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Cornélius Castoriadis ou l’autonomie radicale 

jeudi 18 septembre 2014, par Didier Harpages

Pour une société autonome et une sortie du capitalisme

Toujours sur la brèche, Serge Latouche dirige depuis 2013 la collection Les précurseurs de la décroissance éditée par Le Passager Clandestin [1]. Déjà auteur de son premier titre, Jacques Ellul, contre le totalitarisme technicien, il propose, en ce printemps 2014 : Cornélius Castoriadis ou l’autonomie radicale.
Cornélius Castoriadis est né en 1922 à Istanbul, passe son enfance à Athènes, s’engage très jeune dans le mouvement communiste et gagne la France en décembre 1945. Il fut philosophe, sociologue (il enseigna à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), économiste auprès de l’O.C.D.E et psychanalyste. Il décèdera à Paris en 1997. Adhérent du parti communiste internationaliste, il créa dès 1946, en compagnie de Claude Lefort, la revue mythique Socialisme ou Barbarie qui produira un ensemble de textes critiques sur le marxisme, le socialisme et le trotskysme.

De la psychanalyse à l’autonomie puis à la démocratie directe

Intéressé puis passionné par l’œuvre de Freud, il fréquente les milieux psychanalytiques de Paris, devient membre de l’école freudienne fondée par Jacques Lacan et entreprend logiquement, dans les années soixante, une analyse. Le passage par la psychanalyse ne répond pas exclusivement à une motivation personnelle ; il s’en saisit également pour remettre en cause l’édifice théorique de Marx. Ce double processus lui permettra de découvrir ou redécouvrir l’importance de l’imagination chez l’individu – les rêves contiennent des trésors d’inventivité – ainsi que celle de l’imaginaire social et historique, élément fondateur des institutions sans lesquelles les sociétés humaines ne sauraient fonctionner. « Chez Castoriadis, la réalité social-historique, observe Serge Latouche, se construit par l’action humaine, laquelle s’élabore sous l’impulsion de la psyché. »
Dès lors, la psychanalyse contribuera à l’émergence de l’autonomie, autrement dit de l’autonomie de la pensée et subséquemment de l’autonomie en politique. Selon Castoriadis, une psychanalyse bien comprise permet à l’individu de franchir la barrière du refoulement, de s’introduire au cœur de l’inconscient et de tenter l’organisation d’ une vie personnelle plus libre, plus réfléchie, plus autonome, c’est-à-dire une vie qui se donne à elle-même ses propres lois (autos nomos) : « Une psychanalyse implique que l’individu, moyennant les mécanismes psychanalytiques, est amené à pénétrer cette barrière de l’inconscient, à explorer autant que possible cet inconscient, à filtrer ses pulsions inconscientes et à ne pas agir sans réflexion et délibération. C’est cet individu autonome qui est la fin (au sens de finalité, de la terminaison) du processus psychanalytique. » Et Castoriadis ajoutera que nous avons besoin d’un individu autonome pour faire le lien avec le politique : « Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome », laquelle définira, à son tour, ses propres lois. Ainsi, les individus, libres et souverains, évolueront au sein d’une société qui deviendra alors authentiquement démocratique.
A l’inverse, une société hétéronome reçoit de l’extérieur les lois qui régissent son organisation. Cornélius Castoriadis n’ignore pas, évidemment, que dans un espace aujourd’hui mondialisé, le politique se soumet à l’économique. Les marchés financiers, la concurrence libre et non faussée (de toute évidence exacerbée par le futur grand marché transatlantique), la recherche obsessionnelle de la compétitivité, de la rentabilité privent explicitement les Etats-Nations de toute marge de manœuvre autonome.
En l’absence d’une cure psychanalytique collective, que Castoriadis admet bien volontiers, c’est une véritable paidéia, ainsi que le disaient les grecs, une éducation désinstrumentalisée, détournée des impératifs économiques et professionnels, une éducation comprenant des vertus morales nécessaires à l’exercice de la citoyenneté, une éducation éloignée « des âneries diffusées par la télévision », « une éducation pour l’autonomie, vers l’autonomie » qui conduira l’individu à s’interroger sur le sens de son action, sans céder à la passion ou au préjugé. En clair, il s’agit d’émanciper l’être humain sans l’émanciper de la société.
L’éclosion de la démocratie directe se réalisera donc sous l’impulsion conjuguée de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective. Pour Castoriadis, la démocratie représentative, à l’origine d’une regrettable apathie politique d’un nombre grandissant d’électeurs, est un oxymore. Nous demeurons libres de désigner nos représentants, un mandat leur est octroyé et nous leur déléguons ainsi notre volonté de choisir les orientations souhaitables. Mais cette délégation de pouvoir n’équivaut-elle pas à un abandon de souveraineté ? Le gouvernant ne s’éloigne-t-il pas du gouverné ? Celui-ci ne se laisse-t-il pas envahir par la paresse pour ressentir , en fin de compte, une désespérante impuissance face à l’agencement de la vie politique ? Castoriadis répond à cela : « En quel sens un individu autonome, dans une société comme je la décris, est-il libre ? […] Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j’ai eu la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple. »
Serge Latouche insiste à plusieurs reprises sur l’idée selon laquelle, chez Castoriadis, la démocratie n’est autre que la traduction de l’autonomie en termes de régime politique ou encore que l’autonomie de la personne se prolonge nécessairement au niveau économique. Dès l’époque de Socialisme et Barbarie, remarque-t-il, Castoriadis définit le Socialisme « comme gestion ouvrière de la production et comme gestion collective de toutes les activités sociales par tous ceux qui y participent. » Cependant, pour accéder à l’autogestion véritable, il faudra également s’en prendre à la neutralité de la technique, ce que n’avaient pas conçu les marxistes, durablement focalisés sur le renversement prioritaire des rapports de production capitalistes. Cornélius Castoriadis ne mâche pas ses mots : « L’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne. […] Une révolution qui ne s’attaquerait pas à la question du changement conscient de la technique pour la modifier et permettre aux hommes, comme individus, comme groupes, comme collectivité de travail, d’accéder à la domination du processus productif, une telle révolution marcherait à sa mort à courte échéance. »
Ainsi, l’autonomie individuelle et collective, l’autogestion, omniprésentes dans le dispositif de Cornélius Castoriadis, doivent favoriser la revitalisation de la démocratie locale chère aux anarchistes libertaires tel que Murray Bookchin mais aussi, bien évidemment, insiste Serge Latouche, aux objecteurs de croissance.

