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Werner Kofler : "L’art doit détruire la réalité" 

lundi 2 août 2010, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 27 janvier 2009).

Rejetant le réalisme , tout un courant de la littérature autrichienne conjugue critique de la société et bouleversement des structures romanesques traditionnelles. Werner Kofler s’inscrit dans la lignée des grands prosateurs de langue allemande occupés à défaire tous les codes de l’écriture littéraire.

Automne, liberté est sa première œuvre publiée en français. Il ne s’agit pourtant pas d’un jeune auteur prometteur dont le succès dans son pays aurait poussé un éditeur à nous le faire découvrir en France. Kofler est au contraire un écrivain reconnu en Autriche. Né en Carinthie (d’où était aussi originaire le politicien d’extrême-droite Jörg Haider récemment disparu dans un accident de voiture), il fait partie de la même génération qu’Elfriede Jelinek (il est né en 1947, elle un an plus tôt). On rattache ordinairement cet auteur à Thomas Bernhard, dont il partage le goût pour la polémique et l’invective, même si, à le lire, c’est plutôt l’étonnante proximité avec Jelinek qui frappe, notamment par son recours constant au collage et au montage, qui correspond à une vaste entreprise de démolition des formes littéraires consacrées.

Comment présenter cette œuvre courte, mais extrêmement travaillée ? A la première lecture, on est surpris par les nombreuses variations de style et de perspective se produisant en l’espace de quelques pages. Le livre est composé de douze chapitres constitués pour la plupart – surtout au début - de scènes autobiographiques. Descendu dans un hôtel – l’Hôtel du Parc -, l’auteur se saisit devant nous de photographies anciennes, et semble soucieux d’évoquer sa vie ramenée à certains automnes. Très vite il est question de suicide, puis bientôt de crimes. Toujours à partir de photos, le narrateur présente dès le second chapitre une famille de criminels, les Urbanz, « sportifs du moteur et de la moto », capables de passer des heures à régler un carburateur… Le récit avance ainsi en « séquences éparpillées », bientôt délirantes lorsque Kofler lui-même se transforme en détective privé et que le récit semble sombrer dans une parodie de roman policier. Scènes de nature onirique qui désarçonnent le lecteur s’attendant à une « autobiographie totale » (telle qu’annoncée dans le cours du texte) et qui se voit finalement emmener en bateau à travers une série d’aventures apparemment gratuites.

C’est à la seconde lecture que le caractère musical de l’écriture de Kofler apparaît le plus nettement (le sous-titre du récit est « nocturne »). Et c’est justement en réécoutant cette petite musique de nuit plus furieuse que tranquille qu’on en perçoit un peu mieux les harmoniques. Revenons donc à la question du crime, qui apparaît tout d’abord anecdotique, mais qui, en vérité, structure le livre. Après l’évocation des Urbanz, il est question d’une nuit dans une chambre d’hôtel équipée d’une porte dérobée par laquelle entrerait « l’inquiétant visiteur nocturne ». Un coup de fil prévient le narrateur qu’il serait « pisté ». Plus loin, le même narrateur toujours occupé par des photographies se met à discuter avec une « confidente » qui lui pose des questions. On voit celui-ci non plus écrire le récit de manière autonome, mais répondre à un interlocuteur plus ou moins connu. Le lecteur potentiel intervient dans le récit et demande des comptes au narrateur. De quoi est-il coupable, lui qui mène l’enquête ?

Si la figure du narrateur Kofler est au centre du récit, c’est de manière paradoxale : il est l’écrivain qui ne voudrait plus écrire, préférant le silence (« Une culture du silence, voilà ce qui manquait chez nous et ailleurs, une culture du silence à la place de cette prétendue culture de la conversation qui dominait tout, une inculture, oui, une hyper-culture de la conversation ! ), mais il continue pour imposer une langue, une vitesse de l’écriture : « Ah, que j’aimerais écrire des romans et nouvelles encore plus courts, comme j’aimerais ne plus rien écrire, plus rien du tout, mais la communauté de mes non-lecteurs, les millions, les milliards qui ne réclament pas ma littérature me forcent à continuer… ». Qui sont-ils, ces « non-lecteurs » auxquels Kofler veut imposer sa littérature ? Dans des pages d’anthologie qui sont le cœur de ce récit aux accents picaresques, il est question du langage quotidien de l’époque comme d’un ensemble de substances nocives dont il s’agirait de se débarrasser. L’écrivain n’est pas là pour rajouter des mots ou purifier ceux de la tribu, mais bel et bien pour les combattre et les éliminer. En cela il est un criminel plus proche des Urbanz que des Haider aux mille visages (toute cette foule autrichienne derrière le cercueil, voilà qui en dit long sur un pays et sur la culture de ses habitants), écrivain spécialisé dans le réglage d’une écriture qui se doit d’accélérer, de laisser derrière elle les réalités nommées par l’industrie des loisirs (la littérature du marché en faisant partie).

Voilà donc un lire parodiant le roman policier, mais où enquêteur et criminel ne font qu’un, le premier réglant le moteur de l’écriture et la finesse des photos pour se reconnaître sur chacune d’entre elles, le second, pourchassé, envisageant l’instant final, celui du choc, après avoir hésité tout au long du récit sur la nécessité de se jeter dans le vide depuis le balcon de l’hôtel. Hésitation et refus finalement, dans une tension qui est bien celle des grands écrivains autrichiens.

Photographies d’Isolde Ohlbaum

P.-S.

Automne, liberté, de Werner Kofler, éditions Absalon

Première publication : 27 janvier 2009

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