Poétique de l’histoire s’ouvre sur une scène philosophique franco-allemande où se trouve questionné le rapport obscur de Heidegger avec la pensée de Rousseau. Pensée que le philosophe allemand voulut évacuer du sein même de la poésie de Hölderlin, non seulement pour des raisons politiques (l’auteur du Contrat social était rejeté comme un des inspirateurs de la Révolution française dans l’Allemagne nazie), mais aussi pour des raisons philosophiques liées à l’affirmation d’une philosophie de l’Histoire qui serait le propre de la pensée allemande, avant tout hégélienne. Mais comme l’a montré Starobinski, c’est à Rousseau que Kant, Hegel ou Humboldt doivent leur pensée historique, et l’Aufhebung est un mouvement qui est déjà pensé par le Genevois.
S’appuyant sur les analyses devenues classiques de Derrida et de Starobinski, Poétique de l’histoire est une lente et minutieuse enquête concernant le questionnement rousseauiste sur l’origine de l’homme, qui, à suivre l’auteur, nous reconduit au champ de tensions et à la béance déconstructionnistes. Il serait difficile d’aller ici dans le détail de ce livre dense, mais il faut mentionner surtout l’analyse qui est faite de la place du théâtre dans ce questionnement, scène philosophique sur laquelle se révèle toute la complexité du rapport à la mimèsis. Tandis que Heidegger ignore celle-ci pour penser l’œuvre d’art non pas comme Darstellung mais comme mise en œuvre et thèse - Gestell - de la vérité, Rousseau penserait l’origine de l’œuvre à partir d’une imitation et d’un théâtre naturels. Mais qu’en est-il exactement de cette origine naturelle de la mimèsis ? Ici il faut citer le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où le propre de l’homme est justement ramené à cette capacité première - mais autant naturelle que dénaturante - de jouer la différence et de « suppléer » : « La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la Coignée ne mutila jamais, offre à chaque pas des Magazins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les Hommes dispersées parmi eux, observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des Bêtes, avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre, et que l’homme n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous (...) ».
À partir de cette mise en scène rousseauiste, Lacoue-Labarthe interroge ce qu’il appelle le « théâtre antérieur », mais en révèle bien vite l’abîme (sa « négativité »). Il concentre d’abord sa réflexion sur « l’onto-technologie, telle que Rousseau la fonde » : « L’existence est historique (« historiale ») pour autant que l’homme la joue, c’est-à-dire l’imagine, s’il est vrai - et c’est incontestablement vrai - qu’imago et imitatio (mimèsis) appartiennent au même champ sémantique » . L’imitation, transposée dans le théâtre de la société moderne, est toutefois rejetée par Rousseau dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacle. D’où un double-jeu ou une ambivalence du penseur entre une origine naturelle de la mimèsis chez l’homme et une dénaturation de celle-ci, qui ne devient plus que « comédie » jouée sur une scène devant des spectateurs par des acteurs qui sont coupés des sentiments qu’ils ont en charge de représenter.
Il y a donc une double scène rousseauiste : la scène primitive, qui s’affirme comme celle de la « nature de l’homme », et celle du théâtre moderne, présentée comme le spectacle de l’absolue dénaturation de l’homme qui ne pourrait être « relevée » que par la « fête civile », abolition de la scène théâtrale, comme en Grèce où les citoyens se fondaient au spectacle qui n’en était pas vraiment un. Mais Poétique de l’histoire ne serait qu’une répétition ou un commentaire du texte de Rousseau s’il ne problématisait pas la situation du penseur et son rôle par rapport à la philosophie de l’Histoire et la métaphysique depuis Kant jusqu’à Heidegger. Lacoue-Labarthe montre très bien comment ce questionnement sur l’origine nous conduit à l’affirmation d’une « négativité transcendantale ». La « scène de l’origine » devient celle de la métaphysique. Si l’imitation est le propre de l’homme, alors la tekhnè est aussi originelle que la phusis ; or la Culture est ce qui nie la Nature, d’où le fait que « l’intuition de l’origine, de la « nature », est proprement vertigineuse ». La loi de ce théâtre originel est paradoxale et étrange : elle énonce que la nature de l’homme est de ne pas avoir de nature, et enferme son sujet dans une dénaturation primitive et qui semble irrémédiable.
Parti de Heidegger pour penser la question de l’origine chez Rousseau, Lacoue-Labarthe ne cesse de revenir au philosophe allemand et à sa « politique du poème ». C’est ce que montrent cinq conférences prononcées ces dix dernières années où l’engagement politique de Heidegger dans le national-socialisme est pensé à partir et en fonction de sa lecture de Hölderlin. Le projet est ainsi présenté : « Initialement, la question était : pourquoi l’engagement politique si scandaleux de Heidegger à l’époque du nazisme, et dans le nazisme ? Elle s’est progressivement transformée en celle-ci : pourquoi est-ce au fond une certaine idée de l’Histoire, et par conséquent de l’art, qui a, de plus en plus explicitement, autorisé et fondé cet engagement ? Elle a fini en conséquence par se formuler ainsi : pourquoi l’interprétation de la poésie par Heidegger, étant de fait admis que l’art est à ses yeux essentiellement Poème, est-elle à ce point scandaleuse ? ». Heidegger n’est donc plus « couvert » par sa lecture de Hölderlin, mais celle-ci est surtout l’expression de ce que Lacoue-Labarthe qualifie d’ « archi-fascisme ». Sans ignorer la violence que le philosophe en quelque sorte formé par la pensée de Heidegger s’impose à lui-même, on est impressionné par la manière de décryptage du discours sur le poème qui est opéré au fil du livre. C’est parce que le poème, dans l’optique heideggerienne, est Sage, c’est-à-dire muthos, et le fondement de toute histoire une « mythologie » que le philosophe peut être déclaré « penseur du national-socialisme ». En analysant la poésie de Hölderlin comme « poète de la poésie » et « poète des Allemands », Heidegger ne se débarrasse pas de sa faute politique, mais la pousse à ses limites. Lacoue-Labarthe inscrit donc Heidegger dans l’histoire culturelle de l’Allemagne, et plus précisément dans le courant romantique qui irait de Schelling à Wagner, et pour lequel l’art - sous la forme d’une « œuvre d’art totale » - s’achèverait dans l’exposition d’un mythe célébrant le peuple. Ce romantisme aurait submergé l’Europe sous plusieurs formes contradictoires, mais en Allemagne il aurait mené au pire, c’est-à-dire à l’affirmation d’un mythe donnant au peuple la langue et les figures dans lesquelles se reconnaître - et Heidegger aurait fait la faute supplémentaire d’avoir « embarqué » la poésie de Hölderlin dans ce désastre.
On peut exprimer des réserves sur cette définition du romantisme (après tout, le romantisme défini par Novalis ou les Schlegel ne s’affirme-t-il pas comme un cosmopolitisme impulsé par les idées révolutionnaires ?). Il n’en demeure pas moins que Lacoue-Labarthe, en déconstruisant la lecture heideggerienne de Hölderlin, remet les choses à leur place en insistant sur le renoncement au mythe chez le dernier Hölderlin - ce qui est mis en relief dans une conférence intitulée « le courage de la poésie » -, et sur son éloge de la « sobriété ». Adorno a parlé à ce propos de « démythologisation », dégageant ainsi sa poésie de la gangue philosophique et politique dans laquelle elle se trouvait enfermée .