VOYAGER VRAIMENT. En ses tréfonds, le voyage ne serait pas une pratique anodine mais un mouvement qui engage l’être dans son intégralité. L’horizon du voyage n’est pas d’une solidité objective, il prend une consistance essentiellement symbolique, nourrie d’un rapport au réel revisité qui sollicite l’imaginaire. D’où l’étroitesse de la relation que le voyage entretient avec l’expérience et qui demeure la meilleure garantie de sa capacité transformatrice. L’attention particulière que le voyageur porte au voyage et à l’ébranlement qu’il produit peut hausser l’expérience au rang d’initiation. Cette dernière n’est pas forcément acquise mais elle sert d’aimant imaginaire. Le tourisme semble galvauder cet aspect en ne dédiant ses déplacements qu’au simple loisir ; il existe toutefois des dimensions de l’expérience qui traversent les âges malgré la corruption qui pourrait les convertir toutes entières à l’époque. L’expérience n’a nul besoin d’être clamée haut et fort pour être valide, elle peut tout à fait demeurer anonyme et objectivement indistincte. Cette discrétion peut même s’avérer une option stratégique de dissimulation. Mieux vaut vivre ailleurs, mais ici, logé sans enseigne, à bonne distance. L’isolement volontaire est un gage de liberté pour qui souhaite rester lucide contre les pressions des temps qui courent.
Ceci sous entend le postulat suivant : il subsiste encore, malgré tout, des chemins de traverse pour des voyageurs isolés, désireux d’échapper au siècle auxquels, de fait, ils appartiennent. Partir, s’échapper, autrement que sous un palmier en plein soleil avec l’espoir dérisoire de revenir bronzé. L’évasion est affaire de dissidence discrète, elle ne peut être l’affaire des masses. Elle exige le passage par des chemins détournés, chemine au fond de l’être dans le secret. Ainsi ne se laisse-t-elle guère enclore par des critères qui autoriseraient sa reconnaissance. Alliée au voyage, elle n’est pas fuite dans un univers fantasmé enclos en lui-même et coupé de la matérialité sensible du monde. Elle se sert au contraire de l’étendue charnelle du réel comme d’un tremplin pour un saut de l’esprit, subitement habité d’une prise de conscience. Ce contenu soudain de la conscience échappe au discours, c’est un éclat dérangeant tout d’abord, puis une implosion radicale. L’identité devient une construction fumeuse, l’évidence ancienne se révèle illusion. La route dérange. Une démarche intérieure se dessine pas à pas. Silencieusement subversive.
Il faut à l’instant affirmer l’importance de la conscience portée par chacun sur les êtres, les choses et les actes. Cette conscience donne signification à l’existence et décèle des réalités. En ce sens elle est une sensibilité, l’existence des réalités qu’elle met en lumière en dépend. Ceci est valable malgré le degré d’indépendance objective que ces réalités parviennent à acquérir.
Qu’est une réalité objective sans une imagination pour l’inaugurer, une intelligence pour la concevoir, une conscience pour l’apercevoir, avec son lot de sensations, de pensées et d’images ? Les relations incessantes que ces dimensions entretiennent font toute la richesse et la complexité de ce qu’on appelle d’ordinaire " la vie ". Le voyage cherche à sonder la vie, en ce sens il est exploration.
La manière de regarder met le monde en lumière ou le plonge au contraire, sous l’abrasion de l’habitude, dans une insignifiance routinière. Sur ce plan, le voyage peut être considéré comme la recherche d’un nouveau regard, rendu plus sensible par la nouveauté. Recherche de l’extra-ordinaire, le voyage intérieur devient germinal ; la conscience s’y revivifie et se redéploie, existe contre le tourisme de consommation et la superficialité qui l’accable. Ce tourisme reste dans un système de pensée qui l’enclot ; le voyage quant à lui se déroule dans le territoire subjectif de l’inconnu. Ancré dans un souci d’exploration, il est une intelligence, c’est-à-dire la quête d’une intelligibilité de personnes, de choses, de territoires ou de modes d’être situés sous le signe d’un différentiel qualitatif. La différence formelle entre ces pratiques n’est pas toujours évidente, elle se glisse dans les méandres et les plis de la conscience, restant pour beaucoup en deçà de l’éclat des apparences, logé dans une sorte de secret qui préserve des dangers de corruption.
