-beled (préfets, sous-préfets, maires) se livraient devant eux à ces jeux équestres, au grand détriment de leurs chevaux ; mais à ces tours de force ils trouvaient de la grâce, et pensaient ne pouvoir mieux honorer leurs hôtes qu’en les aveuglant et les suffoquant de poussière.
Nous marchions devant la caravane, sans ordre et chacun selon la vitesse du pas de sa monture. L’un de nos chefs avait un petit étalon blanc qui ne se dérangeait jamais de son allure et de son chemin. Du matin au soir, il agitait ses jambes avec la régularité d’une horloge, et paraissait n’avoir qu’un but en partant : c’était d’arriver. Notre autre chef chevauchait sur une assez belle jument, et allait deci, delà, surveillant tout et apparaissant partout à la fois dans la colonne. Nous suivions de notre mieux ; j’avoue que je restais presque toujours en arrière. Mon cheval, quoique excellent, se donnait trop de distractions pour avancer bien vite. Également dangereux, mais avec des intentions différentes, pour les jumens qu’il comblait d’assiduités et les chevaux qu’il rouait de coups, il me causait des alertes continuelles. J’étais donc un des derniers. Je ne m’en plains pas, car je me trouvais sans cesse auprès d’un de nos plus aimables compagnons, le docteur Leclère, dont la bête se hâtait bien peu. Je suis sûr que ce voisinage m’était envié par les indigènes. En Orient, l’on porte aux médecins d’Europe un respect particulier : ce sont des génies, des magiciens qui ont reçu leur art de la Divinité, et dont le toucher seul guérit bien des maux. Parfois la superstition est poussée un peu loin. On raconte qu’un jour des Arabes du Sennaar, s’étant saisis d’un médecin français, lui arrachèrent, du reste avec tous les témoignages d’une profonde vénération, toutes ses dents et se les partagèrent comme des talismans.
Il était midi. — Si nous déjeunions ? s’écria-t-on tout à coup assez judicieusement.
— Oui, mais où nous mettre à l’ombre ?
— De l’ombre ! dit Antonio, à midi, dans la vallée du Jourdain et loin du fleuve ! Je n’en vois pas, excepté sous les grains de sable ou les brins d’herbe !
Un soleil furieux dardait ses rayons dans la vallée. On dressa le pavillon d’une tente pour abriter le repas ; mais comme le soleil était placé perpendiculairement au-dessus de nos têtes, nous ne pûmes, tous les sept, trouver place dans l’espace étroit de l’ombre ; de plus, l’air était immobile et suffoquant. Quelques-uns d’entre nous, et je fus du nombre, allèrent chercher fortune sous les rochers. J’aurais voulu trouver un terrier où me tapir, j’enviais le grillon qui vit retiré dans son trou jusqu’au soir, lorsque j’entendis la voix de mes compagnons sortir du flanc de la montagne ; ils m’appelaient à partager leur jouissance, c’est-à-dire la fraîcheur d’une grotte qu’ils avaient découverte. Il faut remarquer le rôle que ces excavations, si communes en Judée, ont joué de tout temps dans son histoire : c’est dans une grotte que naquit l’enfant Jésus, c’est dans ces demeures souterraines que les prophètes allaient converser avec Dieu, que Jérémie se retirait pour pleurer sur Jérusalem ; c’est dans un asile semblable que le Christ répandit des larmes de sang, et que les apôtres se cachèrent pour composer leur symbole. Dans un pays rempli de roches et calciné par le soleil, où l’on songeait plutôt à ménager le bon terrain pour y faire pousser des récoltes qu’à planter des arbres improductifs, il était naturel qu’on s’abritât sous des rochers contre la chaleur du jour, et que peu à peu on en fît sa demeure. De nombreuses familles ont aujourd’hui de telles habitations. Siloé peut être à ce propos cité comme exemple. Ce village, bâti sur le penchant du mont du Scandale et séparé de Jérusalem seulement par l’étroite vallée de Josaphat, semble un hameau de cinq cents âmes ; l’on apprend avec étonnement que sa population s’élève à quinze cents, dont les deux tiers habitent dans des cavernes naturelles ou dans des tombeaux creusés par les anciens Juifs.
La grotte où notre bonne étoile nous avait conduits était le refuge de moutons et de chèvres. Un lit de fumier sec exhaussait la terre, nous ne pouvions nous tenir debout ; il fallut nous coucher tant bien que mal, fort serrés les uns contre les autres. Je tournai instinctivement les regards vers les parties du rocher les plus obscures, car la vue ne supportait qu’avec peine le torrent de lumière blanche et éblouissante dont les flots inondaient l’étroite ouverture de notre asile. L’atmosphère y scintillait comme à l’entrée d’une fournaise. Il fallut cependant partir au signal d’Antonio ; il déclarait que nous n’avions pas achevé encore la moitié de l’étape.
Tous les voyageurs qui ont parcouru la vallée du Jourdain se sont plaints de l’excessive chaleur : elle y est plus redoutable en effet qu’en aucun autre point de l’Orient. Des observations récentes ont expliqué ce phénomène. Située relativement au lac de Tibériade à six cents pieds au-dessous du niveau de la mer et à treize cents relativement à la Mer-Morte, la vallée est un des points les plus bas du globe. Les vents d’est et d’ouest ne l’atteignent pas, et les vents de sud la brûlent. On sait peut-être qu’un Américain, argumentant de cette étrange dépression de l’écorce terrestre, a proposé, pour faire pièce au projet de canal de M. de Lesseps, d’amener dans cette vallée les eaux du golfe Arabique et de la Méditerranée. Il suffirait de rejoindre par une tranchée la baie de Saint-Jean-d’Acre au fleuve, puis le golfe de l’Akabah à la Mer-Morte par le ravin de Pétra, qui lui-même est de beaucoup au-dessous du niveau des mers. L’on obtiendrait ainsi, sans que l’on eût une distance de trente lieues à canaliser, un vaste et profond lac intérieur. La hardiesse d’un tel projet peut séduire les cœurs entreprenans, mais je me hâte de rassurer ceux qui pleureraient la disparition du Jourdain et de tous les lieux illustrés par le Christ. Un tel songe ne sera jamais réalisé, et, conseillée par son intérêt véritable, l’industrie moderne ne portera pas une main sacrilège sur le fleuve de l’Écriture sainte.
Notre guide, qui courait à pied, prit l’est. Nous gravîmes les montagnes par le ravin rapide d’Ouad-el-Arab, et nous respirâmes délicieusement sous des oliviers et des chênes verts dont la brise agitait les feuilles. Près du village d’El-Taybeh, nos tentes furent dressées sur une éminence d’où l’œil embrasse l’un des paysages les plus splendides de l’Orient. Dans le panorama qui nous environnait, les hauteurs s’échelonnaient à perte de vue ; l’une, couverte de bois, était d’une couleur vert foncé sur laquelle se jouaient quelques reflets bleus ; l’autre offrait la verdure des prairies, une troisième la teinte jaune du désert. Je n’avais rien vu de semblable en Europe ni en Égypte ; je me sentais cette fois en pleine Asie. Qui n’est ému devant les grands spectacles de la nature ? L’émotion est plus profonde cependant lorsqu’à la magnificence, du pays se joint la magie des souvenirs. Le Thabor, dont le nom rappelle un acte de la vie du Sauveur et une victoire de la France, dominait les monts de Galilée. Au nord-est se dressait l’Hermon, dont les neiges éternelles donnent naissance au Jourdain ; au sud-est, si l’imagination franchissait les hauteurs qui arrêtaient la vue, elle s’élançait vers les steppes mystérieuses et désertes de la Basse-Asie, qui s’étendent jusque dans les profondeurs du Nedj, où jamais Européen n’a pénétré. C’est dans ces vastes solitudes, aujourd’hui habitées par quelques nomades, que les enfans de Cham se répandirent avant de peupler l’Afrique. Au midi, l’on apercevait un grand vide entre les montagnes élevées, abruptes, aux cimes jaunes et nues ; on eût dit l’entrée d’un abîme au-dessus duquel planait une éternelle désolation. C’était la Mer-Morte, le tombeau des villes maudites. Dans cet ensemble, que l’on se figure le globe de feu du soleil couchant Rabaissant à l’horizon, répandant sur le pays les couleurs d’un arc-en-ciel ardent, et l’on pourra ressentir quelques-unes de nos impressions.
Notre attention fut tout à coup attirée par les habitans d’El-Taybeh. D’un amas de maisons informes, qui avaient plutôt l’air de terriers d’animaux que d’habitations humaines, sortit une population chétive et déguenillée, qui parut aussi étonnée de nous voir que le seraient des Parisiens devant une troupe de Hottentots. Le premier sentiment de ces fellahs fut la crainte : ils s’approchèrent avec timidité, comme si nous étions quelque tribu d’envahisseurs nomades venue pour les frapper d’un impôt ; mais quand Antonio eut demandé des poulets et qu’ils virent qu’ils les payait bien, nous fûmes envahis à notre tour par une armée de poulets portés par leurs propriétaires ; lorsqu’un marché était conclu, tous tendaient la main pour recevoir le prix qui n’était dû qu’à un seul, chaque emplette était le signal d’un vacarme affreux. On chassa les marchands lorsque les cages du cuisinier furent pleines jusqu’au sommet. Ces cages, qu’Antonio remplit à chaque occasion, font route sur le dos d’une mule. Le soir, on en ouvre la porte afin que les prisonniers se promènent dans le camp, et chose curieuse, ils ne cherchent point à s’échapper et restent fidèlement auprès de leurs maisons d’osier.
Grâce à une nuée de moustiques, je conserve un assez mauvais souvenir de la nuit passée à El-Taybeh. Cependant nos moustiquaires flottaient prétentieusement au-dessus de nos lits. Il est juste de dire qu’ils étaient avariés par l’emballage quotidien. J’ai acquis, par une rude expérience, une haute idée de l’intelligence de ces insectes, qui savent toujours trouver le défaut de la cuirasse et arriver jusqu’à leur proie.
La consigne était donnée aux moucres d’abattre les tentes au lever du jour. La ponctualité n’est pas la vertu des domestiques et des palefreniers orientaux ; il ne fallait rien moins que l’autorité des chefs de la caravane, toujours à cheval les premiers, pour qu’on ne perdît pas une heure ou deux à charger les bagages. Nous étions heureux encore lorsque la résistance des animaux ne se joignait pas à la négligence des hommes pour retarder le départ. La mule la plus forte et la plus belle, qui portait la cantine, attendait patiemment les oreilles couchées, l’œil en arrière, avec cette physionomie malicieuse des bêtes qui méditent un mauvais coup, que les caisses fussent appliquées sur son bât ; avant que le nœud coulant eût fixé la charge, elle se dérobait, renversait tout d’une ruade et partait au galop, jetant le trouble dans le camp. Heureusement la cantine, bardée de fer, souffrait peu de ces chocs. L’ordre rétabli, les bêtes de selle ou de somme défilaient dans les étroits sentiers. Le camp, assis comme par enchantement, avait disparu de même. Le lieu, couvert un instant plus tôt de tentes et d’une foule d’hommes et d’animaux, redevenait désert et silencieux ; on ne voyait plus sur la terre que les trous faits par quelques piquets, des herbes foulées et un peu de cendre. Le vent faisait bientôt disparaître ces traces légères et fugitives, comme les souvenirs que laissent les voyageurs.
