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Eclats d’Iraq 

Un voyage en Irak

mardi 16 novembre 2004, par Sophie Képès (Date de rédaction antérieure : 2001).

En décembre 2000, je me suis rendue en Iraq, avec onze autres invités, au premier Salon du livre organisé par le Centre culturel français. Nous sommes passés par la voie "normale", c’est-à-dire qu’après un vol de cinq heures, nous avons atterri à Amman, et le lendemain à l’aube, nous sommes partis en voiture pour Bagdad, à travers le désert. Douze heures à l’aller, mais seulement huit au retour ; variation qui s’explique par l’humeur plus ou moins arrangeante des douaniers et policiers, le degré d’impatience des chauffeurs jordaniens affamés par le ramadan qui vient juste de commencer, et, dernier paramètre, par leur foi en la divine protection qu’Allah consent aux fous du volant.
Il m’est naturellement impossible d’affirmer que je connais désormais l’Iraq. A part les clichés sur son dirigeant et son régime, et quelques notions sur l’absurde situation qui lui est imposée depuis dix ans, j’en ignorais tout. Aujourd’hui, je peux simplement dire que j’y ai rencontré des gens d’une très ancienne culture, un peuple actif qui, en plus de subir guerre, misère et famine, crève de la régression impitoyable qui lui est imposée, et de l’absence totale d’échanges avec le reste du monde. Il ne fait pas bon naître en certains lieux, l’Iraq est l’un d’eux.

Le Salon se tient au bord du Tigre, dans le Palais abbasside, tout de briques nues sous le ciel bleu. Le Palais est peu connu des Bagdadis, car il jouxte l’ancien ministère de la Défense, désaffecté depuis les bombardements de 1998. Pendant une semaine, les livres y seront exposés, non vendus. Ensuite, ils intégreront le Centre culturel. Chaque invité donnera une conférence le matin, à laquelle assistera une bonne centaine de personnes - étudiants, professeurs, écrivains, directeurs de revue, traducteurs. Le Salon sera visité par des collégiennes en uniformes, des écoliers fanfarons, des religieuses dominicaines et toutes sortes de particuliers, en un défilé incessant. Un vrai succès. On prétend qu’ici, le français est encore la langue des élites. Visiblement, une culture étrangère qui s’expose, c’est une fenêtre qui s’ouvre, un appel d’air.
Première rencontre avec les étudiants du département de français de l’Université Moustansiriya. Sur le campus verdoyant, les bâtiments sont de brique ajourée, évoquant un moucharabieh. Un carillon fêlé sonne les heures. Autant de garçons que de filles - la plupart portent le foulard pendant le ramadan. L’une tient sa petite fille sur les genoux, très sage et attentive. Saddam Hussein, au début de son règne, a éliminé l’illettrisme et libéré la femme de sa condition inférieure. Il en reste des traces, bien que l’illettrisme ait de nouveau atteint 30 à 40%. Le dialogue s’établit, non sans difficulté : quelles questions poser aux écrivains, aux éditeurs que nous sommes ? On nous confond volontiers avec des théoriciens de la littérature, et nous devons rappeler sans cesse que nous sommes des praticiens. Lorsque nous sortons, de petits groupes d’étudiants se précipitent sur nous pour parler à coeur ouvert, à mots couverts. Un garçon me déclare tout de go : "J’aime les livres français, car j’y trouve autant le bien que le mal. Dans les nôtres, on ne trouve que le bien. Je ne peux pas en dire plus, mais dites bonjour de ma part à la tour Eiffel et aux murs du Louvre". Un autre évoque les racines très anciennes de leur littérature, l’épopée de Gilgamesh. Il faut se souvenir qu’on est en Mésopotamie, où fut inventée l’écriture. Nous l’avions appris au collège, mais avons-nous jamais su qu’il s’agissait de l’Iraq actuel ?