On peut toutefois observer des indices. Lorsque le voyageur cherche à se distinguer du touriste, cette figure banalisée du déplacement, il démontre son désir de distinction. D’un point de vue strictement social, celui-ci est vain : une vanité dérisoire, ridicule la plupart du temps. Sur le plan symbolique en revanche, ce souci de faire du touriste l’autre du voyageur relève d’une démarche qui suscite l’attention. Le voyageur pénètre dans un espace différencié qui le travaille dans son identité jusqu’à l’expérience plus ou moins aboutie d’une transformation. Là réside l’important. De ce point de vue, le voyageur se veut l’autre du touriste, figure banalisée de la pérégrination.
Lorsque Thoreau s’engage dans un vagabondage contre-culturel, il entend avant tout dire non à un mode de vie. Pour cela, il effectue un transfert géophilosophique en s’installant dans les bois, et ceux-ci deviennent la matrice d’un devenir-autre, c’est-à-dire d’une transformation identitaire qui consiste à prendre conscience d’autres registres du réel. Dans ce nouveau mode d’être avec le monde, il devient possible de recueillir d’autres informations sur soi, sur ce que l’on est et ce que l’on pourrait être. Dans cet écart entre l’avéré et le possible s’enracine le devenir du voyageur, la véritable aventure. Celle-ci n’est donc pas qu’une péripétie physique ; elle se veut une expérience de recueillement, religieuse par endroits au sens où elle aspire, dans un premier temps, à mieux relier l’individu à lui-même et au monde des hommes et de la nature. Le domaine métaphysique, dans un second temps, se tient à l’horizon comme l’aboutissement d’une route qui traversera l’opaque secret du monde jusqu’à un centre universel de rayonnement. Thoreau cherche le caractère universel de sa propre nature en se plongeant, méditatif, dans la substance poétique du monde naturel qui l’entoure. De son côté Artaud part au Mexique dans la sierra tarahumara pour s’allier à une culture dont il espère un enseignement radicalement différent, mais qui, paradoxalement, le mettrait définitivement en phase avec lui-même et avec le cosmos tout entier.
La rupture sert en l’occurrence la découverte d’une grande connivence avec l’univers. L’arrachement au quotidien permet de révéler cette alliance sous peine de passer à côté le long d’une vie sans rebondissement, sans interrogation. La vie quotidienne tient à nous éloigner de cette prise de conscience car elle plonge le monde dans l’insignifiance de la normalité. L’ordinaire s’éloigne de nos affections à force de nous être trop proche. Obscur, nous ne le voyons qu’à peine tant nous passons notre temps à le revoir et à le voir encore. L’attention se lasse et entraîne la pensée ailleurs, vers d’autres sujets, plus sérieux ou grandis par la mise en scène des médias, devenus omniprésents et parasitant notre perception du réel. Il faut se décaler pour voir à nouveau, autrement, le réel autour de nous, soit en passant par une médiation qui projette son filtre sur la réalité, au risque de la déformer, ou bien, au pire, de l’évacuer. Soit en allant voir ailleurs.
De ce point de vue le voyage est la voie possible d’un décalage intellectuel, il permet de reprendre un contact ferme avec le monde, de retrouver prise avec ses réalités. Il remet aussi en cause l’ordre silencieux du quotidien. Révolutionnaire à sa manière, il aspire à un grand chamboulement même si sa dimension politique suit une dimension avant tout d’ordre philosophique. La quête de liberté n’est jamais loin, c’est-à-dire la quête d’une marge de manœuvre élargie. La vie à la marge permet de prendre des distances avec l’ordonnancement de la vie ordinaire, en évoluant sous d’autres climats, à proximité d’autres mœurs, à l’écart de ces institutions qu’on pourrait croire universelles alors qu’elles ne sont que des créations précaires. Grâce à sa pratique de l’écart exotique, même si, géographiquement, il ne va pas très loin, Thoreau entend se libérer des soi-disant nécessités de l’existence, élaborations culturelles dénuées de valeur absolue. Il travaille à modifier non seulement son existence sur le plan formel, mais également sa perception du monde. Le contact avec le grand air et les animaux, l’accomplissement de rudes travaux, élémentaires et simples, nécessaires à l’existence de qui veut au minimum se protéger du froid et de la faim, le ramènent à une vision plus juste de ce que doit être la vie d’un homme soucieux d’exister le plus lucidement et le plus librement possible. L’enjeu de l’écart géographique est en l’occurrence de nature profondément philosophique, tout en prenant assise dans une pratique expérimentale.