Jusque-là, nous n’avions rencontré aucun obstacle ; le temps, le pays, tout souriait à notre expédition ; nous espérions atteindre sans encombre Suf et Djerash, le territoire d’Abd-er-Rhazy. Antonio nous assurait même que nous trouverions la terre de Dieu sans habitans ; mais il avait compté sans une défaite de la tribu des Anezé, battue par le pacha de Damas et refoulée vers le sud. Il fallait traverser un de leurs campemens. Comme nous marchions vite et arrivions à l’improviste, le passage fut facile ; mais nous tombâmes aussitôt après dans un nouveau camp, celui des Beni-Hassan, ennemis des premiers. La récente victoire du pacha de Damas avait sans doute fort intimidé tous ces Arabes, car, loin de nous inquiéter, ils nous laissèrent franchir si aisément le terrain occupé par leurs tentes et leurs troupeaux, que, confians dans la fortune, nous nous préparâmes à déjeuner dans leur voisinage. Ayant pris de l’avance sur les bagages, nous débridâmes et attachâmes nos chevaux.
Un instant après, nous entendîmes des cris ; mais, comme des pâtres arabes chantaient en gardant des chèvres, ces cris ne nous inquiétèrent pas. Tout à coup Elie, le second drogman, arrivant au galop, nous hèle : « Tous à cheval ! » Chacun détache sa monture et part. Je restai seul. Quand je voulais brider la mienne, elle se retournait, reculait, levait le nez, ayant l’air de me dire :
Sauvez-vous et me laissez paître.
Enfin, serrant ses naseaux, je la force à ouvrir la bouche, j’introduis le mors ; un instant après, j’étais en selle dans les rangs.
Voici ce qui était arrivé. Pharaon, un des domestiques syriens, descendu de cheval, était resté en arrière. Au moment où il veut remonter, un Arabe survient et prétend s’emparer de sa bête et de ses armes, qu’il lui arrache violemment ; bien plus, il se met à le débarrasser de sa ceinture, pièce la plus précieuse du vêtement oriental, à peu près comme font les douaniers qui déroulent l’embonpoint postiche de maladroits contrebandiers. Il ne restait plus au pauvre Pharaon qu’un moyen de se défendre : c’étaient les cris, dont il ne se faisait pas faute. Elie et Antonio accourent. Croyez-vous qu’ils rudoient l’Arabe ? Non vraiment ; ils parlementent, et prient doucement celui-ci de vouloir bien laisser sa proie ! Vous admirez sans doute notre modération, car nous étions alors plus de trente contre un ; mais si l’agresseur était un Beni-Hassan, il ne fallait pas, en le maltraitant, attirer sur notre caravane les coups d’une tribu entière, dont tous les hommes, unis par une forte association, sont solidaires et se vengent mutuellement. Le mieux en pareil cas est de laisser agir les drogmans, la négociation étant la seule arme défensive. Que peut une poignée de voyageurs contre un peuple de Bédouins ? Enfin l’Arabe cède… L’aventure en était là, et nous pressions la marche, quand Antonio remarqua qu’il nous suivait et semblait vouloir faire route avec nous. « Où vas-tu ? — Je vais à Suf. — Quelle est ta tribu et quel est ton cheikh ? — Je suis Adouan, et mon cheikh est Abd-er-Rhazy. — Mais sais-tu que, nous aussi, nous nous rendons à Suf, que l’Adouan Habib est mon frère, que j’ai frappé la main et touché la barbe d’Abd-er-Rhazy, lorsqu’il s’est engagé par un contrat à mener ma caravane à Djerash ? Tu as donc attaqué les amis de ta tribu ! » Voici l’Arabe plein de confusion, qui demande pardon et nous prie de ne pas parler de cette aventure à son chef. Nous rîmes beaucoup de notre alerte, qui nous avait fait déguerpir sans déjeuner. L’agresseur obtint son pardon et la promesse qu’il ne serait pas dénoncé. Antonio lui donna même sa pipe à fumer, ce qu’il fit en confiance. En un instant, il devint l’un des nôtres, s’associa avec les muletiers, les domestiques, et même avec Pharaon.
Nous marchions depuis longtemps dans une forêt de chênes verts peu élevés, mais touffus. La forêt était entrecoupée de prairies couvertes de troupeaux. Nous aurions pu nous croire dans quelque partie de l’Allemagne, la Thuringe par exemple, si nous n’avions vu ça et là une tête de chameau surgir entre les branches des chênes, s’allonger au bout d’un long cou, et ravager jusqu’aux plus hauts bourgeons. Les troupeaux détruiront la forêt, et cette terre, qui conserve encore la splendeur des anciens âges, sera bientôt stérile et maudite comme la Judée. Le chemin devint très étroit ; nous entrions dans un défilé au fond duquel mugissait un torrent. Les roches avaient une teinte dorée, due aux rayons du soleil ; au sommet apparaissait la verdure des bois, au pied la blanche écume des eaux. Le ciel bleu foncé resplendissait sur nos têtes. Dans ces contrées, où les eaux sont rares, on ne peut rencontrer un ruisseau sans se trouver bientôt dans un village ou un camp nomade. En effet, nous vîmes un amas de maisons plates et carrées, ressemblant à autant de dés à jouer, échelonnées sur le penchant d’une colline. La plus importante était garnie de chambres extérieures, bâties en boue ou en branchages et ouvertes à tous les vents. Antonio lui donna le nom pompeux d’hôtellerie. C’est la demeure du cheikh, et ces chambres, nous dit-on, sont réservées aux étrangers.
Faisons connaissance avec le cheikh de Suf. Il se nomme Yousef, ses vêtemens sont sales et usés, ’mais comme la population est à demi nue et en guenilles, il peut encore se faire illusion sur son costume et s’y draper fièrement. Ses yeux sont assez intelligens ; mais il a le malheur de posséder un nez si énorme et une face si burlesque qu’il suffit de le regarder pour entrer en belle humeur. Du reste il paraît content de nous voir, et reçoit les chefs de la caravane avec respect. Lorsque le camp fut établi, il vint s’accroupir sur leur tapis, devant leur tente, et se montra fort empressé pour leur complaire. Voyant que l’aîné de nos princes préparait son chibouque, il le lui prit des mains, le bourra, l’alluma, en tira quelques bouffées et le lui présenta. C’est ainsi que les Arabes entendent les belles manières. Allumer la pipe d’un hôte, c’est lui dire : « Je suis votre très humble serviteur. »
Derrière Yousef, tous les fellahs avaient formé un cercle, qui se rétrécissait à mesure qu’il en survenait de nouveaux. Ce cercle devint si étroit que nos tentes mêmes, notre dernier asile, faillirent ne pas être respectées. Vous m’avouerez que c’est là une étrange hospitalité. Ils nous chassent, presque de chez nous, touchent et demandent tout ce qui nous appartient, fument nos cigares et vivraient au besoin à nos dépens. Tout à coup les groupes s’ouvrirent, et les fellahs reculèrent avec un mouvement commun de respect et de crainte. Nous vîmes s’avancer un homme de haute taille, à l’œil vif, à la barbe blanche, portant sa vieillesse avec vigueur, vêtu d’une belle abbaïl brune et blanche, chaussé de bottes rouge écarlate, coiffé d’une couffieh de soie fort propre. Il nous fit un sourire d’amitié du plus loin qu’il nous aperçut, car cet homme n’était autre qu’Abd-er-Rhazy, et le beau costume tout battant neuf qui le couvrait lui avait été donné par les chefs de notre caravane à Jérusalem. Derrière lui vient un autre Arabe qui semble inspirer, sinon plus de respect, du moins plus de terreur. Il sourit en nous voyant, et, ses dents longues et pointues étant mises à découvert par ce sourire, son visage prit une incroyable expression de férocité. Habib, car c’était lui, vint avec son chef s’asseoir sur le tapis des princes, près du cheikh Yousef, qui recula d’un pas. « Eh bien ! Abd-er-Rhazy, dit-on à l’arrivant, les Français sont fidèles à leur parole comme les Arabes. Il y a un mois, nous vous avons donné rendez-vous à Suf pour ce jour, et nous voici ! » Il répliqua par des complimens en style oriental, c’est-à-dire très pompeux : ses montagnes, ses vallées, sa tribu et lui-même sont glorifiés dans les siècles des siècles par la visite des magnanimes chefs des Francs ! Jamais jour plus beau n’a lui sur la contrée ! Phrases que le drogman, il me l’a dit plus tard, traduisit tout simplement ainsi : « Le cheikh est très honoré de vous avoir pour hôtes ! »
Abd-er-Rhazy se leva, et nous mena tous voir son cheval, qu’un petit Arabe tenait par un licou. C’est un étalon gris de fer, à l’œil ardent, à la crinière flottante, prompt à la course. Je lui offris un morceau de sucre ; mais l’animal, peu familier avec cette friandise, ouvrit ses naseaux, le flaira quelque temps, le prit dédaigneusement du bout des lèvres, enfin le laissa tomber, et se mit à brouter une fleur qui croissait à ses pieds. Si vous voulez flatter le Bédouin de Syrie, donnez des caresses et des éloges à son cheval. C’est son compagnon, son ami. La même remarque, au dire de nos militaires d’Algérie, ne peut s’appliquer toujours au Bédouin d’Afrique. Loin d’aimer son cheval, il le maltraite brutalement, et mérite peu les éloges que lui ont prodigués les auteurs de tant de romances sur l’Arabe et son coursier. En Syrie, c’est différent : là un étalon ou une jument de pur sang fait la gloire d’une tribu et n’a pas de prix. On venge par la guerre ses insultes et ses blessures, sa perte est un deuil et un déshonneur, et il n’est pas sous le ciel de race de chevaux plus adroite, plus sûre, plus vaillante contre la fatigue et la faim, et surtout douée d’une plus grande intelligence. J’ai vu une jument qui paissait en liberté dans le désert dresser l’oreille en entendant le claquement de langue de son maître, qui l’appelait, le chercher dans un groupe d’Arabes, le reconnaître, venir lui flairer la main et frotter sa tête contre sa poitrine.
Nous rentrons dans nos tentes, que les habitans de Suf avaient de nouveau envahies. Sur notre demande, Abd-er-Rhazy leur ordonna de vider la place, et ils obéirent immédiatement, car le chef, pour assurer l’exécution de ses ordres, fondit sur eux un bâton à la main ; mais la tente du docteur devint le théâtre d’une autre scène. Tandis qu’Abd-er-Rhazy s’amusait à chasser les importuns, il aperçut dans cette tente plusieurs hommes, presque nus, accroupis à terre : ces hommes étaient des malades qui demandaient quelque soulagement à leurs maux, et notre bon docteur préparait une potion pour l’un d’eux. Abd-er-Rhazy entre soudain, saisit le premier qu’ il rencontre, le jette dehors, et les autres s’enfuient. Cherchant quelque projectile à lancer au dernier fuyard, il prend le verre qui contenait la drogue, et le lui jette dans le dos, sous les yeux de notre compagnon stupéfait. À l’approche de la nuit, le terrible Abd-er-Rhazy s’en alla trouver le cheikh Yousef, réunit les fellahs tout tremblans, et d’un ton bien solennel ramassa un brin d’Herbe. « Si un objet de la valeur même de ce brin d’herbe, s’écria-t-il, disparaît cette nuit du camp, des Français, je jure par le Créateur de brûler votre village. » Tous nos hommes dormirent tranquilles, et aucun vol ne fut commis. On voit que notre hôte faisait bonne police autour de nous.
