Chacun des 35 poèmes de LA GRANDE ÎLE
à été écrit en regard des 35 photographies de Patrick Le Bescont
et des 35 poèmes de François Cheng
que l’on trouve dans l’ouvrage intitulé
échos du silence — paysage du Québec en mars
de François Cheng & Patrick Le Bescont — CREAPHISEDITIONS…
… comme un miroir face à un miroir, lorsque Au plus intime de chaque présence
L’invisible ouvre sa plus vaste aire [1].
N.B. : Les quelques vers en italique, dans l’ensemble des poèmes de cette suite, sont des citations de François Cheng.
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LA GRANDE ÎLE
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À l’orient de tout, à l’heure du soir
Nous nous prosternons vers le pur silence
François Cheng
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La grande île
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Première partie — Hypothèse de l’éclair
poèmes 1 à 10
Seconde partie — Dessiner avec le vent
poèmes 11 à 21
&
Troisième partie — Un lac sans fond
poèmes 22 à 35
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Première partie — Hypothèse de l’éclair
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1.
TEMPS CIRCULAIRE
Sur la grande île, irrésistiblement attiré par l’exubérance
Toucher la glace, la neige, comprendre cette richesse, le multiple
et surtout cette évidence
Au sein de la matière, dont nous sommes
pliée, repliée et froissée encore
existe un temps circulaire qui est autre chose que du temps
Fraye-t-elle ici cette pensée qui n’aurait pas encore trouvé l’extrême vigueur ?
Froide fracture d’irradiants diamants
Éclair abrupt — mots premiers.
2.
HYPOTHÈSE DE L’ÉCLAIR
À l’extrême du pays des glaces se trouve une gigantesque roche noire
Nous vivons en ces verticales
De temps à autre se découvre une passe
Nous nous y engageons
et nous appelons cela l’hypothèse de l’éclair
Bien que pour la plupart d’entre nous ce moment essentiel soit sans nom
Nous passons, nous allons et revenons
Et cela suffit.
3.
OBSERVER LE SILENCE
Cette neige
tombée pendant la nuit
apporte avec elle un certain silence
bientôt dissout
Silence blanc redevenu eau sale
où l’on patauge
Rien n’a encore été dit et tout, déjà, se résorbe
Invention lente
Selon l’heure du jour ou de la nuit, un fouet traverse le temps
l’air claque
Une telle saveur !
Le sens de la retenue
Ne pas répondre de ceci ou de cela
Observer le silence
Et surtout, ce mouvement glacial en échos dans le silence.
4.
Un immense fleuve — immobile — charriant en lui quelque chose d’énorme.
5.
CHAOS
Le poids, augmenté de sa face sombre (une forme massive et concassée)
met à jour ce bouillon d’eau
arrêté par le gel pour tout l’hiver
En ces régions du chaos
Une force surnage
une dynamique précise se transmet
Ne viendrait-t-elle pas des phénomènes eux-mêmes ?
Quelque chose, en effet, nous regarde, attire et repousse
À la mesure de cette réalité qui lorsqu’elle se manifeste, existe, c’est un fait
Sans que notre présence soit nécessaire.
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6.
Les mots, depuis cet horizon de longues et lentes formes
délivrent un unique mot d’avant les mots — sphère de glace et de poussière
rejetée sur la grève par la marée millénaire.
7.
SUR LA GRÈVE
Silence sans passé, intensité sans mémoire
Qui crée le cycle ? À cette question vide de sens répondent le regard, l’écoute
la conscience
et tout ce qui participe du grand flux
Créer des bifurcations, frayer, bousculer définitivement tout agencement
Acte d’incise qui se doit, paradoxalement, d’être situé au-delà du désir
puisque éperdument nécessaire
Destructeur, cependant, s’il ne s’agit que d’une avancée à contre-courant
Rester sur la grève, être là
Regarder, écouter, méditer
Apparition, disparition d’un gigantesque bloc de glace.
8.