DEHORS ET DEDANS. Le dehors n’est pas une donnée strictement objective même s’il montre des contours sensibles. Il se définit par son degré d’étrangeté et celui-ci n’est pas mesurable en kilomètres. Défini en relation, un dehors s’oppose et complète un dedans. Dehors et dedans sont des catégories de l’expérience, le trajet réversible du dedans au dehors est celui qu’accomplit le voyageur ; l’aventurier en subit l’épreuve, volontairement parfois. L’aventurier d’aujourd’hui se l’inflige même souvent comme s’il trouvait là un dérivatif à l’ennui d’une vie sans rebondissement, dénuée d’aspérité, comblée de monotonie. Dans ce cas le dehors se doit d’être " extrême " ; il devient alors volontiers le terrain d’exploits de toutes natures et sert la mise en scène d’une péripétie qui n’a d’autre utilité que de mettre un individu en images au milieu d’une terre reléguée au rang de décor. Néanmoins il arrive que l’aventure serve la connaissance, mais l’égocentrisme doit pour cela céder la place à l’attention à l’autre. L’aventurier doit en l’occurrence faire preuve d’une discrétion qui, semble-t-il, ne lui est pas toujours facile si l’on considère l’époque actuelle.
Dedans et dehors sont des notions réversibles, l’une se distinguant de l’autre par ses qualités d’exotisme, si l’on veut bien comprendre l’exotisme à la manière de Segalen : ce qui échappe aux tonalités mentales coutumières d’un individu. Par exemple, la nature des uns est bien souvent la culture des autres : l’Amazonie est la " sauvagerie " de l’Occidental tandis qu’elle est le territoire ordinaire de la culture amérindienne. New York est un dehors au regard du nomade saharien qui devra faire preuve de grandes qualités d’adaptation afin de s’y mouvoir physiquement et mentalement. Ce mouvement du corps et de l’intelligence est un défi que le présent lance au passé du voyageur, l’absence de routine garantissant l’intensité de son vécu.
RECITER, PENSER, ECRIRE. Le récit qui souvent accompagne un itinéraire révèle son histoire, les étapes de son déroulement. Le voyageur a quitté les cercles de proximité, ceux-ci veulent savoir et l’interrogent à son retour. Le récit essaie de traduire le langage distant de l’ailleurs. L’oral possède son efficacité ; la parole se diffuse aisément dans les flots informels du quotidien. L’écriture en relatant affermit la capture. Elle transforme les chemins en signes. Ceux-ci sont à la fois la trace du parcours et le parcours lui-même. Il arrive en effet qu’ils se suffisent à eux-mêmes, lorsque l’écriture s’érige en tant qu’art, pure forme éclipsant l’expérience fondatrice. Ecrire n’est pas une action anodine. Elle oblige l’attention et donne des responsabilités d’auteur et de montreur de réalité, surtout lorsqu’elle prétend à la publication. En s’installant dans le voyage, l’écriture devient une voie seconde d’exploration de soi et du monde.
