Le 26 décembre 2017, à 19h45, le troisième interrogatoire d’Ahed Tamimi a commencé [ sur sa détention et le contexte en détail voir ici (en hébreux) ]. En dehors de Tamimi, il y avait deux hommes dans la salle d’interrogatoire : le sergent de police Haim Toledano et un homme qui s’est présenté lui-même comme un officier du renseignement militaire et se nomma lui-même Aviad Gross. Selon le Daily Beast, dont les journalistes ont regardé la vidéo de l’enquête, Gross apparemment serait un Juif Mizrahim, âgé de 20 à 30 ans, vêtu d’une chemise grise, d’un jean bleu, un pistolet sur les hanches. Dans la lettre de la plainte déposée plus tard par l’avocate Gaby Lasky, d’où les citations ultérieures dans ce texte seront reprises, il est noté sommairement "la transcription de cet avis selon ma cliente rapporté dans les dossiers de police, que Gross soit un enquêteur qui parle arabe. En même temps, Gross se trompe constamment dans son utilisation de la langue arabe, et même s’adresse à Tamimi au masculin tout au long de l’interrogatoire.”L’interrogatoire a eu lieu une fois Tamimi assise et menottée. Sauf dans des cas exceptionnellement inhabituels, les prescription de la justice en Israël interdisent l’entrave à la personne pendant un interrogatoire, et ceci également et davantage dans le cas où s’il s’agit de mineurs. Mais Tamimi, si elle vit sous la règle israélienne absolue, vit pourtant sous un système de lois militaires. Les deux interrogateurs sont des hommes et aucune femme ni jeune enquêtrice [comme l’âge et le genre de la détenue le voudraient selon la loi] ne sont présents.
Gross dit à Toledano d’éteindre l’ordinateur, afin qu’il puisse parler à Tamimi "hors rapport". Immédiatement après, il dit à Tamimi qu’elle a un “visage d’ange”, avec ses yeux bleu et ses cheveux blonds. Environ une demi-heure plus tard, Gross compare Tamimi à sa petite sœur et lui demande si sa peau devient rouge quand elle va à la mer. Que Gross sache que sa question soit rhétorique est peu douteux, car Tamimi ne peut pas aller à la plage. Les Palestiniens n’ont aucune liberté de mouvement. A 37 minutes dans l’interrogatoire, Gross lui dit qu’il est venu pour enquêter sur elle parce qu’ “il l’avait vue avant et se demandait pourquoi un ange comme elle faisait ce qu’elle faisait”. A ce point, le protocole ne précise rien de ce qui aurait été dit par Tamimi.
À la 27e minute de l’interrogatoire, Gross s’approche de Tamimi “au point qu’il semble même y avoir un point de contact entre leurs jambes”. Il maintient extraordinairement sa promiscuité avec ma cliente. En même temps, il se penche sur elle créant entre eux une proximité insupportable. A la 55e minute, Gross met sa tête entre le visage de Tamimi et l’ordinateur portable qui se trouve devant elle, pour créer une situation dans laquelle la tête [de Gross] rejoint la poitrine [de Tamimi] ".
A 40 minutes de l’interrogatoire, Gross appelle Tamimi "Habibti" (ma chérie). Après environ une heure un quart d’interrogatoire, Gross commence à signaler à Tamimi les noms de ses proches, et menace de les arrêter. Selon le Daily Beast, à ce moment l’expression de Tamimi traduit l’horreur [6].
Elle sait ce que signifie l’arrestation de ses proches : beaucoup d’entre eux ont déjà été arrêtés. Sa mère elle-même est actuellement en détention. Comme le souligne Lasky dans sa lettre, menacer d’arrêter des parents constitue une violation de la loi et une violation de l’article 31 de la quatrième Convention de Genève. Mais, malheureusement, c’est une routine dans les interrogatoires des mineurs palestiniens menés par Israël.
Revenons aux insinuations sexuelles et à la manière dont Gross, si c’est son nom, s’assied quasiment sur Tamimi, on regarde sa tête qui touche presque la poitrine. Formellement parlant, Gross commet ici une infraction de harcèlement sexuel, et Lasky a en effet demandé qu’il soit enquêté sur cette question. Mais dans ce cas il y a autre chose : Tamimi et Gross ne sont pas deux personnes au hasard dans la rue. Là, nous avons une mineure en situation de contention et un homme adulte penché sur elle qui lui fait des remarques sexuelles, devant l’autre homme qui se tient à côté.