Critique de la croissance et du développement

L’examen critique de la technique auquel a procédé Castoriadis l’amène tout naturellement à dénoncer le productivisme et la croissance qui lui est intimement liée. En raison du culte de l’exploit scientifique propice à l’autonomisation de la technoscience, laquelle se moque des véritables besoins humains, Castoriadis s’interroge sur le contrôle de l’expansion du savoir : « Je pense qu’on peut poser quelques principes simples : 1. Nous ne voulons pas d’une expansion illimitée et irréfléchie de la production, nous voulons une économie qui soit un moyen et non pas la fin de la vie humaine ; 2.Nous voulons une expansion libre du savoir mais nous ne pouvons plus prétendre ignorer que cette expansion contient en elle-même des dangers qui ne peuvent pas être définis par avance. Pour y faire face, il nous faut ce qu’Aristote appelait la phronésis, la prudence. » [2]. Incontestablement, ce point de vue rejoint les préoccupations des objecteurs de croissance et oriente clairement Cornélius Castoriadis sur la voie de l’écologie politique radicale. Certes, reconnait-il, quelques thèmes liés à l’écologie peuvent être récupérés par des forces politiques réactionnaires, il sait que les idées peuvent être perverties et détournées de leur signification première, mais selon lui « L’écologie est subversive, car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d’augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et sur la vie des êtres humains. »
Même si, comme le remarque Serge Latouche, Castoriadis « ne juge pas nécessaire de perdre trop de temps à dénoncer l’imposture manifeste de l’économie de croissance et de développement », la sévérité de ses propos en la matière confirme la radicalité de sa pensée : « Le terme "développement" a commencé à être utilisé lorsqu’il devint évident que le "progrès", l’ "expansion", la "croissance" n’étaient pas des virtualités intrinsèques, inhérentes à toute société humaine, dont on aurait pu considérer la réalisation (actualisation) comme inévitable, mais des propriétés spécifiques – et possédant une "valeur positive" – des sociétés occidentales. […] Ainsi l’Occident se pensait et se proposait comme modèle pour l’ensemble du monde. » Un modèle qui, pour s’imposer, bouleversa l’imaginaire des hommes demeurés, jusque là fort heureusement, à l’écart de la modernité. Néanmoins, tout fut minutieusement organisé pour que ceux-ci consentirent enfin à modifier leur propre organisation psychique, pour être « en voie de développement » dès que leurs pays emboitèrent le pas des économies occidentales. Que le développement soit humain, soutenable ou durable, il n’en demeure pas moins doté, avant tout, d’une lourde charge idéologique, celle de l’Occident dont la volonté de promouvoir l’efficacité, la rentabilité, la rationalité économiques est sans limite. Le développement, c’est encore le développement du capital et du capitalisme, accompagné, bien entendu, d’une occidentalisation du monde. Mettre en œuvre le développement c’est vouloir faire le bonheur des peuples, y compris contre eux-mêmes. Castoriadis affirme sans détour : « l’émergence de la bourgeoisie, son expansion et sa victoire finale marche de pair avec l’émergence, la propagation et la victoire finale d’une "idée", l’idée que la croissance illimitée de la production et des forces productives est en fait le but central de la vie humaine. Cette "idée" est ce que j’appelle une signification imaginaire sociale. Lui correspondent de nouvelles attitudes, valeurs et normes, une nouvelle définition sociale de la réalité et de l’être, de ce qui compte et de ce qui ne compte pas. Brièvement parlant, ce qui compte désormais est ce qui peut être compté. »