L’écriture sait aussi s’associer banalement avec le voyage, sans prétention littéraire, comme en témoignent les cartes postales qu’on envoie à ceux qui ne font temporairement plus partie de notre monde. Ces " je vous écrirai " qu’on prononce dans les instants précédant le départ et qui parfois deviennent des formalités obligées. L’écriture atténue la rupture. Si l’écriture redouble si bien le voyage, et l’écrivant le voyageur, c’est que le thème du passage les surplombe. Un passage dont la nature est éminemment sociale : si l’écriture est un acte de silence et de retraite, elle vise aussi une société, fut-elle restreinte. Les cartes (elles sont toujours plusieurs) une fois postées doivent filer tout droit vers leurs destinataires et, de son côté, le livre a besoin d’être lu. Si la carte postale ne transmet souvent rien d’autre que du lien social, le livre condense du sens et dévoile un monde. Le lecteur aide l’univers contenu dans le livre à revenir à la vie. Parce que le livre est lu l’expérience relatée ressort confirmée, affirmée même. Le livre est la trame d’une relation entre deux personnalités -le lecteur et l’auteur- et une réalité, son objet : l’expérience exotique qu’il relate.
Sur le papier la main chemine. Mais auparavant, sur le terrain,
le corps chemine,
la pensée chemine,
cheminement des sensations.
L’écriture intervient pour préciser la découverte et redonner forme à des contenus. Les formes transitent de la réalité vers la feuille blanche, via la conscience, cette cueilleuse de mondes. Ensuite la main écrit le monde, elle l’objective après un passage par la subjectivité, triant dans sa confusion pour retrouver ordre et cohérence.
L’écriture est le travail manuel de la conscience.
Ecrire révèle des horizons. Ceux-ci l’écriture ne les invente pas, elle les retrouve car ils lui préexistent, horizons blottis dans les logiques repliées de l’esprit humain, déployés dans les formes du réel. Ils poussent à la fois de l’intérieur et attirent de l’extérieur comme s’ils étaient dotés du pouvoir simultané de propulsion et de traction. A coup sûr il existe une solidarité entre l’extérieur et l’intérieur, le contenu de nos têtes et les tournures du dehors. Un pouvoir d’échange et d’inspiration réciproque.
Songer à l’existence de tels liens peut se révéler inquiétant car le monde se montre souvent néfaste. L’espoir naît de la lumière qu’il contient mais qu’il ne semble vouloir cultiver qu’en des jardins secrets, des aires alternatives. Un tel constat pousse Henri David Thoreau a changer de décor, à s’isoler parmi les arbres pour exister dans un monde qui lui ressemble et dont il peut développer la conscience à sa guise. Au bord de l’étang, dans les bois de Walden, l’écriture fut sa compagne de solitude et un outil suffisamment solide et affûté pour jardiner sa pensée, tel un jardinier cultive la terre pour la voir donner des roses.
L’expérience du voyage doit parvenir à nourrir une nouvelle intelligence, c’est ainsi que le voyage s’écrit si facilement. L’écriture traduit la préoccupation de l’homme hors de ses murs qui cherche à repositionner le monde autour de lui, à en préciser les formes et le sens.
L’auteur regarde se déployer la réalité sous sa plume avec davantage de précision qu’auparavant, lorsqu’il vivait plongé dans l’évidence répétitive de l’ordinaire. Régénérée, l’attention s’affine, et avec elle la vigilance et la lucidité. Les sensations, confrontées à des sollicitations inédites, regorgent d’acuité. Une connaissance s’élabore, associant idées et perceptions dans de nouvelles relations. Le passé et le présent se trouvent confrontés, de même que le connu et l’inconnu. Ces relations permettent les comparaisons et la relativisation des acquis ; les certitudes chancellent et la conscience retrouve une certaine virginité devant les gammes plus ou moins mélodiques des apparences. L’individu, redevenu neuf un instant, retrouve en un éclair une capacité d’ouverture qui soudain autorise l’élaboration d’une connaissance nouvelle, aux contenus inédits, éblouissante dans ses révélations. Ebloui, il lui faut ensuite en revenir, laisser mûrir l’expérience et prendre de la distance avec elle dans une autre sorte de voyage : le voyage de la mémoire qui recalibre le vécu et réorganise ses évènements selon une logique qui n’appartient plus au seul registre de l’immédiateté. Ce recalibrage de l’expérience n’est pas étranger au processus de connaissance, car celle-ci ressort réalisée dans sa cohérence une fois ce travail de la mémoire accompli. Nous ne sommes pas trop éloignés non plus de ce que l’on désigne sous le terme de sagesse, à savoir une considération juste et posée, nourrie d’une réflexion qui se tient proche de l’expérience qu’elle éclaire.