Tout simplement, Gross suggère à Tamimi qu’elle pourrait être violée. Il n’en produit pas explicitement la menace mais beaucoup d’indices suffisamment évident. Ces indices sont parfaitement compris par la jeune fille. Ils ne sont pas une coïncidence : une semaine avant l’interrogatoire, Ben Caspit, un des commentateurs israéliens importants, avait publié un article dans Ma’ariv, où il écrivait : “Dans le cas des filles [Ahed et les autres], le prix doit être payé à un autre moment dans le noir, sans témoin et sans caméra.” [7] Beaucoup de gens, tels les soussignés, interprétèrent ce texte comme la suggestion du viol : les commentaires dans les réseaux sociaux israéliens furent plein d’appels au viol de Tamimi. Caspit, consciemment ou pas, canalisa les souhaits de ses lecteurs légitimés dans leur sublimation, et après avoir découvert qu’il y avait des réclamations dans le monde pour le traduire en justice, il retira de son article cette assertion dans la version numérique du journal sur internet.
Je ne sais pas si Gross a lu Caspit avant d’entrer dans la salle d’interrogatoire, ou s’il serait trop sujet aux talkbacks, ou si l’idée vint de lui-même, surgie de son esprit déviant, concernant une menace implicite de viol ; mais c’est ce qui arriva quand l’officier du renseignement militaire (qu’il est) se retrouva dans l’obscurité avec une détenue palestinienne.
Tamimi, notent-ils dans le Daily Beas, n’a pas été torturée. Cette situation est différente de celle des autres mineurs palestiniens qui signalent régulièrement des actes de violence à leur encontre pendant leur détention. Hélas pour eux, ils ne sont pas identifiés dans le monde entier. Tamimi est très connue, c’est probablement la raison pour laquelle elle a été épargnée de la violence habituelle. Sans doute pas assez connue pour éviter les allusions au viol, comme il s’est avéré. C’est le niveau des personnes employées par les forces de défense israéliennes, et c’est le mieux qu’il soit possible d’en attendre dans le cas où tous les projecteurs du monde sont tournés vers elles : des menaces en fait de viol, mais — selon la recommandation de Caspit — dans le noir.
Il y a quelques semaines, Tamimi a signé un accord pour plaider coupable grâce auquel elle purgerait encore quatre mois de prison et n’aurait pas à rester en détention avant la fin de la procédure, ce sur quoi l’accusation insista. Il semble que nous ignorions quel rôle a joué l’interrogatoire mené par l’agent du renseignement militaire autoproclamé Aviad Gross dans la décision de Tamimi de signer un accord sur des aveux pour plaider coupable. Surtout, cette enquête jette une autre ombre au tableau concernant l’insistance du système de la justice militaire pour mener le procès dans le noir — pardon, à huis clos — a fortiori quand il affirme que la décision soit dans l’intérêt de Tamimi. La dernière chose que l’armée la plus morale voudrait à ses propres yeux serait un contre-interrogatoire de Gross.
L’avocate Lasky a déposé sa plainte le 18 janvier. Le procureur général a transmis la plainte au service d’enquête interne de la police qui, à son tour, a déclaré ne pas avoir le pouvoir d’interroger Gross, puisqu’il n’était pas policier. Les autorités chargées de l’application de la loi se passent maintenant la plainte de main en main et, à la connaissance de Lasky, aucune enquête n’a été ouverte. Alors, peut-être que la dénonciation publique d’Aviad Gross, prétendument officier du renseignement, va accélérer les procédures ; aussi je serais heureux que vous partagiez ce post.
Y. C.
Le portrait d’Ahed Tamimi dessiné qui illustre en logo cet article est une œuvre d’hommage produite le jour même de son arrestation, le 23 décembre 2017, par © Abderrezzak Benyakhlef. Elle tient lieu de photo de profil de sa page Facebook.
L’article original en hébreu de Yossi Curvitz dans Hahem, Les amis de George [Orwell], le 2 avril 2018 :
http://www.hahem.co.il/friendsofgeorge/?p=5224La version en anglais par Sol Salbe, pour Middle-East News Service, Melbourne, Australie, le 3 avril 2018 :
https://www.facebook.com/notes/sol-salbe/in-the-dark/10155466194776662/.