Sortir de la société de croissance

Serge Latouche annonce sans ambages : « La société de décroissance comme la société autonome de Castoriadis, ne peut pas se concevoir sans sortir du Capitalisme. » Si, pour Castoriadis, la révolution doit pouvoir s’accomplir sans effusion de sang, néanmoins, « il faut, précise-t-il, que des changements profonds aient lieu dans l’organisation psychosociale de l’homme occidental, dans son attitude à l’égard de la vie, bref dans son imaginaire. ». Toutefois, la décolonisation de l’imaginaire, inlassablement martelée par Serge Latouche dans ses différents ouvrages, sera, à n’en pas douter, un travail de longue haleine. Cornélius Castoriadis fit le même diagnostic : « Aussi longtemps que les gens voudront cette accumulation de camelotes, accumulation de plus en plus aléatoire pour un nombre croissant de gens, et dont ils pourront ou ne pourront pas être un jour saturés, la situation ne changera pas. »
Rappelons que la paidéia, l’éducation du citoyen axée vers la chose commune ainsi que la phronésis, cette sagesse pratique, seront indispensables à l’émergence d’une véritable démocratie, au sein d’une société devenue autonome et plus à même de s’imposer de surcroît l’autolimitation espérée. Selon Castoriadis, l’être humain doit avoir la volonté d’être libre et de mettre en « œuvre une praxis, une praxis réflexive et délibérée qui permet de réaliser cette liberté ». La liberté, c’est l’activité qui simultanément s’autolimite. Ainsi, l’homme sait à la fois qu’il peut tout faire mais qu’il ne doit pas tout faire.
La sortie du Capitalisme ne pourra s’accomplir qu’en dépassant le schéma marxiste pour lequel le prolétariat demeure LE seul et unique acteur de la révolution susceptible de renverser l’ordre établi. Pour Castoriadis, « la transformation de la société exige aujourd’hui la participation de toute la population, et toute la population peut être rendue sensible à cette exigence – à part peut-être 3 à 5% d’individus inconvertibles. »

La décroissance propose rien de moins qu’une révolution culturelle appelant les antiproductivistes à se convaincre d’une sortie du capitalisme et les anticapitalistes à un reniement du productivisme. Scandalisé par le saccage de la planète, Castoriadis n’était pas loin de penser que les hommes, aujourd’hui, devraient en être les jardiniers. La cultiver pour espérer donner un sens à leur existence. Face au mur écologique qui se dresse désormais devant nous, Serge Latouche suggère le choix radical, mais probablement inéluctable, entre décroissance et barbarie. Appelant de ses vœux l’avènement d’un écosocialisme [3], authentique rempart contre la montée possible de l’écofascisme, il rejoint de la sorte Cornélius Castoriadis en le citant une dernière fois : « Et, s’il n’y a pas un nouveau mouvement, un réveil du projet démocratique, l’écologie peut très bien être intégrée dans une idéologie néo-fasciste. Face à une catastrophe écologique mondiale, par exemple, on voit très bien des régimes autoritaires imposant des restrictions draconiennes à une population affolée et apathique. L’insertion de la composante écologique dans un projet politique démocratique radical est indispensable. Et elle est d’autant plus impérative que la remise en cause des valeurs et des orientations de la société actuelle, impliquée par un tel projet est indissociable de la critique de l’imaginaire du "développement" sur lequel nous vivons. »

Didier Harpagès, Juin 2014.

P.-S.

Le portrait photographique de Cornelius Castoriadis à Paris est extrait du site themadjack.com, citation de l’entête de l’article Cornelius Castoriadis. Finestra sul caos.

Notes

[1Les opuscules de cette collection comptent deux parties. La première rassemble les principales analyses de l’auteur étudié, la seconde présente une sélection de quelques uns de ses textes.

[2A ce propos, Serge Latouche suggère une autre traduction de la phronésis : La sagesse pratique.

[3Dont on peut voir là l’autre manière d’appréhender la société de décroissance.

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