On est en sécurité chez les Arabes dès qu’on leur paie tribut, et qu’on règle d’avance avec eux, par un contrat, les conditions de son séjour sur leur territoire. J’ai entendu des voyageurs, révoltés par le mot tribut, s’écrier qu’on devrait mettre à la raison ces barbares qui rançonnent les caravanes ; mais, pour entrer dans les pays les mieux policés, et même pour en sortir, ne doit-on pas acheter à beaux deniers comptans un passeport et le visa des ambassades ? Ne trouve-t-on pas des douanes aux frontières ? Dans une ville bien administrée, comme Paris ou Londres, qu’un adroit filou vous enlève votre montre, la police s’empressera de le poursuivre ; mais vous rendra-t-on l’objet volé ? Oui, si par hasard on le rencontre, et si on ne le retrouve pas, vous en restituera-t-on la valeur ? Jamais. Voici à quoi notre ami Abd-er-Rhazy s’est engagé : il nous défendra, par son sabre et sa lance, contre tout ennemi ; il nous rendra tout objet dérobé, ou sa valeur. Nous sommes donc reçus par lui en quelque sorte au péril de sa personne et de sa bourse, car il s’expose à la fois à porter la peine des méfaits de ses hommes et à résister à l’attaque de ses voisins, les Anezé ou les Beni-Sacher, qui peuvent profiter de la présence d’une riche caravane d’Européens pour tenter, à nos dépens et aux siens, un coup de main sur son territoire. Et nous avons pour garantie de l’exécution du traité la fidélité habituelle de l’Arabe à sa parole, sa finesse bien connue pour distinguer ses vrais intérêts : s’il nous arrive malheur, quels voyageurs voudront suivre nos traces ? Or point de voyageurs, point de tribut, et Abd-er-Rhazy ne fera pas tarir inconsidérément cette source de revenus. Un incident qui survint une des nuits suivantes nous confirma dans cette bonne opinion sur notre hôte : un âne et une paire de souliers ayant été dérobés à un de nos muletiers, 600 piastres d’indemnité lui furent versées incontinent.
Nous marchions depuis deux jours. Le matin du troisième, nous arrivâmes au terme de notre expédition, aux ruines de Djerash. Ces ruines sont peu distantes de Suf. Du haut de la colline d’où je les aperçus pour la première fois, je ne vis qu’une ligne de colonnades, et çà et là quelques amas de décombres. « Ces ruines sont peu de chose, » pensai-je. Je fus bientôt détrompé. Il n’entre pas dans mon intention de décrire minutieusement tous les monumens que je visitai, une telle œuvre serait fastidieuse pour le lecteur ; mais voici sommairement ce que j’admirai : une belle et longue rue bordée de chaque côté de colonnes corinthiennes, les unes debout, les autres renversées ; à l’extrémité de la rue, un forum entouré de colonnes ioniques, un temple où le soleil était adoré. Le tremblement de terre qui a jeté le désordre dans tous ces monumens a du moins laissé debout les propylées de ce temple et les premières colonnes. C’est le plus beau fleuron de la couronne de Djerash. Quelques plantes, dont la verdure ne messied pas aux ruines, ont pris racine entre les bas-reliefs et les sculptures, et ajoutent un effet pittoresque à leur sévère beauté. Nous vîmes ensuite deux théâtres, puis une naumachie. Dans cette ville, située au fond d’une province reculée de l’empire romain, on n’oubliait pas les plaisirs du peuple. Enfin, au sud, s’élève une porte triomphale, d’une belle architecture, autant qu’on peut en juger à ses murs, tellement délabrés qu’un petit pâtre les escaladait avec son troupeau de chèvres. Ce qui frappe le promeneur, c’est que les diverses rues sont encore tracées ; l’emplacement des maisons est apparent ; les aqueducs et les bassins qui captaient les sources et les portaient dans les divers quartiers sont intacts, et les Arabes y abreuvent leurs chevaux.
Après la première exploration, nous nous dispersâmes dans les ruines. Chacun se dirigea vers les points qui l’attiraient. M. de Scitivaux prit ses pinceaux et ses albums, et, avec sa gracieuse facilité, dessina les propylées du temple du soleil. M. Morrhain jeta un fusil de chasse sur son épaule et alla faire la guerre aux cailles et aux bartavelles qui s’étaient levées sous nos pas près des colonnades, Les Bédouins le regardaient passer avec une certaine admiration, car M. Morrhain possède des attributs fort estimés chez eux, une haute taille, une longue barbe et un air martial. Maintes fois, lorsque nous parcourions les rues étroites des villes, les fellahs et les bachi-bozouks couchés dans le chemin, qui se dérangeaient à peine pour nous livrer le passage, se reculaient intimidés devant notre compagnon, et chuchotaient le mot « kebir ! qu’il est grandi » L’ascendant qu’il exerce, joint à son habile fermeté, lui est fort utile pour remplir les fonctions de trésorier et d’officier payeur de la caravane. Il n’est pas aisé de s’acquitter de ces fonctions au milieu des populations orientales, dont la vertu dominante n’est pas l’honnêteté.
Me trouvant seul, je montai sur une hauteur, d’où je pus embrasser le panorama du paysage. Les collines étaient couvertes de fleurs. Le torrent que nous avons déjà rencontré à Suf, et qui sépare Djerash en deux parties, murmurait au fond de la vallée sous des lauriers-roses. Des cavaliers arabes, la lance sur l’épaule, descendaient en chantant les sentiers rapides. Nos sept tentes et l’animation qui régnait autour d’elles ajoutaient encore de la vie au tableau. Les ruines se détachaient sur la verdure par les tons chauds et, dorés dont le soleil les avait revêtues : elles me parurent plus belles encore quand je les vis sous mes pieds dans leur ensemble. Nous n’avions pas encore visité de ruines romaines en Orient, et au fond d’une province lointaine, abandonnée, presque inconnue à l’Europe, nous trouvions les restes d’une ville entière, d’une importante colonie de Rome. Cette vue était de nature à inspirer une admiration respectueuse pour le peuple auquel Djerash dut sa splendeur. Puissante colonisation que celle qui laisse après tant de siècles des vestiges aussi grandioses ! On peut se demander ce qui restera un jour des fragiles établissements que les colons modernes bâtissent sur des côtes éloignées. Commerçants avant d’être soldats, ce qu’ils recherchent, ce n’est pas la gloire, mais le gain. Les uns se rendent maîtres d’un vaste empire afin d’y récolter une plante nécessaire à l’industrie ; d’autres s’ouvrent des ports à coups de canon afin de se créer des débouchés. Aussi les monuments qui attestent leur domination sont des hangars à marchandises et des manufactures. Les Romains au contraire, conquérants par excellence, ne fondèrent tant de colonies que pour incorporer les peuples à leur empire. Rome se transportait pour ainsi dire tout entière dans chacune, et en même temps qu’elle domptait ses sujets, elle étonnait leur imagination et consacrait sa puissance par des monuments.
Je dois avouer cependant que, malgré la beauté du spectacle, l’âme éprouve un vide, car on ignore l’histoire des hommes qui élevèrent ces monumens. La légende de la fondation de Djerash et le drame de sa fin ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Les rares documens que nous possédons sur cette ville ont été habilement résumés dans le Guide en Syrie de Murray. Je me bornerai donc à le citer. « Pour la première fois, lit-on dans cet ouvrage, Djerash, en latin Gerasa, est mentionnée par Josèphe. Il raconte qu’’Alexandre Jannœus, roi des ! Juifs, ayant réduit Pella, forteresse située près du Jourdain, marcha sur Gerasa. Cela prouve que cette cité ne doit pas son origine aux Romains. le nom de Gerasa est prononcé, mais sans aucun détail, par Ptolémée, Strabon, Pline et d’autres écrivains grecs et latins. Après la conquête des Romains, cette contrée devint une de leurs colonies favorites. Dix villes s’y élevèrent ou furent rebâties, et le district qui les environnait fut nommé la Décapole. Gerasa devint une des-plus importantes, avec Damas, Bostra et Philadelphie, Les Juifs la brûlèrent au commencement de leur dernière guerre contre les empereurs pour venger le massacre de leurs compatriotes à Césarée. Elle s’était à peine relevée de ce désastre que sa population se révolta contre la domination impériale. Vespasien envoya contre elle Annius, son lieutenant. La ville fut prise au premier assaut ; mille jeunes guerriers, qui ne s’étaient pas échappés, furent mis à mort, leurs biens pillés, leurs maisons réduites en cendre et leurs familles en esclavage. Annius marcha ensuite contre les villages d’alentour. Plus d’un demi-siècle après ces événemens, Gerasa atteignit son plus haut degré de splendeur, et fut ornée de tous ces édifices dont nous admirons aujourd’hui les ruines. Nous ne savons rien sur cette période ; mais les inscriptions trouvées sur les restes des palais et des temples prouvent que la plus belle architecture remonte à l’âge des Antonins, 138-180 ; elle se rattache à l’ordre ionique et corinthien. Gerasa devint plus tard le siège d’un évêque chrétien, et envoya un de ses prélats au concile de Chalcédoine. Il n’est pas probable que cette ville ait été jamais habitée par les Sarrasins. On n’y voit pas, comme à Baalbek et à Palmyre, des traces de leur architecture, ou une mosquée, ou des inscriptions. Tout ici est antérieur à l’islamisme. »
Le silence de l’histoire sur ces ruines remarquables enlève de la vie au spectacle. Il ne me suffit pas de contempler des pierres bien sculptées. Je veux admirer aussi le prince, l’architecte dont le génie a produit ces chefs-d’œuvre. Peut-être des fouilles amèneraient-elles des découvertes de statues ou d’inscriptions. Le sol est encore intact. Ce qui semble certain, c’est que tous les monumens de Djerash se sont élevés sons le souffle de la civilisation romaine. La présence des théâtres et de la naumachie démontre que le peuple y goûtait les mêmes plaisirs que les Italiens, et demandait à ses magistrats des circenses. La colonisation de Rome a frappé cette ville d’une empreinte si forte, qu’au milieu de ces débris on est tenté d’oublier la Syrie, de se croire au cœur de l’empire, ce corps si puissant, si compacte, si bien centralisé, que des cités splendides comme Djerash s’élevaient à ses extrémités sans avoir de vie ni d’histoire individuelle. Cette considération, je le crains, détournera la science d’y faire des recherches, car il reste bien peu à découvrir sur les mœurs des anciens Romains, et tandis qu’on peut lire, comme en un livre, leur vie journalière sur les restes de tant de cités, viendra-t-on au fond de la Palestine, à l’est du Jourdain, chercher d’incertains documents ? Tout porte à croire que ces belles ruines auront une obscure destinée.