PASSER LES FRONTIERES. L’homme en bonne santé désire entrer dans un univers où l’extérieur et l’intérieur existent dans une relation de perpétuelle réversibilité. Alors la relation avec l’autre est pleine. Le voyage peut se montrer le moyen privilégié pour établir un contact paradoxal entre intimité et étrangeté. Au sein du déplacement objectif, apparent, se déplie simultanément un cheminement intérieur, invisible, obligeant la pensée à pénétrer dans un univers d’échos et de correspondances. L’intérieur et l’extérieur cohabitent, se répondent dans le jeu de la conscience et grâce à lui, tenant là un dialogue fondamental qui allie l’homme au monde.
Afin d’être attentif à ces échos il faut avoir franchi certaines limites qui nous isolent, nous maintiennent dans nos identités, nous enferment dans les clivages théoriques séparant la réalité objective de sa sœur subjective. Le voyage doit s’accompagner d’une certaine dissolution des séparations. Les frontières sont à laisser derrière soi : savoir oublier les nationalités et l’emprise identitaire de nos biographies, laisser de côté les gouffres étendus entre sujets et objets.
A l’imaginaire de la dernière frontière à atteindre pour ensuite mieux la franchir, répond la réalité du corps comme première frontière. Il est un rempart immédiat, ferme et mobile, en même temps qu’il met la personne au monde en lui donnant une consistance et une forme, en dessinant les contours d’une individualité définie par ce qu’elle est face à ce qu’elle n’est pas. Rien d’hermétique cependant : les sens sont des points de passage entre le dehors et le dedans, avec aussi les différents flux de la respiration, de l’alimentation et de la défécation. La communication sous toutes ses formes et les diverses interactions de notre vie quotidienne témoignent également d’une relation permanente entre le dehors et le dedans. Les formes qui entourent l’intérieur du corps se définissent en relation aux autres formes du monde extérieur. A la frontière entre intérieur et extérieur se tient la conscience de soi et de l’autre, disséminée en de multiples points de réversibilité. Il y a dans cette composition corporelle une limite parfois difficile tant elle contient et retient un individu face à l’immensité d’un monde dans lequel il aimerait parfois disparaître, se fondre, pour mieux l’épouser via l’absence de forme. Pour le voyageur, l’absence est une espèce de présence absolue. Il existe bien une spiritualité du voyage, qui s’éprouve par la chair et les sens tout en aspirant à leur sublimation radicale. Elle conduit le voyageur à vouloir se dénuder jusqu’à l’absence, se dépouiller jusqu’à la disparition, affirmer sa liberté jusqu’à la dissolution complète de son individualité. L’homme du Tao circule en méditant dans le paysage jusqu’à totalement y disparaître, tout comme l’ermite se coule dans un corps à corps avec la nature pour mieux la comprendre et l’épouser, devenir ce qu’elle est en laissant de côté les modèles préfabriqués fournis par la civilisation. Par cette marginalité il sera en mesure de penser autrement, de gagner en lucidité et en puissance d’innovation, de percer les mystères de la création.
L’identité est un repère ambigu, elle peut vous perdre en vous prenant au piège de sa particularité. L’intelligence nomade doit aller plus loin en sachant abandonner ses vieilles formes comme le nageur abandonne ses vêtements pour entrer dans l’océan. Mais elle doit aussi être capable de regagner la terre ferme pour ne pas se noyer ; cette terre ferme n’est toutefois jamais identique à celle d’où l’on est parti, car le voyage dégage un différentiel qualitatif qui est sa plus value. Ce retour garantit une possibilité de transformation. La transformation s’inscrit dans une logique de devenir et de revenir autre. La transformation est celle de qui revient après avoir essayé, c’est-à-dire de qui s’est livré au risque jubilatoire de l’expérimentation.
METTRE LE FEU AUX POUDRES. Les désirs d’ailleurs germent souvent dans le terrain propice de l’enfance. Des cartes et des livres jaillissent des étincelles, des propos de certains professeurs aussi. La géographie, l’histoire, la littérature et les sciences humaines sont des matières où l’exotisme se révèle mieux qu’en d’autres disciplines plus arides, où l’imaginaire a moins de prise.