VOIR
L’horizontale
Liquide
et
noire
Poussées, intensités
une surface
laissant venir jusqu’ici le vent en tempête
Micro-climat
De l’eau et du feu
Un éclair —
Nous irons de part le monde, animés de cette énergie folle
nous aimerons tout ce qui existe
tout ce qui se présente
Nous irons de part le monde
L’horizontale est un mot (à peine éclôt, il s’enfuit) — orient des directions
simplicité du regard qui se doit de rester simple
Afin de voir
L’horizontale ? Le vivant des mots.
9.
LA GLACE
Cette insatisfaction que l’on porte en soi, pourquoi ne pas l’accepter ?
Abandon de toute décision forçée, inversion du regard, entrée autre part
En toute situation ce qui se manifeste est une chance
Une dérive
Au sein d’un océan sans intention
Ici, où il n’y a rien
La glace est une structure dansante et chantante
l’eau, un sol sec
l’horizon
une montagne à gravir comme le serait la plus naturelle des respirations.
&
10.
MULTIPLICITÉ DES PHÉNOMÈNES
Tempête récente sur l’océan du monde
Le temps, invoqué
lorsqu’il se fige
change d’état comme l’eau se transforme, de saisons en saisons
Délivrant minéraux, particules, glace et poussières
Jusqu’à laisser jaillir cette présence première accordée à la multiplicité des phénomènes
Tempête récente, bascule des échelles
Le minuscule devient énorme, l’immensité se liquéfie.
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Seconde partie —Dessiner avec le vent
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11.
LE TERRITOIRE
Étudier, observer, méditer
s’abandonner à cette complexité tressée de lignes souples
Être au monde
Le territoire où nous sommes
Quelle est cette lumière ? Partir, revenir
cheminer encore et encore
Traverser l’irréel sans trop s’y attarder
Devenir feu, devenir glace
L’union des directions — la mort (est-ce cela ?) se présente
Le plus grand des mouvements
Au-delà du cercle, au-delà de tout mystère.
12.
INSCRIPTIONS
Complexité des agencements naturels
vie des formes
cette beauté âpre si particulière
Ombre et lumières, vent, glace, eau
et fonte de l’eau
L’inscription, à tous instant, d’une grande respiration (le souffle qui unit, désunit, à la lisière du chaud
et du froid)
Un chant
Une coulée
Les questions nécessaires ne sont-elles pas la montée, ici-même
de l’émergence elle-même ?
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13.
MARCHER, MÉDITER
Avoir conscience de ce qui jamais n’épuise
est-ce la bonne façon de considérer le piège ?
Qu’il disparaisse de lui-même !
Illusion se nourrissant d’illusions
À l’heure du soir — lorsque marcher, méditer
observer et respirer
nous accorde avec le réel
Et lorsque le réel se dépouille
jusqu’à être encore plus que réel
Une phrase, une seule
et le silence
À partir d’ici la vraie vie commence.
14.
LES LOINTAINS
Sur cet immense champ blanc, j’ai compté, pour provoquer le temps
et en un sens lui donner consistance
un nombre incalculable de signes
Une suite à l’allure régulière, sans cesse grandissante
Grands mouvements dans la substance — les lointains, depuis toujours, nous regardent.
15.
LE VENT
Les végétaux, comme des cils, à l’avant-poste du lac gelé
sifflent une partition noire
Le temps arrêté — cristal froid — lui aussi écoute
Tiges, feuilles sèches et vibrantes
outillage précieux, déjà là
pour inscrire
Faire signe
Et dessiner avec l’aide du vent
Sur la grève du monde.
16.
LE CIEL
Oblique et nu le ciel enfin bascule
Le ciel est un désert en mouvement
d’où émerge une intense luminosité
Feu glacial, plissement savant des phénomènes
L’œil écoute
Ce qui, vu d’en haut
plus que d’être une promesse est un devenir vertical
Sans cesse renouvelé.
17.
SABLE ET NUAGE
Remercier l’aube, chaque jour
Une discipline
De l’espace
La possibilité d’un envol
L’eau seule chante la vision de l’étal — entre sable et nuage.
18.
LE MOUVEMENT
La clarté de la situation
née de ces grands mouvements dans le ciel
balaye définitivement la prétention d’être soi-même à l’origine de quoi que ce soit
Un pas devant l’autre, qui est le guide ?
Une respiration après l’autre, qui respire ?