Les Arabes, je dois le dire, excitaient autant notre curiosité que les ruines ; aux heures des repas ou du loisir, nous nous établissions pêle-mêle avec eux sous la fraîche arcade de quelque therme délabré ; ils venaient s’accroupir près de nous, touchaient nos vêtemens. Pour nous mieux examiner, ils montaient sur quelque fût de colonne renversée, quelque chapiteau ionique ou corinthien gisant sur le sol. C’était un piquant contraste de voir ces sauvages enfans du désert, établis dans la contrée par la force de leur sabre, se reposer sur les restes d’une cité romaine, tandis que leurs chevaux paissaient l’herbe croissant sur les parvis des temples, et ces pierres, qu’un grand peuple a frappées du sceau de son génie, servir d’appui à ces hommes insoucians et insensibles à leur beauté. Sans doute on ne peut demander à leur rude nature de comprendre cette beauté, ni d’admirer ces colonnes comme nos soldats d’Égypte, qui, pris d’enthousiasme à la vue de celles de Karnac, leur présentèrent spontanément les armes ; mais lorsque l’on considère la contrée qui les environne, cette riche et fertile Palœstina secunda, on est attristé de la voir devenue la proie des tribus nomades. Le Bédouin, sorti du désert, transforme en désert tous les pays qu’il occupe. Ses troupeaux dévastent les forêts, dévorent les récoltes vertes ; il a l’instinct trop voyageur pour donner aux fruits de la terre le temps de mûrir, pour songer à l’avenir en conservant les biens du présent. Bien plus, le nom même de cultivateur, en arabe fellah, est une insulte pour lui : fellah signifie le serf, le vilain, taillable et corvéable à merci, attaché à la glèbe, né pour être opprimé et nourrir des maîtres. Le nomade s’enorgueillit de sa tente, de son troupeau, de la richesse qu’il a su acquérir par le pillage, et croirait s’être abaissé s’il devait cette richesse au travail. Si jamais un conquérant européen vient arracher la Palestine à la désolation, il devra relever le courage et la dignité des fellahs et châtier rudement les tribus.
Mais ces hommes que je parle de châtier sont nos hôtes ; examinons leurs groupes. Habib, que la chaleur a forcé d’ôter son abbaïl, n’est plus vêtu que d’une longue chemise blanche. Il exerce un certain ascendant sur ses voisins. On s’écarte quand il s’avance, on l’écoute quand il parle ; s’il survient un Arabe armé d’un fusil, aussitôt il s’empare du fusil sans que le maître ose le lui refuser et le décharge en l’air. Pourquoi ? Pour faire du bruit, pour respirer l’odeur de la poudre, dont il est avide, et se donner un faux air de combattant. Habib possède un sabre pris à la guerre ; sur le tranchant, on remarque une brèche qui s’est faite à la quatrième tête qu’il a coupée. C’est avec raison qu’Antonio l’a choisi pour frère d’armes, car il fait bon d’avoir pour ami l’homme le plus redouté.
Un autre chef adouan, du nom de Gablan, neveu d’Abd-er-Rhazy, était venu à notre rencontre jusqu’à Suf. Il nous frappa tout d’abord par la fermeté de son regard et la dignité de tous ses mouvemens. Sa figure est recouverte d’un bandage cachant une terrible balafre, la cicatrice d’un coup de sabre qui lui a ankylosé la mâchoire ; une main qu’une blessure a aussi paralysée est enveloppée d’un linge collé à la peau par le baume d’Arabie, suc tiré du baumier que nous avons rencontré à Jéricho. C’est à Taybeh qu’on lui porta ces coups. Il y levait des impôts qu’il partageait avec un autre neveu d’Abd-er-Rhazy. Celui-ci voulant les lever pour son seul compte, la discorde et la haine s’allumèrent entre les deux chefs. Gablan vint au village avec vingt-cinq cavaliers, afin d’y faire reconnaître ses droits. Son rival entra à l’improviste dans la maison où il s’était arrêté, et lui asséna un coup de sabre sur la tête. Gablan, blessé, monte à cheval, et, ses pistolets à la main, poursuit le traître et l’atteint ; mais il reçoit un second coup de sabre qui lui fend le poignet. Au même instant, son ennemi est tué par un des vingt-cinq cavaliers. Les plaies de Gablan ne sont pas toutes fermées, bien qu’un an se soit écoulé depuis le combat, et le blessé attend sa guérison complète pour parfaire sa vengeance en tuant les parens de celui qui l’a frappé. Ceux-ci, selon les lois de la vendetta arabe, se tiennent prêts à la guerre, au besoin même ils attaqueront. C’est ainsi que les querelles et les combats surviennent, même entre parens, que les tribus se divisent à l’infini et s’affaiblissent par la discorde. Les Turcs, selon leur politique habituelle, ne manqueront pas d’envenimer cette haine, afin d’affaiblir la peuplade des Adouans.
Cependant les Arabes arrivaient de tous côtés. Pourquoi ? Pour nous admirer. Jamais ils n’avaient vu un campement pareil. L’affluence devint grande surtout quand on sut que nous avions un docteur. Les malades abondaient, et les bien portans se cherchaient quelque mal afin de consulter le médecin. Une pauvre femme lui apporta un panier d’œufs, cadeau destiné à provoquer ses soins et sa bienveillance. Le mari de la femme ne lui trouvait qu’un seul mal grave, celui de ne plus pouvoir porter de fardeaux. On lui donna une drogue et on lui défendit le travail, au grand déplaisir du mari. Un lépreux vint montrer ses plaies, il fut envoyé aux eaux sulfureuses de Tibériade ; mais ce peuple ignorant ne croit pas aux remèdes naturels. Un médecin, pour être bien vu, doit prononcer des paroles cabalistiques, jeter des sortilèges, en appeler à tout propos à la pharmacie. Que les docteurs qui veulent être à la mode parmi les populations orientales se pénètrent bien de ce principe. Cadalvène raconte qu’un vekil turc qui lui avait rendu quelques services vint, quoiqu’il ne fût pas médecin, le consulter sur sa santé. Le vekil était adonné à tous les excès. Il lui fut dit que le meilleur moyen de se guérir était de mener une vie meilleure. Le Turc, désappointé, reprit : « J’ai acquis cependant assez de titres à votre reconnaissance pour que vous ne me refusiez pas un remède. » Cadalvène lui fit prendre immédiatement une dose de jalap telle que le malade dut s’en souvenir longtemps.
Le moment du départ était venu ; Abd-er-Rhazy nous dit que, l’affluence d’Arabes devenant très grande à Djerash et la nouvelle de notre séjour étant ébruitée parmi les tribus voisines, il fallait nous en retourner à Tibériade. C’est avec regret que je quittai ces beaux sites, ces colonnades majestueuses, ce joli torrent tombant en cascades au milieu des lauriers-roses en fleur. Il nous prit fantaisie de dire adieu au temple du soleil et de copier une inscription grecque sur ses propylées. La pierre sur laquelle le sculpteur l’avait gravée était à demi enfouie dans la terre. Un fellah passa avec une pioche sur le dos ; nous l’appelâmes, mais à notre grande stupéfaction il courut cacher sa pioche et vint se jeter aux pieds de notre chef. Nous comprîmes bientôt : celui-ci était armé d’un fusil de chasse, le fellah avait cru que nous en voulions à sa pioche et tremblait à la vue du fusil ; il fallut lui mettre une pièce d’argent dans la main pour le rassurer ; alors il nous suivit et piocha docilement la terre. Cette anecdote peint assez bien la condition des pauvres fellahs, que tout homme armé dépouille à son gré.
Nous quittâmes Djerash, escortés des deux chefs Abd-er-Rhazy et Gablan, avec vingt-cinq cavaliers arabes, qui nous accompagnèrent jusqu’à Mesra, village situé à une heure et demie d’El-Taybeh. Plus loin, leur société ont été pour nous un danger, car Mesra est la limite de la terre de Dieu, où nous pouvions trouver un parti d’Anezé et de Beni-Sacher, ennemis des Adouans, qui nous eût traités comme Adouans nous-mêmes. Ce fut donc à Mesra que nous nous séparâmes de nos amis ; les deux chefs s’en allèrent comblés de présens par les princes. Il leur fut remis, en même temps que la somme stipulée par le contrat comme prix de notre séjour chez eux, un certificat constatant la bonne hospitalité qu’ils nous avaient offerte.
Nous voici donc de nouveau livrés à nous-mêmes dans notre caravane, forte d’une quarantaine d’hommes et bien armée. Nous marchons à travers la campagne sans suivre de route bien frayée, tantôt dans les broussailles, tantôt sur les restes d’une voie romaine franchissant des ravins remplis de roches. En Orient, les caravanes qui traversent un pays peu sûr font bien de choisir le chemin le plus coupe de ravins et de rochers. le cavalier arabe est seul à craindre ; or c’est en plaine qu’il est le plus redoutable. Il n’aime pas à s’aventurer dans une région montagneuse. Nous arrivâmes sans encombre à El-Taybeh, dont le cheikh, étonné de nous revoir, complimenta les princes sur leur heureux passage dans la terre de Dieu. « Le pays que vous venez de franchir, dit-il, n’est pas sûr, même pour deux cents cavaliers réunis. » Et il parle des nomades avec expérience, car bientôt, grâce à eux, son village sera désert. Chaque peuplade à son passage lève un impôt de 10 à 15,000 piastres Aussi les habitans abandonneront leurs champs et leurs maisons, et, selon la coutume, se mettront au service de quelque chef de bandes.
En nous quittant, Gablan avait recommandé à Antonio de ne pas traverser sans information la vallée du Jourdain ou Diab, le généralissime des Adouans, devant, avec une forte troupe, tenter un coup de main sur les troupeaux des Beni-Sacher. Les renseignemens sont favorables, nous partons, et l’ordre est donné par le chef de notre caravane d’escorter avec vigilance les bagages ; Nous traversâmes sans être inquiétés, la tribu des Beni-Sacher et atteignîmes la rive droite du Jourdain, rive où le voyageur retrouve la sécurité. Cependant les troupeaux vus le 30 dans la vallée ne paraissaient pas ; Diab avait-il fait sa razzia ? Oui, fut-il répondu à Antonio par un Beni-Sacher. Le drogman, jugeant d’après la date et ses souvenirs, pensa que c’était sur les renseignemens innocemment donnés par lui à Gablan que la tentative de Diab avait été décidée. Comment cette tribu, que la perte de ses richesses aurait dû rendre hardie, n’a-t-elle pas songé à réparer un peu à nos dépens sa fortune compromise ? C’est sur quoi nous devisions à la halte, dans un khan délabré, à la tête d’un pont romain qui nous avait servi à traverser le fleuve. En cette circonstance, comme en tant d’autres, la fortune nous avait bien servis. L’expédition que des esprits timides nous avaient déconseillée était maintenant accomplie et justifiée par le succès. Le soir, nous campions de nouveau sous les murs de Tibériade.