La réalité se révèlera probablement bien différente. Les représentations devront être réajustées, étrillées par la route qui fait mourir et naître.
L’écriture se montre parfois l’outil privilégié de ces recompositions. Elle recherche un sol stable qu’il lui faut recréer dans le livre. La mise en forme d’un réel déroutant exige de la part de l’écrivain une attention singulière. Celle-ci est un travail esthétique qui trouve d’abord sa profondeur dans la saisie des apparences. Elles sont belles quelquefois, toujours fascinantes en tout cas. Même lorsqu’elles heurtent la sensibilité et l’habitude, provoquent le dégoût ou la crainte. Qui n’est pas disposé à prendre des risques ne découvrira jamais rien. Ce qui se découvre appartient à l’humanité, c’est troublant. Notamment lorsque cela semble " inhumain ", qualificatif qui équivaut parfois à une tromperie anthropologique que l’homme s’inflige à lui-même pour ne pas se voir tel qu’il est, ne pas prendre la mesure de ses désastres. Cela existe cependant, sous le ciel, quelque part, ici, devant mes yeux, éclairé par le soleil. Rien ne m’accueille, je suis là où aucune case n’était prévue pour moi. Pourtant je suis là. Je suis cela même. Difficile à réaliser. Que je le veuille ou non cette intuition traverse mon esprit. Réalisation. C’est ainsi et c’est tout. La connivence est difficile mais la relation existe de fait. Le voyage est relation à l’autre et l’on ne choisit pas toujours l’autre que l’on rencontre. L’imprévu doit savoir prendre la place que la vie lui réserve.
Il y a quelques heures j’ai entendu à la radio qu’une agence de voyage, pour un séjour d’une semaine au Sénégal, promettait 150 euros de dédommagement par jour de pluie. La démarche dite " qualité " veut contraindre aussi le ciel à la bonne humeur commerciale, en faire une composante d’un produit " vacances-détente ". Météorologie garantie, sinon remboursé. Qui mérite cela ? Châtiment du tout organisé. Planification existentielle.
Risque zéro,
pluie zéro,
vie zéro.
Segalen craignait la grande braderie de l’exotisme qu’il avait déjà pressentie.
Fait d’imagination, le désir voyageur plonge dans les symboles, ces figures où le sens se croise avec la matière.
L’imaginaire met en relation une forme sensible et un sens. Le voyageur sillonne des univers qui sont des réserves de figures innombrables (humaines et non humaines), d’expériences multiples, de matières variables et de significations diverses. Réfléchir le voyage ne peut faire l’économie d’une réflexion à grande échelle qui confronte en permanence le singulier à l’universel, l’intime au général.
Retrouver subitement sa vérité dans un milieu étranger montre l’existence d’une racine commune derrière la diversité. Cette racine affleure au niveau de l’esprit, sa reconnaissance est une expérience miraculeuse. Qui l’éprouve revient de loin et constate la proximité des êtres les plus éloignés. Le respect s’impose alors devant toute forme de vie.
Le sacré est l’irruption doucement bouleversante, en soi, de la sensation d’un dépassement, hors de soi. L’attention s’impose. Nos genoux se plient tandis que jamais nous n’avons été aussi fiers. L’ordinaire soudain rayonne d’une aura qui le rend admirable, chargé de la plénitude d’une étrange nécessité. Se multiplient alors les possibilités de rencontres. La connaissance peut grandir au gré de chacune, ou presque, que ce soit la rencontre d’un clochard ou d’un notable, d’une ville ou d’un désert. L’attention exotique est une manière d’explorer les moindres faces du réel, elle confère de l’importance à ce qui semble ne pas en revêtir au regard de " l’intelligence officielle ".
Une réalité officieuse se cache derrière les constructions de la propagande du tourisme commercial. Parmi l’anodin se cache du jamais vu. Banal en apparence, il demeure invisible et préservé, quasiment vierge de pénétration abusive.
Un jour de pluie, une bénédiction.
