LABYRINTHE D’UNE LIGNE — 1/2 —
Suite de 2 poèmes
en regard
de
2 compositions musicales de
— Jean-Baptiste Favory —
PREMIER POÈME —
…314 POINTS (labyrinthe d’une ligne)
En cheminant, en écrivant…
…à l’écoute de Fading Spaces
une musique concrète de Jean-Baptiste Favory
composée en 2013
(pour une écoute acousmatique de 8’56")
par Lionel Marchetti
…◉…
…314 POINT (labyrinthe d’une ligne)
...Expérience d’écoute, étrangeté de l’écoute, paradoxe de l’écoute…
1. REGARD D’UN POINT
Points, points qui s’étirent, points élastiques
points par milliers, points divisés
points qui fourmillent et dansent et ne s’arrêtent pas
Ici, à l’inverse, subitement agglomérés : points qui redeviennent points
grossissent d’être points jusqu’à faire boule
Puis ils sautillent, frénétiques et se dégagent, s’activent
— extravagants — juste à côté de moi
Ça y est, ils sont là
Je les regarde — non je ne dois pas
Alors j’attends, j’évite (j’évite de croiser leur regard)
et je m’enfouis
patiemment
Puis je compte
Ici, au moins, je suis protégé
Je compte 314 points
je compte, exprès, le nombre de points qui en permanence s’accroît
Ad vitam aeternam —
Je compte, j’esquive (certains d’entre eux attaquent)
j’énumère et je trie
pendant que le Temps s’incurve et, paradoxalement
ralentit
Quelque chose alors s’approche, depuis son repaire, très lentement
Quelque chose d’obstiné
insistant
dans une nuit sonore tout à coup minérale
C’est cela, oui ! C’est l’Insistance
Oui, Insistance est là
Et dès lors cette chose, c’est un fait, me regarde
Le regard — le regard d’un point
est-ce possible ?
Accueillir, se recueillir
Le Temps, quant à lui, se mêle à l’impénétrable.
2. LE FOND, LA SUBSTANCE
Le regard d’un point devient le regard d’un millier de points
Sur-le-champ tout s’accélère, tout bascule
Ceux-ci, derniers venus, me forcent et irrésistiblement m’attirent
comme de la pierre d’aimant
Ce sont des invincibles
Points devenu grains
Points qui insistent
m’arrêtent
insistent et insistent encore
Points qui jouissent, pleinement, d’être des points
(ils ne s’en cachent pas)
Ils sont entre eux, désormais, étrangement devenus
Grains ou graines, par milliers, millions
Tout un vocabulaire électrique
Points devenus grains, grains devenus graines
Graines prolifiques, excessives, acides, ourlées
vertes et piquantes
Et elles se multiplient en tant que graines
grandissent, quittent le sol
vibrent et volent
sifflent
se dispersent puis reviennent par ici, depuis l’air
depuis le ciel, depuis l’éclair
Depuis je ne sais où —
L’espace mental se renverse
Alors j’écoute, je regarde, j’ausculte
et par peur, encore une fois
je m’enfouis
Celles-ci semblent enroulées sur elles-mêmes, forment des spires
celles-là, plus subtiles, tentent une échappée
puis elles vrillent, patiemment
jusqu’à devenir petites, immensément petites, presque invisibles
pour rejoindre, sans un bruit
le fond — la substance
En voici une qui s’immobilise
— stop —
(non, il n’y a plus rien)
Celle-ci est paisible et reste là, à mes côtés
Cette autre meurt
Et voici ces autres encore, à l’inverse, qui se colorent d’un coup
germes de fleurs futures
scintillantes, si scintillantes et agitées que l’on ne saurait facilement les voir
Mais je regarde
j’ouvre grand les yeux et malgré tout, je regarde
Puis je penche la tête et j’écoute
Arc bleu, jaune, vert
azur électrique
Explosion tonitruante d’où germent des nombres
Une force étrangère aussi est là — elle virevolte
associée à une structure délicate
sans cesse changeante
0, 1, 3, 5…
…sorte de cible aiguë, arrondie, raffinée
Nombres de couleur jaune d’ambre et ocre
recouverts, dirait-on
de toute la panoplie des étirements
Les nombres sont-ils des noms ?
Les nombres, désormais, m’appellent
Arc électrique de poussière d’or
Arc électromagnétique, feu, luminescences
Et tout cela cohabite sans précipitation
314 points qui sereinement insistent dans la couleur sonore.
&
3. DISPERSION, GERMINATION
Sifflements, sifflements dans l’apparence
Et revoici de nouvelles graines encore, recrudescentes, persistantes, par dizaines, par centaines, par millions
comme autant d’impulsions de sons — une nouvelle fournée de graines
(c’est un fait, il y en a encore et encore)
Tourbillons, rafales, remous
Maelström
Elle se fixent, je le vois bien, avec leurs improbables pinces — dans l’espace libre de l’air
Elles s’y dissimulent à leur tour, se fourvoyant, ici et là, jusqu’à rejoindre l’infini du bruit
Sifflements, sifflements dans l’apparence
Plus tard, à l’inverse, en voici qui s’intéressent à la terre et soudainement chutent, atterrissent
se recroquevillent, s’immobilisent, se plantent
— s’implantent —
se figent
Pour mieux sauter, pour mieux s’enfuir et retourner tout là-haut
Pour ensemencer — une colonie de graines —
Pour m’ensemencer
Dans l’immédiat, c’est une chance
(cela va-t-il durer ?)
le plus grand nombre d’entre elles reste au sol
craquantes, mordantes
aigrelettes
zeste de graines
pas encore grosses, pas encore grandes
pas encore fruits
Mais bientôt prêtes à m’envahir, c’est certain
Ça y est, je les sens
elles se dédoublent, elles triplent, se décuplent, se multiplient
Elles sont là, prêtes pour le Grand Envol
— J’écoute, je regarde, j’ausculte
et à mon tour, de nouveau, je m’enfouis —
Faut-il s’enfuir ? Faut-il partir ?
Faut-il les suivre ?
Oui ! Je les suis, je pars à leur poursuite
Et pour cela j’endosse ma cape de vent invisible
Je n’ai plus peur
J’écoute, j’ausculte
(expérience de l’écoute, étrangeté de l’écoute)
Je me résigne, je joue le jeu et définitivement, j’observe
L’espace est tendu, l’espace est instable, il craque
se déchire de toutes parts
Ça y est ! Je me dédouble
à mon tour, c’est un fait, j’existe autrement
je rebondis et je me divise
J’accélère
J’ose même abandonner mes membres, j’ose abandonner ma tête
Suis-je une graine ?
Dispersion
Suis-je devenu semence ?
Germination
Toujours est-il que je me dépose ici-même à l’abri du bruit
J’attends, posté en silence (à l’affût du silence)
Je regarde, j’ausculte
Je suis une graine
oui, c’est cela — je suis un point
Je suis redevenu un point
(le regard d’un point)
Et j’écoute
J’écoute l’espace — je suis l’espace
Et je ressens
Je suis une plante enracinée, bientôt ramifiée
Je suis là, je suis chez moi
dans le présent
Je ne suis plus qu’un
Moi
sans moi
Dispersé — à l’horizon du paradoxe — allez savoir pourquoi
mais plus qu’Un
Seul
Au contact de Tout
Dans un silence pénétrant
et incandescent.
— — —
Lionel Marchetti / 2016