II
Un mois plus tard, nous entreprenions une exclusion analogue, avec des Anezé pour guides et les ruines de Palmyre pour but. Cette excursion avait été préparée à Damas. C’est dans cette ville que demeure habituellement le chef d’une fraction des Anezé, les Sebah, qui sont maîtres du désert de Syrie entre Homs et l’Euphrate. Ce chef s’est fait une renommée jusqu’en Europe, non par ses exploits, mais par son mariage. Dernièrement il plut à une dame de haut rang, déjà célèbre par ses aventures. Voyageant dans le désert de Syrie, elle eut pour guide cet Arabe, nommé Mighuel ; s’en éprendre et lui demander de l’épouser fut pour elle l’affaire d’un instant. L’Arabe refusa pendant six mois, reculant devant cette idée : épouser une chrétienne ! Enfin, poursuivi à outrance et tenté par vingt-cinq mille livres de rente, fortune immense pour un Bédoouin, il fit ce qu’Henri IV aurait appelé le saut périlleux et accepta ; mais, comme dans les romans bien conduits, l’aventure, près de sa fin, fut prolongée par un incident. Le consul d’Angleterre met opposition au mariage de Mme ***. Elle fuit au désert avec son fiancé ; là ils prennent douze pierres, les rangent en forme de croissant devant les cheikhs de la tribu, qui prononcent l’union au nom de Mahomet, et les voilà bien et dûment mariés. Depuis ce temps, ils vivent à Damas. Mme *** a retiré son mari du désert, où il ne se rend plus que pour combattre ses ennemis ou pour mener à Palmyre des étrangers de distinction.
Le contrat relatif à notre excursion fut conclu avec ce Mighuel. Il s’engagea, au nom de Mohammed son frère, cheikh plus puissant que lui, à nous fournir une escorte de cent hommes armés, montés sur des dromadaires et portant chacun deux outres d’eau. Le rendez-vous lui fut fixé à Homs,, où nous le trouvâmes au jour convenu. Mighuel amenait Mohammed. Le premier est aujourd’hui un gentleman bédouin de bonnes manières ; il porte des revolvers et une carabine anglaise. Est-il besoin de le dire ? son urbanité et ses armes, il les doit à sa femme, qui a poli la rude écorce de l’Arabe et l’a recouverte d’un vernis, de civilisation. Quant à Mohammed, aimable et prévenant, il a des manières douces avec les Européens. Il ne lui manque, pour avoir aussi bonne façon que son frère, que d’avoir fait un aussi beau mariage. Cela dit, entrons dans le désert.
Nous marchâmes une demi-journée sans cesser d’apercevoir à l’ouest les tours de Homs, et nous arrivâmes vers le milieu du jour à uncamp de nomades assis dans un pli du terrain auprès de quelques puits grossièrement creusés dans la terre : c’était le camp de Mohammed. Un de ses frères, un troisième chef, nous y attendait, franc Bédouin, celui-là, au regard et au visage rudes. L’influence de sa belle-sœur ne s’est pas étendue jusqu’à lui. Nous fûmes reçus sous la tente de Mohammed, tente noire en forme de carré long, faite d’un canevas serré en poil de chameau. Plusieurs piquets l’élèvent de quelques pieds au-dessus du sol. Au milieu tombe une toile, qui sépare la partie où le maître donne l’hospitalité à ses hôtes de celle où se tiennent les femmes, les enfans et l’animal de prédilection, la jument. On abaisse la nuit d’un seul coté, afin de se garantir du vent froid,. Malgré la chaleur, nous étions assez fraîchement établis, et, contrairement à ce que j’aurais pensé, la couleur noire et le tissu arrêtaient bien les rayons du soleil.
Les Arabes du campement, curieux de contempler des Européens et attirés surtout par la nouvelle qu’il y avait parmi eux des fils de roi, formaient cercle autour de la tente. Le premier rang était à genoux sur la terre, près des tapis réserves aux seuls personnages de distinction ; le second se tenait debout. Leurs visages marquaient la surprise, mais ils étaient placides et graves dans leur étonnement. Les larges plis de leur robe leur donnaient une apparence de dignité patriarcale Ainsi je me figure les assemblées populaires dans les nations primitives. À l’extérieur, le calme régnait, car c’était l’heure la plus chaude du jour, heure de repos pour les hommes et les animaux. Des enfans seuls, tout nus, les cheveux hérissés, couraient comme des lutins, tourmentant les chameaux, battant les chèvres et s’enfuyant quand une mère de famille indignée apparaissait un bâton à la main. Cependant le serviteur de Mohammed brûla le café, le broya en une poussière fine sur laquelle il versa de l’eau chaude, nous l’offrit bouillant sans sucre avec le marc ; puis un grand plat de beurre et de dattes pétries circula dans l’assemblée. Chacun y mit la main droite. La foule des curieux ne nous quittait pas des yeux. Comme les tentes sont toujours ouvertes, on n’a rien de caché pour ses voisins. La vie des cheikhs se passe coram populo. Je fus frappé de voir combien, dans cette réunion de Bédouins, l’expression du respect s’alliait à un certain air de grandeur. Ce n’est plus notre Abd-er-Rhazy de Djerash usant de la menace et de la colère pour délivrer ses hôtes des curieux et des importuns. Nos cheikhs d’un mot se faisaient obéir. Sur un signe, le premier rang recule pour dégager la tente ; sur un autre signe, une centaine d’entre eux se retirent pour se préparer à partir avec nous. Nous ne sommes plus, il est vrai, chez la peuplade petite et pauvre des Adouans, mais dans un camp de Se-bah, appartenant à l’importante tribu des Anezé, et la dignité chez ces hommes va de pair avec le sentiment de la force.
L’heure de se remettre en route était enfin venue. Le camp retentissait de beuglemens, et cent cinquante dromadaires accroupis se relevaient, montés chacun par un Bédouin. Le désordre des rangs, la masse des dromadaires augmentant en apparence le nombre de la troupe, notre caravane, entourée de lances et de fusils, offrait l’aspect d’une grosse tribu qui se déplace avec armes et bagages. Au lieu de cent hommes d’escorte, nous en avions cent cinquante, parce qu’un parti de Shoumar, nomades de Mésopotamie, ennemis des Anezé, venait d’enlever, par un heureux coup de main, une troupe de chameaux. Cinquante hommes devaient nous quitter à Palmyre poursuivre les agresseurs sur les bords de l’Euphrate.
On remarquait parmi nos Arabes des distinctions de rang qu’indiquaient le nombre des montures et le costume. Les principaux étaient suivis d’un cheval attaché par Une longe derrière leur dromadaire, et l’on reconnaissait de loin les cheikhs à leurs couffiehs brunes et dorées, à leurs robes et à leurs ceintures de soie où dominaient les couleurs rouge, verte et blanche. Les nuances de leur habillement se fondaient harmonieusement avec les parures de leur selle, d’où pendait de chaque côté un sac en canevas serré, nommé aidé, entouré d’une frange de glands de mille couleurs. C’est dans ce sac que le Bédouin porte sa nourriture et ses effets de voyage.
Le personnage le plus animé de la caravane était sans contredit le serviteur de Mighuel, Ali, chargé par son maître de veiller sur un très jeune fils emmené par lui dans le désert, et de prendre soin du dromadaire et de la jument. Celle-ci, dressée par Ali, se serait distinguée au cirque des Champs-Elysées. Ali poussait un cri rauque ; elle partait de toute sa vitesse dans le désert, l’œil allumé, la crinière et la queue flottantes. Au moment où la course était le plus rapide, Ali se dressait debout sur la sellé, puis revenait près de nous pour jouir de notre surprise. Sans bride, sans étriers, les jambes et les pieds nus comme ceux des statues équestres de l’antiquité, il dirigeait l’animal avec une étonnante précision au moyen de la voix et des oscillations d’un bâton. Il vit que nous regardions en souriant un morceau de fer recourbé, fragment d’un éperon européen, qui brillait à l’un de ses talons : « A la franqua ! » dit-il en talonnant sa bête et montrant du doigt nos éperons.
Notre caravane s’avançait sans ordre et changeait d’aspect à tout instant ; c’était tantôt une longue file, tantôt une masse compacte, tantôt un front de bataille. Notre cavalerie allait pêle-mêle avec les Bédouins ; les dromadaires ayant le pas plus allongé que les chevaux, tantôt notre escorte ralentissait sa marche, tantôt nous pressions la nôtre. Dix mules seules ; soumises à une activé surveillance, conservaient une marche régulière ; elles portaient vingt jarres, disposées par couple, qui pouvaient rappeler par leur taille et leur forme les vases où se cachèrent les quarante voleurs du conte d’Ali-Baba. Comme elles contenaient de l’eau, si elles se fussent entre-choquées, cette ressource précieuse eût été perdue.
Les trois cheikhs n’avaient pas au milieu de leurs Arabes un rang bien marqué, et ne se seraient pas distingués d’eux sans la richesse de leur costume. C’est l’image de cette société toute primitive, républicaine, si j’ose le dire, car sans cesse le self government y est pratiqué, et ne donnant une sorte d’autorité à quelques-uns de ses membres que dans la mesure de la nécessité. Les Bédouins de Syrie ont des cheikhs, parce qu’il leur faut des chefs à la guerre, des présidens pour l’assemblée de la tribu ; mais les principales affaires sont agitées dans cette assemblée, sur laquelle les cheikhs ont plutôt de l’influence que du pouvoir. Ils possèdent une dignité, non pas un commandement. Si une querelle survient entre deux nommes, ils ne peuvent s’ériger en juges ; des arbitres sont choisis par les parties. Si un membre de la tribu est tué, la famille du défunt n’en appellera au cheikh que pour fane chasser l’assassin ; quant à la vengeance, elle l’accomplit elle-même. Tout homme peut dans sa tribu prendre le cheikh qui lui plaît, comme l’on prend un patron, et en changer à son gré. Quoique la naissance exerce un grand prestige chez les Arabes, et que le fils aîné hérite de la dignité du père, la richesse est un titre suffisant pour aspirer aux honneurs. Chaque jour, il s’élève de nouveaux cheikhs. Mighuel, simple chamelier avant son mariage, est devenu, par ses vingt-cinq mille livres de rente, presque l’égal de son frère Mohammed.
Encore quelques mots sur la constitution de la tribu amie à laquelle appartiennent nos guides. Anezé, le père de la tribu, si l’on en croit la fable arabe, eut la bonne fortune de découvrir la lailet el kadi, ou « nuit de la puissance, » où Allah exauce tous les vœux des croyans ; il le supplia de lui donner une postérité aussi nombreuse, selon l’hyperbole inévitable, que les étoiles du firmament, et autant de chameaux qu’il y a de grains de sable au désert. Les enfans d’Anezé réunis forment la plus grande tribu arabe qui existe. Répandue entre la Syrie, l’Euphrate et le Nedj, dont elle est originaire, elle peut mettre sur pied, pour se défendre, quatre-vingt-dix mille hommes. montés sur des dromadaires et dix miile autres cavaliers. À première vue, on prête une grande puissance à ce peuple de guerriers pauvres, sobres, habitués aux fatigues et aux combats ; mais leur union, consacrée seulement par un lien de race, n’est pas assez forte pour les garantir contre les divisions intérieures. Avec l’accroissement de la tribu vinrent les discordes, que l’autorité du chef de famille ne suffit plus à contenir. Aujourd’hui les Anezé obéissent nominalement à un prince qui a reçu ses droits, à travers les âges, du fondateur de la tribu ; mais dans la grande tribu, subdivisée à l’infini, chaque fraction a ses cheikhs, ses amitiés, ses haines, ses guerres, et il ne faudrait rien moins que le péril commun de l’indépendance et de la religion, menacées par une nation européenne, pour unir tous ces Arabes sous la main d’un chef suprême.