PARVENIR A DESTINATION. Au bout de la route, l’arrivée à demeure : le centre du monde où l’on voyage immobile et, pour le penseur, le lieu, central lui aussi, où la pensée contient tout -comprend tout- sans s’agiter en effusions partielles, limitées. Mais outre l’improbable arrivée, le chemin vaut déjà la chandelle car les contrées qu’il traverse sont des portes ouvrant à chaque fois sur des espaces plus larges. Et puis il faut bien vivre, car l’existence s’impose à chacun d’entre nous et il nous faut tenter, avec plus ou moins de bonheur, de la faire chanter le plus juste possible.
C’est parfois pour approcher la note la plus juste que le voyage se présente un jour comme un passage hors de l’ordre environnant, cet ordre dans lequel il m’est impossible de complètement me reconnaître. Survient la tentation de l’aventure, lorsque la vie d’ici paraît sans vie.
Un personnage mis en scène par Malraux dans La Voie royale envisage l’aventure comme la volonté de " posséder plus que lui-même, échapper à la vie de poussières des hommes..." L’ailleurs se donne alors comme une alternative où l’on va pouvoir être réellement soi-même, délivré des carcans qui mutilent l’existence en voulant la tenir sur des rails. Comme s’il existait quelque part des lieux à explorer pour une conquête de soi et de sa vérité. Comme si l’affranchissement temporaire de sa société était la condition pour rejoindre sa véritable nature, c’est-à-dire une nature plus universelle et moins soumise à l’ordre serré d’une communauté particulière.
Edward Abbey dit ceci des intentions à l’origine d’une excursion fluviale qu’il fit en compagnie d’un ami, sur le fleuve Colorado : " Dans ces heures et dans ces jours de solitude duelle, nous souhaitons découvrir quelque chose de bien différent, renouveler notre affection pour nous-mêmes et l’espèce humaine en nous séparant temporairement, légitimement, de la masse. " Ou partir pour mieux revenir, s’isoler pour mieux s’intégrer. Au dehors répond un dedans, à l’être différent répond un mieux être, au départ en dehors répond un retour en dedans.
Se détacher des autres est aisé. Les égoïstes y parviennent fort bien. Se détacher de soi est une tâche autrement plus ardue et essentielle, dans la mesure où nos personnalités obéissent à de multiples conditionnements implicites, silencieux, blottis à l’ombre de nos certitudes. Nous vivons cependant, malgré nos assurances et nos blindages, sous le règne conjugué de la précarité et de l’insécurité. Les médias participent, associés aux hommes politiques, à la diffusion d’une ambiance psychologique fondée sur la peur du risque le plus minime. Justifiée ou fantasmée, la crainte est partout, infiltrant en sourdine le tissage de nos univers et de nos situations. Au lieu de cultiver le détachement qui serait de mise, chacun s’accroche. On note alors la ténacité des nouveaux cultes, inspirateurs de béquilles collectives brandies désespérément comme voies de salut : progrès, reprise, performance, croissance…
Croyant s’affranchir du poids des menaces, nous construisons de nos propres mains les enceintes qui nous enferment et clôturent nos destins. Le détachement d’un tel univers n’est pas l’indifférence. Fondamentalement désintéressé, ce détachement décuple l’intérêt pour cette étendue fascinante qu’est le monde et ceux qui le peuplent, avec leurs différences dont il serait bon parfois de s’inspirer. Le monde est ce " complexe formidable " dont parlait Blaise Cendrars et qu’il aimait arpenter, par l’imaginaire autant que par la vie concrète. Exemple : blotti dans sa décapotable, avec étendu tout autour le sertão brésilien, l’écrivain emporté par une fascination hypnotique s’abîmedans la contemplation du ciel nocturne des tropiques, comme aspiré par le " sac à charbon ", cette poche céleste,
noire et profonde, située " exactement au-dessous et légèrement à gauche du point de rencontre théorique des deux branches en croix de la symbolique constellation sud ". Là le voyageur se perd un temps dans une profondeur métaphysique, seul au milieu de nulle part dans un outre-monde dépassant de loin les limites qui encadrent la conscience dans un territoire déterminé, l’enserrant dans les programmes de l’identité.