Ouvrir la main — prendre le temps — observer, écouter
Ressentir
Accepter d’être vivant
Mais surtout laisser agir, ne rien retenir
ni forcer
Jouir
Alors, de lui-même, le jeu s’éclaircit
Le chant est là
Au sens d’un esprit ouvert et pour toujours en mouvement.
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19.
LES RAVISSEURS
Sur cette ligne où les à-pics se brisent et délivrent une force instable
les ravisseurs nous observent — ils sont deux
Un choix, de toute évidence, a été fait
Garder les yeux grands ouverts face à ce que l’on ne saurait nommer
et qui, sans cesse, depuis le grand piège
lance des râles informes et violents
À l’inverse du corps même du rêve.
20.
ESPACE RAPACE
Le parcours sans inquiétude suit les méandres et se perd (le parcours nécessaire)
Le vent se lève
il s’immisce à la surface des choses — celles-ci répondent
oubliant le peu de sève qu’il leur reste
L’espace, rapace, observe
Puis l’inquiétude revient.
21.
L’OR DU JOUR
Un feu
depuis l’intérieur de la nuit
Et nous voici
sans cesse ballotés par les phénomènes
Une porte se ferme, une autre s’ouvre
Le labyrinthe premier des émotions : le fleuve les capte et les redonne
tout en glissant savamment vers l’océan
Dans un tel espace l’espace lui-même est nourriture
Beaucoup d’images se perdent, changent d’état, s’évanouissent
abandonnant cette soi-disant consistance
Finalement, elles ne sont plus grand chose
Face à ce terrain profond
L’intérieur de la nuit — ici, l’infini sans cesse se construit, se déconstruit et se reconstruit
Un feu
Il disparaît
Et c’est l’or du jour.
&
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Troisième partie — Un lac sans fond
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22.
L’OISEAU
Le cheminement nécessaire, propre à chacun
parfois s’effiloche et se perd — ruisseau bientôt absorbé pour renaître plus loin, vif et filtré
Débarrassé d’un nombre incalculable d’impuretés
Accepter de se défaire, bifurquer, devenir autre
Muer, muter
Jusqu’à siffler avec le vent
Jusqu’à jouir, sans relâche, du grand cercle
Je lève les yeux
Un grand oiseau solitaire plane tout là-haut
Dans le froid et le silence.
23.
NUDITÉS
Ici, plusieurs nudités cohabitent
L’une d’elle, ensevelie, est un lac sans fond où frayent de sombres entités qui cherchent leur nom
Cette autre, beaucoup plus simple et lumineuse
ne s’embarrasse pas de tels personnages ; elle est
au cœur de l’immense
En toutes saisons, à tout instant
Surgissant, vivante, d’un vide sans besoin d’aucun nom.
24.
L’INVISIBLE
De temps à autre le sang se condense, change de texture
Et les rêves (la matière même des rêves : poches de sens, idées, images se suffisant de leur lucidité à elle) prennent le dessus
masquant jusqu’à la liberté naturelle de l’esprit [2]
Fort heureusement, dehors
c’est le filtre du jour
Il existe quelques rares instants au plus intime de chaque présence
Comme les membres d’un corps, en apparence
ils nous prolongent
Et l’invisible ouvre sa plus vaste aire.
25.
DIX DIRECTIONS
Le monde, ici, est coupé en deux
Un cerveau ?
Son horizon : une partition
L’écoute, le regard
L’entièreté des sensations en accord avec cet ajustement de soi avec le dehors
ou, à l’opposé
cherchant à rejoindre l’étrangeté fascinante de toute défaite volontaire
Pour survivre, dirait-on, au filet obstiné des épreuves
Un paradoxe
à contre courant du progrès des anciens — tous morts, désormais, mais vivant leur propre mort et, à n’en pas douter
jouissant de l’union nouvelle de leur être
autrement combiné
Seules comptent les dix directions
Et la beauté extrême des tourbillons.
26.
UNE ABSTRACTION
Sortir de la forêt, trouver le froid, la glace
Cet espace immense
L’incandescence
Être feu, circulaire et dansant
à l’inverse de cette ligne droite sur un paysage sans relief
Ce qui est nouveau : la possibilité d’une abstraction telle que la voici revenue au plus proche du réel
Signe net, plein
et surtout accepté comme tel
Jusqu’à ce qu’il se confonde, en toute confiance, avec la transparence.