Nous causions sur tous ces sujets avec Mighuel par l’entremise d’Élie, notre drogman, qui parfois mêlait à la conversation des détails pittoresques : « Oh ! messieurs, il est très riche, le prince des Anezé, sa tente est longue comme d’ici là-bas ! » Et il montrait du doigt une colline éloignée d’un kilomètre environ. Cette comparaison est exagérée, mais n’en prouve pas moins que le signe de la richesse chez les nomades est la longueur de la tente, qui peut alors abriter beaucoup de femmes, d’enfans et de serviteurs.
À la tombée de la nuit, nous atteignîmes un camp d’Arabes où nous trouvâmes l’eau et l’hospitalité. Les puits marquent naturellement les étapes au désert. Lorsqu’une tribu voyage, elle marche de puits en puits. La durée de l’eau est la mesure du séjour ; l’eau tarit, le camp se lève, on va chercher un point du désert plus hospitalier ; reparaît-elle, d’autres tentes se dressent bientôt près des puits. Lorsque le lieu est déjà occupé par un campement y les nouveau-venus ont le droit de camper aussi et d’abreuver leurs troupeaux, mais pour une nuit seulement.
Les Arabes se contentent d’une eau bourbeuse et amère, et vous offrent, le plus naturellement du monde, comme une liqueur de prix. Nicolas, notre cuisinier, quand sa marmite fut établie au-dessus du feu, entre deux pierres, et qu’il eut réuni pour la soupe les débris d’un vieux coq, demanda de l’eau ; on le conduisit vers un puits envahi déjà par les dromadaires. Il recula d’horreur : le fond était garni d’une boue liquide, d’assez mauvaise odeur. Un enfant qui la puisait avec un sac de cuir lui en offrit ; — Moille, moille, mafish moille ! (de l’eau, de l’eau, ce n’est pas de l’eau !) — Il la repoussa et vint à nos jarres, autour desquelles la soif nous avait rassemblés. Nous comptions sur ces jarres pour conserver une boisson pure ; mais hélas ! nous comptions sans l’étourderie du drogman ! Il les avait bouchées avec un tampon d’herbes entouré de linges. La chaleur aidant, notre eau était devenue une tisane d’herbes d’un goût effroyable, et voici nos espérances évanouies ! Il nous restait encore les outres que portaient les dromadaires. Cette eau ne nous fit point défaut, sans être bien agréable, car plusieurs odeurs s’y mariaient. Les outres, faites de peaux de bouc, avaient été remplies jadis de lait de chamelle ; mais dans le désert on doit rire de ces petites infortunes : l’eau fut versée dans la marmite et nous désaltéra tant bien que mal.
Le camp qui nous environnait, en tous points semblable au précédent, était composé de tentes noires, en forme de carrés longs, peu élevées au-dessus du sol. En Syrie et en Arabie, les tentes ont toujours cet aspect ; aussi les aperçoit-on au loin sur le désert, comme autant de taches noires. Les femmes filaient la laine des chameaux. Parfois nos regards curieux les intimidaient, elles détournaient la tête avec confusion. Leurs yeux sont noirs, leurs traits accentués. Brunes, de formes élégantes et bien drapées dans leur robe, elles sont souvent belles, et le paraîtraient plus encore, si elles cultivaient un peu plus la propreté et n’imprégnaient pas leurs cheveux de graisse de mouton. Les hommes, couchés ou accroupis sur la terre, devant les tentes, fumaient une pipe de terre recourbée, courte et grosse, de couleur noire ou rouge. Chacun à son tour y appliquait les lèvres et aspirait. Leur politesse consiste, dès qu’ils ont allumé une pipe, à la passer successivement à tous leurs voisins. Le premier survenant la prend sans façon de la main du fumeur, aspire, et la lui rend.
Le sérieux de ces hommes, la dignité de leurs mouvements, leur immobilité majestueuse, contrastent avec les gestes rapides, délibérés, l’agitation, la gaieté bruyante des Occidentaux ; mais, n’en déplaise aux admirateurs des Arabes, il ne faut pas se laisser prendre aux apparences. Ces airs de noblesse, ces regards profonds, cette majesté d’attitude, recouvrent un grand vide de l’âme ; leur immobilité est, le plus souvent de l’inertie, leur grave silence de la pauvreté d’esprit. Ils aiment à tuer le temps dans la contemplation, la rêverie, l’oisiveté. Parfois des passions s’élèvent dans leur cœur : ardeur éphémère ! ils attaquent et fuient devant la moindre résistance ; leurs guerres sont des coups de main, de courtes fantasias., L’esprit de suite leur est odieux. Lisez les maximes de leur sagesse, les rares versets intelligibles du Coran : ce sont des sentences entrecoupées comme un souffle haletant, et ces maximes enseignent la prudence et la méfiance, rarement l’action. Ils haïssent l’effort et le travail ; ce qu’ils abhorrent dans notre civilisation, c’est qu’elle est fondée sur le travail et l’effort. « L’Orient, dit spirituellement M. Eugène Fromentin, c’est un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que Ton y sommeille, où l’on croit penser, où l’on dort. Beaucoup semblent vivre, qui n’existent plus depuis longtemps. »
Peuple inactif par excellence, les Arabes ne mesurent pas le temps, en ignorent le prix, n’ont pas le sentiment des distances et ne savent presque jamais leur âge. « Combien d’heures de marche y a-t-il d’un puits à l’autre ? — Dieu est avec les patients ! — Quel âge as-tu ? — On n’obtient à cette dernière question de réponse précise que si un événement de l’histoire a coïncidé avec quelque fait de la vie intime de l’Arabe : « Ma barbe poussait à l’époque où Bonaparte a battu les Turcs au mont Thabor. »
On regarde néanmoins le Bédouin d’un autre œil, suivant qu’on le rencontre dans une riche contrée ou dans le désert. Ce n’est pas sans pitié ni sans indignation que j’ai vu la belle Palœstina secunda de périr entre les mains d’Abd-er-Rhazy de Djerash et des autres chefs adouans ; mais je n’ai pas éprouvé le même sentiment dans la société de nos Anezé, habitans du désert. Il règne entre eux et la solitude je ne sais quelle harmonie, et l’on sent, au sortir des provinces ottomanes, une sympathie involontaire pour ces hommes de mœurs pures ? pauvres, sobres, vivant libres et fiers dans des steppes arides, refusant de s’établir dans les villes où les menacent la tyrannie et la corruption turques.
Malgré la fatigue du jour, je ne me décidai ce soir-là que tard à regagner mon lit, car la nuit lumineuse et pure avait une douceur et un éclat pénétrant. Je songeai, je rêvai, je passai en revue mes souvenirs et mes impressions, je regardai le ciel ; ne riez pas : il me sembla qu’au sein de ces nuits splendides je devenais moi-même un mage ou un Chaldéen, et que je conversais avec les astres. Les chameaux se rassemblaient autour des tentes de leurs maîtres, les moutons, les chèvres bêlaient de tous côtés ; les gardiens se roulaient dans leurs abbaïls et s’étendaient sur la terre près de leurs lances et de leurs fusils. Je m’approchai de notre silencieuse caravane. Au bruit de mes pas, quelques chevaux ouvrirent lentement de beaux yeux brillant et les refermèrent aussitôt. Entre des pierres, une flamme tremblotante s’élevait d’un amas d’herbes et de broussailles presque consumé, et éclairait la barbe grise de Nicolas, le cuisinier, et la barbe noire de Jurius, son aide, couchés, comme toujours, les derniers ; ils préparaient le déjeuner du lendemain.
Le 30 mai, le soleil, brûlant dès l’aurore, annonça une chaleur extraordinaire ; mais jamais le désert ne me parut plus beau. Que de grandeur et de poésie dans cette sublime solitude ! Le mirage couvrait de lacs l’horizon de la plaine éblouissante, et les collines, le pied voilé par le scintillement de l’atmosphère près du sol ardent, semblaient suspendues dans l’espace. Des traces blanchâtres, veines de terre crayeuse répandues çà et là, ressemblaient de loin, à travers les vibrations de l’air, à ces nuages enchantés qui descendent sur le théâtre dans les féeries. À midi, il me sembla que je recevais de tous côtés l’impression du feu. Nous abaissâmes nos turbans sur nos yeux, les Arabes s’enveloppèrent la figure de leurs couffiehs, et nous avançâmes sans mot dire, absorbés en nous-mêmes. Dans cette nature immobile et silencieuse sous le poids du soleil, on n’entendait plus que le pas régulier des chameaux, la marche plus précipitée des chevaux et des mules. Les approches du soir ranimèrent la caravane. Nos causeries recommencèrent. Les Bédouins, poussant les dromadaires, firent des fantasias dans la plaine, ou, se jetant à la poursuite des lièvres qui se levaient sous leurs pas, ils les atteignaient souvent de leurs lances, D’autres mettaient pied à terre et couraient après des gerboises, sorte de rats jaunâtres très communs dans ce désert. Ils sont curieusement conformés. Les pattes de devant étant très courtes, celles de derrière très longues, l’animal se tient volontiers sur celles-ci et a tout l’air d’un bipède. Il saute plutôt qu’il ne trotte. Cette structure a quelque rapport avec celle du kanguroo. Tandis que, parmi nos Arabes, les uns donnaient la chasse aux gerboises et aux lièvres, d’autres entonnaient d’une voix chevrotante et nasillarde quelque chant de guerre ou d’amour. Je m’en fis donner le sens par Elie. Ce sont en général des fanfaronnades de ce genre : « J’ai vaincu trois cents cavaliers ! couvert de gloire, enrichi de leurs dépouilles, je me suis présenté sous la tente du père de celle que j’aime, et il m’a accordé sa fille ! » Ces poésies ne furent jamais écrites ; elles courent de bouche en bouche depuis la plus haute antiquité, comme les chants d’Homère aux premiers âges de la Grèce.
Les derniers rayons du soleil, qui éteignait ses ardeurs, colorèrent l’horizon de tons chauds et harmonieux. C’est le matin et le soir que les belles lignes de cette nature apparaissent nettement. Durant le jour, l’excès de la lumière jette une teinte blanche uniforme sur tout le pays, confond les perspectives et les couleurs ; mais au coucher du soleil l’orient, frappé par ses derniers rayons, est comme une palette brillante où le rose tendre, le lilas, le bleu, se superposent, se fondent, se mélangent tour à tour, et changent d’aspect et d’éclat avec le jeu mobile de la lumière.