Je suis un homme percevant le pivert, je peux aussi être le pivert surpris par le promeneur. Dans le monde se croisent les points de vue et les angles de perspectives. Lesquels valent mieux que les autres ? Tous tissent la réalité à laquelle ils participent. Le monde est à géographie variable, il n’est pas que matière brute, voire abrutie. Il est aussi matière sensible et aire d’envol pour l’esprit.
Dire qu’il n’est plus rien à découvrir et que ce monde, comme disait Michaux un jour de mauvais moral, est " rincé de son exotisme ", semble abusif pour celui dont la curiosité est aiguisée par la multitude d’images qui traversent nos sociétés. Si la circulation des images provoque une certaine banalisation de l’exotisme, certains, malgré tout, s’en vont voir sur le terrain. Mais il existe une sédentarité qui se conforte de ces arrivées à domicile d’un ailleurs aseptisé dont les trépidations ne portent pas à conséquences. Le plaisir vient de l’illusion d’un voyage qui ne bouscule pas les habitudes. Je me souviens d’une vieille québécoise très alerte qui tenait un gîte à l’entour de Saint Michel des Saints. Voyager physiquement, disait-elle, ne l’intéressait plus. (Elle avait auparavant vécu plusieurs années aux Etats-Unis.) Si l’ailleurs l’attirait encore, ce n’était plus que par l’intermédiaire de sa télévision dotée d’une foule de chaînes et la visite des voyageurs qu’elle hébergeait. Elle trouvait satisfaction à accueillir des bribes de mondes venus à elle. Ainsi l’ailleurs lui manifestait sa présence sans qu’elle ait à passer par l’effort de l’absence.
Choisir le départ, s’en aller physiquement dans les géographies et les cultures, c’est affirmer la présence des mondes les plus éloignés, combler leur absence comme si une part de nous se trouvait là-bas, latente. Une part qu’il faudrait retrouver, laisser émerger au fil de la route. Le voyage se donne alors comme un chemin de retour vers soi. Au fil de son devenir le voyageur découvre l’intégralité de son être, tout l’être qu’il pourrait être, animé par ce dilemme fondateur : se sentir à la fois l’homme d’un monde particulier et du monde entier. Les étapes essentielles du voyage sont autant de prises de conscience.
Cette recommandation de Al-Aaz Ibn Qualaqiss s’adresse à qui souhaite s’assurer des vertus du voyage : " Voyage, si tu ambitionnes une valeur certaine : c’est en parcourant les cieux que le croissant devient pleine lune ". Le voyageur apparaît parfois comme l’homme d’un désir de complétude. Ce qui ne signifie pas que chaque voyage conduise à cette réalisation de totalité, cela serait trop facile, mais on trouve là une amorce possible, plus ou moins ressentie comme telle, plus ou moins avouée peut-être. Pour partir, sans doute faut-il sentir en soi une empreinte incomblée qui rend marginal, insatisfait d’une réalité trop étroite que notre naissance nous a donné sans nous demander notre avis. Celui qui fait le choix du départ ne se contente pas de cette situation. Il sent d’autres possibles et souhaite s’y confronter afin de s’éveiller à leur contact. Comme s’il n’y avait pas seulement des horizons extérieurs à faire apparaître devant soi, mais aussi des retentissements internes à provoquer pour apprendre sur soi. Ou tenter de trouver ce que l’on est véritablement, car, au fond, rien ne doit manquer, une " perfection " doit bien se tenir là puisqu’on la pressent déjà comme une possibilité. Mais il manque sa pleine réalisation. Il reste donc " simplement " à la rendre présente à la conscience. Devant une telle exigence, affirmer que le voyage est une fuite est une facilité sans consistance. Une fuite de quoi ? Ce cheminement revient plutôt à aller vers son propre élargissement ; il est l’option de qui lève la tête et regarde par-delà le mur. Puis il passe ailleurs, en traçant une ligne circulaire sur la terre, au fil d’un itinéraire aimanté par un centre mystérieux qui conduit à soi parce que, d’une certaine façon, soi est l’univers.