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27.
LES ABORDS D’UN TOURBILLON
La beauté de quelques graines apportées par le vent (à moins que ce ne soit à la faveur d’un estomac animal)
Le monde observé d’en haut
son temps à lui, très lent, circule à l’inverse de toute évidence
Une vague haute, très haute
attend sa délivrance
depuis les abords d’un tourbillon
Lorsque la saison change, nous profitons de ces grandes avançées liquides pour nous enfoncer encore plus loin
Jusqu’à rejoindre l’océan
Là où fraye notre nature première
Ici, le monde en entier se reflète
Voici l’énergie du grand vide — mais déjà proche est la brise.
28.
L’UNITÉ
L’écriture des choses, leur mélodie naturelle
ouverte à toutes les directions
Écouter le long dépouillement au hasard des vents
de la sorte, lentement se dénuder
Suivre de telles traces, ne plus les suivre
Toute perspective est horizontale et verticale à la fois — foyer d’incandescence sans cesse en déplacement
Au sein même de la tourmente l’unité n’a plus besoin d’être nommée.
29.
LE FEU
Ce matin, un espace de glace et de nuages bas
L’horizon, dilaté par le froid, se transforme en un rempart immense
Intensité révélée, structure démesurée, myriades lumineuses
La solitude éclot
Seul le feu, entre nos mains frottées, est le compagnon
Étincelles jusqu’au ciel — un appel à encore plus de lumière.
30.
CATACLYSME
Cette façon du détail agrandi — les trois verbes, qui sont-ils ?
Insistance, pour regarder
Ausculter le va-et-vient de ces grandes algues dansantes, désormais immobiles
Recherche précise à même le sol : être là
Le peu qui s’énonce
Notre regard s’élève et dérive
Il s’accroche au buisson du temps, tout là-haut
au plus proche de cette lèvre de glace, si grande
que l’on croirait à un cataclysme naturel.
31.
L’EAU NOIRE
J’ai vu une eau si noire qu’elle semblait surgir des entrailles de la Terre
J’ai entendu, à cet instant, le grand calme approcher
jusqu’à ce que ma respiration soit pleine d’une telle eau
L’eau noire est-elle vivante d’yeux grands ouverts ?
Une eau, depuis trop longtemps gelée.
.
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32.
DÉBÂCLE
Les quelques animaux qui vivent ici connaissent, du territoire, autre chose
L’apport perpétuel d’un rythme éternel — la forge du monde — et, sans cesse, l’horizon fluctuant des marées
Ces espaces insaisissables ; leur beauté est à la mesure de toute certitude
Le temps d’une débâcle
Elle seule féconde le temps.
33.
LE POIDS SONORE DE LA ROCHE
Le néant n’existe pas, le néant est une falaise à la dérive sur des eaux bouillonnantes
L’usure
Du temps rassemblé, qui rogne et la matière et le temps
se mêlant, s’embrasant
fusionnant
L’immobilité d’une hauteur immense
Le poids sonore de la roche et des falaises
L’impermanence
inacceptable pour qui respire mal et ne s’occupe que de son ombre, se dissout
À l’instant unique
d’un
clignement d’yeux.
34.
SYNTAXE
La célébration du blanc — oser, prendre le risque de l’infini, avancer sur cette surface
L’aplomb du mot, l’axe
de la syntaxe
destinée à nourrir l’ensemble des mots
Un à un ils s’ouvrent
comme une coque
Délivrant cette rapidité qui s’échappe.
&
35.
LE SILENCE
Le désir demeuré désir se perd sur les grèves
La grève à sa manière filtre cela
elle accumule, envase, digère
puis restitue autrement
L’illusion, ici venue, déjà noircie
mâchoire glaciale à laquelle on s’accroche — et que l’on aime
Jusqu’à en mourir
Prendre le risque de se confronter au grand piège
Au-delà du désir demeuré désir s’anime l’évidence des fondements
À l’orient de tout, à l’heure du soir
Nous nous prosternons vers le pur silence.
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Lionel Marchetti - 2019
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