Ce désert est le second qui me laisse un grand souvenir ; le premier est celui du Sinaï. Quoique leur dissemblance soit grande, l’un et l’autre étant dignes, des scènes bibliques, ils restent étroitement liés dans ma mémoire. La Genèse et l’Exode sont comme l’âme de ces contrées ; à leur vue, l’on éprouve les mêmes impressions qu’à la lecture des deux premiers livres de la Bible. Dans les steppes de Syrie, je me figure sans peine quelques scènes de la vie d’Abraham ou de Jacob empreinte d’une poésie naïve et douce, car le pays, quoique désert, n’a rien qui effraie l’imagination. L’homme peut y vivre, témoin nos Arabes, sans les miracles quotidiens de l’Exode. D’espace en espace, les traces vertes annoncent un pâturage où le chameau et le cheval trouvent une plante savonneuse et une herbe dorée dont ils sont friands, et les plis du terrain cachent des puits ou des citernes naturelles… Mais Moïse n’aurait point choisi une semblable nature pour y tremper, par la privation et la souffrance, le corps et l’âme des Hébreux. Il leur fallait les marches dans les sables profonds de l’Arabie, au milieu de ces blocs de porphyre ou de granit, roches aux formes étranges et menaçantes, qui, précipitées des montagnes, entravent les chemins. Les miracles de Jéhovah en faveur de son peuple devaient être d’autant plus éclatans qu’ils avaient lieu dans une région d’où l’homme est repoussé par la faim et la soif. Rien de semblable, dans les plaines de Palmyre ; c’est la fertilité relativement à la désolation du Sinaï.
La nuit allait confondre dans une obscurité commune les couleurs de l’horizon et les grandes ombres des collines. Les costumes pittoresques des chefs arabes étincelaient encore sous les derniers rayons du soleil ; sur le sol se dessinait l’ombre gigantesque des dromadaires ; celles de leurs cavaliers flottaient selon le caprice des vêtemens. Mighuel donne le signal d’arrêt ; tous partent au trot jusqu’au lieu du campement, se jettent à terre, étendent leurs robes et les remplissent d’herbes sèches et de tiges d’arbustes : A l’aide de ce combustible, ils préparent leur repas, une sorte de pain sec et plat cuit sous la cendre. Je ne saurais dire où nous avons dressé nos tentes. Telle est la vie dans le désert ; le. voyageur oublie jusqu’au nom de la terre sur laquelle il a dormi, car là tout se ressemble, et rien n’arrête le souvenir.
L’incident de la matinée suivante fut une fausse alerte. Nos Bédouins tirèrent tout à coup de leurs housses les fusils et les tromblons ; deux cavaliers armés de leurs lances partirent au galop devant nous. Qu’était-ce donc ? Les Arabes répondirent : Les Shoumar ! Nous regardions en vain ; enfin nous vîmes quelques piques apparaître à l’horizon, un peu de poussière s’élever, et des hommes venir à nous. Nous plaisantâmes sur leur petit nombre, le comparant à notre imposante caravane ; mais Élie répondait qu’un pli de terrain pouvait cacher un parti de cavalerie. Bref, nous allions changer les amorces de nos armes, quand le retour des éclaireurs apprit aux chefs que les Arabes aperçus étaient des Sebah accompagnant depuis Bagdad une caravane de marchands. On fraternisa avec les nouveau-venus, et nous entonnâmes en riant la chanson :
Les ennemis sont mes amis,
Je ne veux plus faire la guerre.
Le dénoûment pacifique de l’aventure nous priva du plaisir d’assister à un de ces combats de Bédouins que je me figure assez semblables au jeu de barres, si on nous les a fidèlement décrits. Quand deux troupes sont en présence, un cavalier se jette dans la lice, un ennemi s’élance ; sur la sortie d’un nouveau cavalier, un nouvel ennemi vient porter secours au précédent. Ces escarmouches, comme les batailles de l’Iliade, sont une suite de combats singuliers. Cependant l’Arabe d’Asie, s’il n’est poussé par une vendetta personnelle, évite de faire périr son ennemi ; il veut non pas tuer, mais piller. Le cheval et le dromadaire sont les objets de sa convoitise, et le plus faible des combattans peut toujours sauver sa vie en abandonnant ses dépouilles. Il s’ensuit qu’on se heurte prudemment, que la lance est préférée au fusil, car une balle atteint moins souvent le cavalier que sa monture ; l’homme étant inutile à prendre, la bête tuée, tout est perdu pour le vainqueur.
Les chaînes de hauteurs qui bornaient l’horizon se rapprochaient de plus en plus. Les Arabes, montrant du doigt leur point d’intersection, s’écrient : Kulat ! le château ! Nous apercevons distinctement une ligne de murailles sur le sommet d’une montagne. Déjà des colonnes tronquées, des piédestaux couverts d’inscriptions en caractères, soit grecs, soit cunéiformes, apparaissaient dans la plaine. En suivant la trace de ces rares débris, on reconnaît qu’ils marquent, à travers le désert, la route de la grande cité.
Un défilé s’ouvrit. Au moment où nous le franchîmes pour atteindre le versant opposé de la chaîne, les murailles aperçues prirent une forme toute moderne. Elles appartiennent à un château sarrasin qui couronne la crête d’un rocher. Au bord de la vallée s’élèvent de nombreuses tours carrées à demi ruinées, que l’on prendrait pour des tours de défense, si des inscriptions funéraires n’indiquaient qu’elles étaient les tombeaux des principales familles de Palmyre. À l’intérieur de ces tours, on voit une chambre sépulcrale dont les murs sont garnis jusqu’au sommet de casiers de pierre. On y plaçait les sarcophages les uns au-dessus des autres. Les couloirs où l’on glissait le défunt embaumé et enfermé dans la pierre sont visibles encore.
Au sortir du défilé, un steppe nouveau et les ruines de Palmyre se présentèrent tout à coup. Ce n’était plus une plaine de terre grisâtre, verte çà et là, comme celle d’où nous sortions, mais une mer de sable jaune, un désert africain s’étendant à perte de vue. À notre droite, un gros ruisseau s’élançait de la montagne, traversait quelques rares jardins remplis de grenadiers et de palmiers, puis allait se perdre dans un lac de sel qui brillait à distance comme une plaque d’argent ; à quelques pas de nous s’élevaient les restes d’innombrables colonnades auxquelles le soleil donnait une couleur ardente. Les unes bordaient les rues, les autres le parvis des temples, d’autres encore s’élevaient solitaires, monuments consacrés sans doute, comme la colonne de Pompée sur le rivage de l’Égypte, à perpétuer la gloire de quelque grand homme. Le gigantesque temple du soleil domine l’ensemble de cette immense destruction. On ne peut voir sans stupéfaction cette ville morte qui émerge du milieu des sables.
Nous passâmes le ruisseau à gué ; nos chevaux, malgré la soif qui les dévorait, ne voulurent boire que très peu, car l’eau en est tiède et sulfureuse. Nous avions hâte d’étendre nos tapis sur la terre d’un jardin ; nous étions harassés de fatigue. En arrivant, plusieurs muletiers tombèrent malades de lassitude et de chaleur. Peu s’en fallut qu’il n’en fût de même de trois d’entre nous. Dans ces expéditions, où le manque d’eau et la crainte de l’attaque d’une tribu ennemie défendent de s’arrêter en route, des accidens de ce genre causent de bien vives inquiétudes ; mais l’énergie de notre chef soutenait toujours dans les heures de découragement la caravane abattue. Malgré la souffrance universelle, le camp fut assis avec le même ordre que les jours précédens. Chacun fit son devoir.
Notre courage de voyageurs avait été déjà mis à l’épreuve avant le départ pour Palmyre. En arrivant à Homs, plusieurs de nos compagnons souffraient de la fièvre et de la dyssenterie, résultat de la fatigue et de la mauvaise nourriture. La guerre était allumée dans le Liban. À Baalbek, l’assassinat d’un chrétien à quelques pas de nous en avait été l’un des préludes [1]. Si la lutte s’étendait au nord vers Tripoli, elle pouvait nous fermer le passage jusqu’à la mer ; mais le chef de la caravane, malade lui-même, avait résolu de remplir son programme de voyage malgré ces obstacles, et nous avait entraînés dans le désert. Son frère se distinguait dans nos difficultés par son aimable entrain, son inaltérable gaieté, semblable en ce point à nos soldats français, qui savent toujours trouver le mot pour rire au milieu des épreuves, et joignent au courage l’enjouement et la sérénité de l’esprit.
Nos premières impressions sur Palmyre furent un peu troublées par la fatigue. Quant à moi, j’avoue que j’eus hâte de demander au repos et au sommeil la réparation de mes forces ; mais longtemps le sommeil ne vint pas : j’éprouvais un tremblement nerveux, sorte de fièvre fréquente après les longues marches sous un ciel brûlant. L’ombre n’apportait aucune fraîcheur, et il me semblait toujours sentir sur la tête l’ardeur du soleil. Je passai les premières heures de la nuit les yeux ouverts, les oreilles à l’écoute du moindre bruit, l’esprit singulièrement porté aux chimères et à l’inquiétude.
Mon compagnon et moi, nous avions abattu une partie de notre tente afin de profiter du bienfait de la moindre brise ; par cette ouverture, la lune jetait de temps en temps sous la toile un de ces pâles rayons qui ressemblent à des regards furtifs et curieux, et les objets autour de nous prenaient un aspect fantastique. Mes yeux se fixaient malgré moi sur la cime d’un palmier qui se détachait sur un ciel tellement illuminé par les étoiles qu’il conservait une teinte bleue tirant sur le violet, et cette cime semblait se mouvoir : illusion due à la marche des astres. Parfois j’entendais les mouvemens agités de quelque cheval à qui la fatigue enlevait le sommeil, comme aux hommes, ou bien encore un souffle rapide et entrecoupé, accompagné d’une sorte de gémissement rauque, dénonçait un chacal qui rôdait dans le camp. Ces animaux eurent l’audace de s’approcher même de nos lits. Enfin la brise vint, le palmier frémit, un grenadier sous lequel notre tente était dressée frôla la toile de ses branches ; de guerre lasse je m’endormis. Le lendemain nous étions, sinon reposés, du moins fort en état d’explorer Palmyre. Mighuel fixa le maximum de notre halte à une journée et demie, laps de temps assez long pour prendre un aperçu des ruines, assez court pour que les Arabes de Mésopotamie ne pussent être instruits de notre présence. Nous mîmes à profit, pour parcourir la ville morte, les heures où le soleil inflige le moins de souffrances, c’est-à-dire les matinées et les soirées.
J’avais éprouvé un réel saisissement lorsque le grand squelette de Palmyre gisant dans le désert m’était apparu pour la première fois. Au moment de le visiter en détail, je résolus de le regarder avec les yeux d’un juge plutôt qu’avec ceux d’un voyageur enthousiaste. J’y réussis trop bien pour mon plaisir, car, malgré la renommée qui a fait de ces ruines une merveille des arts, j’éprouvai une déception. Ces colonnes dont les longues files produisent de loin un si majestueux effet, manquent de proportion et de grandeur. Vers le nord de la ville et au centre, on en rencontre ça et là quelques-unes isolées, monolithes de marbre, de grès-brèche ou de granit, qui portent des chapiteaux mieux fouillés et plus élancés ; mais cette beauté est toute relative, le style général est un lourd plagiat de l’architecture grecque. Le temple du soleil approche par sa grandeur du gigantesque temple de Karnac à Thèbes. Je fus frappé surtout de la hauteur de ses portes ; mais dans tout l’édifice aucun bas-relief, aucune sculpture ne mérite d’arrêter la vue. On passe indifférent.
Ici, comme à Baalbek, les hommes ont fait plus de mal que le temps ; l’édifice religieux fut transformé en forteresse par les Sarrasins, et les quelques fellahs habitans de la moderne Palmyre ont assis leur village dans cette enceinte, afin de s’y défendre au besoin contre l’incursion des tribus. Les œuvres d’art sont mutilées, les tours de défense composées1 de colonnes brisées. Les tombeaux ont été exploités comme des carrières par les mêmes Sarrasins pour construire le château qui domine la ville. On s’étonne, à la vue de cette destruction, que tant de monumens soient encore debout ; mais il est à regretter que ces monumens soient plutôt un témoignage de la richesse des Palmyréniens que de leur bon goût.
Quelques voyageurs se sont crus obligés d’admirer ces ruines quand même, sans doute pour se dédommager des fatigues endurées dans le désert ; ils ont osé même affirmer qu’au point de vue de l’art, celles de Baalbek étaient inférieures. On ne peut porter un jugement plus erroné. D’ailleurs aucun parallèle ne doit être établi entre les restes de ces deux villes. A. Baalbek, on ne trouve que deux temples, et quels temples ! Modèles d’architecture, leurs moindres détails charment et attachent le spectateur. Lorsqu’on voit les six colonnes, seul débris du plus grand, se détacher sur le ciel bleu, leur beauté a je ne sais1 quoi de pénétrant qui élève l’âme et l’attire malgré elle. À Palmyre au contraire, si Ton veut éviter une déception, l’on ne doit considérer que l’ensemble ; alors ce spectacle si étrange d’une cité entière couchée sur le sable séduit l’imagination par des attraits mystérieux, et l’on est invinciblement amené à consulter l’histoire.
Située à moitié chemin entre la Mésopotamie et la Syrie, séparée de l’une et de l’autre par trois jours de marche, Palmyre fut florissante tant que le commerce fut actif dans la Basse-Asie, car les caravanes étaient forcées de s’arrêter sur les bords de ses sources, les seules que l’on trouve dans ce désert. Son histoire nous est inconnue durant une période de mille ans après Salomon, à qui l’on a voulu attribuer sa fondation.-Pline en fait plus tard mention comme d’une ville riche, forte et libre, étrangement Située, presque inaccessible au milieu des sables. Si elle fit sa soumission à Rome sous Adrien et accepta le titre de colonie, ce fut pour elle un acte de bonne politique. Située à l’extrémité de l’empire romain, elle pouvait, à la faveur de son éloignement et de ses déserts, ne lui être que nominalement soumise. En même temps la puissante protection de cet empire la défendait contre les Parthes et les Perses, voisins dangereux : aussi voyons-nous Palmyre être une alliée fidèle de Rome dans les guerres contre ces peuples ; mais le titre de colonie, les souvenirs d’Odenath et de Zénobie, épisode le plus dramatique de son existence, tous ces liens qui rattachent son histoire à celle des Romains, ne doivent pas nous tromper sur le vrai caractère de cette cité. On est trop généralement tenté de la considérer comme une ville romaine. Il n’en est rien. Sous Adrien, elle accepta le nom d’Adrianopolis et se laissa décorer par cet empereur de magnifiques édifices ; mais elle conserva ses lois et son sénat, choisi par le peuple. Une autre preuve démontre que, si les conquérants du monde s’en emparèrent, ils ne purent y laisser, comme à Djerash, leur forte empreinte. Parcourez les ruines, vous n’y trouverez pas trace de théâtre ou de cirque. Or les Romains, en asservissant les nations lointaines, apportaient, en échange de la liberté, leurs jeux, leurs spectacles, leurs combats de gladiateurs. C’est le propre de tout despotisme de rechercher l’amitié de la populace. En même temps qu’ils maintenaient les vaincus sous leur domination par les armes, ils les corrompaient par les plaisirs.
Rien de semblable à Palmyre. La vraie cause de la perte de sa liberté est la splendeur éphémère qu’elle dut aux règnes aventureux. d’Odenath et de Zénobie. Si, au lieu de s’élever au rang de capitale de l’Orient, elle se fût tenue au rôle plus modeste que la nature lui avait assigné, celui d’entrepôt commercial et de boulevard de l’empire contre les Perses, les Romains ne l’auraient pas frappée, elle aurait conservé quelques siècles de plus sa brillante existence. Malheureusement la résistance désespérée de Zénobie, la révolte des Palmyréniens vaincus, qui massacrèrent la garnison romaine après le départ de l’armée, apprirent à Aurélien que la destruction d’une telle forteresse, l’extermination ou l’asservissement de ses fiers habitans, étaient nécessaires à la domination impériale en Syrie, car, située si loin de Rome, si près de la Perse, elle eût offert à tout rebelle, dans un temps où chaque général d’année aspirait à l’empire, un refuge sûr et facile. Sa liberté perdue, ses richesses pillées, son ancienne population décimée, le commerce et la grandeur dont la base était l’indépendance ne s’y relevèrent plus. C’est en vain que Dioclétien rebâtit les murs de Palmyre ; la suite de son histoire est celle d’une longue agonie. Après la conquête arabe, elle resta une ville forte, destinée à protéger la route commerciale entre Ragdad et Damas et à tenir en respect les tribus nomades. En 1519, les Turcs la prirent ; depuis ce temps, le mauvais gouvernement de ce peuple a laissé l’antique cité dépérir jusqu’au point où elle est aujourd’hui.
Les sources du commerce, l’industrie de Damas et de Bagdad tarissent chaque jour ; les Bédouins ont pris l’empire du désert, et sur les ruines de tant de splendeurs on ne trouve plus qu’un pauvre village de quelques centaines d’âmes qui disputent aux nomades des dattes et des troupeaux, leur unique subsistance ? C’est tout ce qui reste de la population d’une ville qui dut contenir au temps de Zénobie plus de cent mille habitans. Les pauvres fellahs qui leur ont succédé vivent dans l’enceinte du temple du soleil, sous des huttes de boue. Pénétrez dans cette enceinte. Des hommes déguenillés, avertis de votre présence par l’aboiement des chiens, sortent d’affreux réduits, et accourent en demandant l’aumône. Çà et là une légère fumée monte sous les colonnes et noircit quelques sculptures ; elle s’élève d’un amas d’herbes sèches, dans la cendre desquelles une mère de famille fait cuire un pain grossier. Celle-ci se détourne et tend la main d’un air suppliant. Tout le luxe de bas-reliefs, de portes, de colonnades ruinées, seul héritage que les Palmyréniens modernes aient reçu de leurs prédécesseurs, fait vivement ressortir cette scène de misère et de désolation. Quoique le village qui vit sur ces ruines soit nominalement soumis aux Turcs, ses vrais maîtres sont les Anezé, qui abreuvent chaque année dans ses sources plus de dix mille chameaux. Leur puissance dans ce désert recevrait un coup terrible le jour où l’accès des fontaines leur serait interdit.
Voyageurs consciencieux, nous employâmes tous les instans de la matinée et de la soirée à parcourir les ruines. Nous voulions aussi leur donner quelques heures de la nuit, et voir la ville et le désert à la clarté de la lune ; mais ce spectacle, dont la magie doit frapper fortement l’imagination, nous fut refusé : un vent brûlant s’était élevé du sud-est, des vapeurs impénétrables à l’éclat des astres s’étaient répandues comme un voile épais sur le ciel, et une obscurité profonde nous forçait le soir à regagner le camp. Avec quels regrets je quittai Palmyre sans pénétrer, après la chute du jour, dans la vallée des sépulcres, et monter sur ces collines d’où Volney aperçut à la fois le fantôme blanchâtre des colonnes et le spectre qui, glissant dans l’ombre, vint répondre aux pensées de son cœur et l’instruire sur les révolutions des empires !
Le morceau célèbre qui sert de préambule au livre des Ruines a rendu populaires en Europe les restes de Palmyre. Les considérations si profondes, si précises, que Volney présenta dans son voyage en Syrie sur le commerce et l’histoire de cette ville, bien qu’un peu trop succinctes, méritent plus d’admiration encore. Dans ce livre, la Syrie, ses divers peuples sont appréciés avec tant de vérité, qu’aujourd’hui même, près d’un siècle après la publication, il est pour les voyageurs le guide le plus sûr et le plus judicieux : juste récompense pour les dangers que l’auteur affronta durant les trois années de son séjour en Orient. Il est à regretter seulement qu’un observateur si profond ait été aveuglé par le matérialisme au point de passer à Jérusalem avec l’indifférence dans le cœur et l’ironie sur les lèvres. Les écrits de Volney sont un mélange de qualités et de défauts extrêmes et contradictoires. L’on ne saurait trop admirer la pénétration et le bon sens de l’historien, l’on ne saurait trop condamner la subtilité étroite, la puérile et dangereuse déclamation du philosophe : bizarre assemblage dans1 un esprit si éclairé d’une sagesse lumineuse et d’une folie qui serait impardonnable, si la faute n’en était moins à l’homme lui-même qu’à l’irréligion contagieuse du XVIIIe siècle.
Le 2 juin, l’impitoyable Mighuel donna le signal du départ. Nous mîmes trois jours et demi à traverser le désert ; la marche fut ralentie d’une demi-journée, afin de ménager nos compagnons affaiblis par les dernières épreuves. Nous nous arrêtâmes, comme au départ, dans le camp de Mohammed, qui nous offrit à dîner sous sa tente. Un mouton tout entier, bouilli et mollement couché sur une montagne de riz, apparut au milieu de l’assemblée, et, selon l’usage arabe, chaque convive s’accroupit à l’entour et le dépeça avec sa main droite. Les Bédouins, qui se contentent, pour leur nourriture journalière, d’une poignée de dattes ou d’un peu de farine, déploient les jours de fête, en face d’un mouton entier, un appétit capable d’enrayer Pantagruel lui-même. On a dit avec raison que si quelque chose peut être comparé à leur sobriété, c’est leur gloutonnerie.
Aux approches des terres cultivées, un troupeau de gazelles se montra tout à coup et s’enfuit. Il faut être nombreux ! pour les chasser. Des cavaliers tournent leur petite troupe et les poussent sur les tireurs, qui les attendent en embuscade. Mighuel et quelques Arabes poursuivirent le troupeau et abattirent sept gazelles. Nous fûmes tentés de les imiter ; mais nos chevaux, épuisés par la marche au désert et la privation d’eau, se refusèrent à la course. D’ailleurs nous avions hâte de gagner Homs, dont nous apercevions la citadelle ; comme on voit un phare de la haute mer. À la vue de cette petite ville, terme de nos fatigues, il me semblait que je m’avançais vers Paris et que j’allais y trouver toutes les jouissances de la vie. Nous y trouvâmes en effet de l’eau pure, des fruits, de l’ombre et des lettres de nos familles. Bientôt on se remit en marche pour traverser le Liban, ou les événements qui ont causé à l’Europe une si pénible émotion venaient d’éclater. L’été nous vit à Constantinople, puis à Vienne ; de là nous partîmes pour la France, non pas tous, hélas ! nous eûmes la douleur de nous séparer des chefs de notre caravane. Pour eux, aux jours de voyage allaient succéder les jours d’exil.
LOUIS DE SÉGUR.