Nous changeons quelques dollars contre un tas de fafiots crasseux. La plus petite unité est 250 dinars, soit 85 centimes. Il faut 1600 dinars pour un dollar ; avant 1990, il fallait 3 dollars pour un seul dinar... Le salaire moyen est de 2 dollars par mois. Des sacs de plastique marron servent de porte-monnaie.
En route vers Babylone. Vert luxuriant des palmeraies, marchés animés, une torchère brûle au loin. Sur le site, silence énorme, sérénité extrême, traversés par le fil du chant d’un merle. L’ancienne voie des processions avec son bitume d’époque. Le palais de Nabuchodonosor, reconstitué : labyrinthe à ciel ouvert, suite de salles immenses. Sur une marche, une fourmi trimbale une miette - les fourmis survivent à toutes les civilisations. Chiens errants. Surplombant le site, un palais plus récent : l’un des quarante que s’est fait construire le Président, autoproclamé le "nouveau Nabuchodonosor". Nous n’avons croisé qu’un groupe d’Asiatiques et, dans les jours qui suivent, nous serons presque toujours seuls sur les sites - privilège dont je jouis en toute indécence en ces temps de tourisme de masse.
L’une des interprètes au beau visage triste a perdu son premier amoureux à la guerre contre l’Iran (1980-88, 300 000 morts du côté irakien - un Musée des Martyrs leur est dédié). Ensuite elle est partie en France faire des études. A son retour, elle s’est trouvée bloquée dans le pays. Elle est à nouveau tombée amoureuse, et celui-là s’est tué dans un accident sur la route d’Amman, oui, la même... Au cours de notre séjour, je verrai des enfants et des adultes traverser les autoroutes sans presser le pas. Le fils de 13 ans du président de l’Union des écrivains vient de se faire écraser comme ça. D’autres chiffres : la guerre du Golfe aurait fait 200 000 victimes, dont la moitié civiles. La population est estimée à 23 millions. Les conséquences de l’embargo auraient tué un million et demi de personnes. La jeune femme, elle, n’ose plus tomber amoureuse.
Un des chauffeurs de l’ambassade, chrétien, est resté dix ans prisonnier en Iran. À son retour, il s’est marié, a fait des enfants, qui comme lui parlent l’araméen... Ce qui leur pose des problèmes à l’école, car ils ne maîtrisent pas assez l’arabe classique. Un autre chauffeur, ingénieur, a fait ses études à l’école de la marine marchande de Marseille.

Au Salon, une longue coupure de courant prive les conférenciers de micro. La langue locale est belle, moins gutturale qu’au Maghreb. Les Bagdadis sont réputés dans le monde arabe pour leur amour de la lecture. Mais l’épuisement, l’obligation d’exercer plusieurs métiers pour survivre, et la coupure avec les autres cultures, les ont amenés à se détacher de cette passion. L’étouffement extérieur - l’embargo - se double évidemment d’un étouffement intérieur - la dictature. Le premier justifiant le second : comment imprimer des livres et des journaux, puisqu’il n’y a pas de papier ? Cercle vicieux. La pénurie a poussé les jeunes écrivains à s’essayer aux formes courtes, à s’éloigner de la poésie traditionnelle. Beaucoup ont des manuscrits dans leurs tiroirs. Alors, ils ont réinventé sans le savoir le "samizdat" - c’est moi qui leur apprends ce mot russe forgé par les Soviétiques - : ils photocopient leurs oeuvres, ou les livres nouveaux qu’ils réussissent à se procurer, et les vendent. On devine un antagonisme violent entre la jeune génération et les écrivains officiels. Ces derniers s’expriment peu ; quand ils le font, la rhétorique orientale et la langue de bois fleurissent sur leurs lèvres, et fort peu de choses sont dites. Il semble que provocateurs et rapporteurs pullulent, et cela aussi rappelle l’ambiance des pays staliniens.
À la Maison de l’Artisanat : calme patio fleuri près du fleuve. Le premier étage de la maison a été soufflé en 1998, car très proche d’un pont bombardé, et tout de suite reconstruit à l’ancienne. Entre les portiques de bois sculpté, nous déjeunons avec les hôtesses du lieu, dont une vieille dame anglaise très belle. Que fait-elle ici ? Quelle fut sa vie ? J’aimerais l’interroger.

Concentré de Bagdad : un très ancien cimetière coupé par l’autoroute à quatre voies, un troupeau d’oies, des enfants sur un terrain de football... La ville est tentaculaire, ponts gigantesques, avenues et ronds-points surdimensionnés. Pas de plan, aucun repère. Nous logeons à l’hôtel Pétra, dans le quartier al Sadoun, mais où se trouve-t-il ? Mystère. La circulation automobile est hystérique, donnant la fausse impression que le pays va bien. En fait, le litre d’essence coûte 30 centimes et chacun fait le taxi pour gagner quelques dinars de plus - tant que sa bagnole, privée de pièces détachées, tient le coup. Donc, partout des taxis orange et blancs. Les embouteillages sont monstrueux vers cinq heures, et l’on n’hésite pas à rouler en sens interdit. Les enfants mendiants profitent des arrêts pour nous arracher une aumône. Car il y en a, et aussi des petits shoeshine, mais moins qu’on pouvait s’y attendre. Les adultes les chassent quand ils nous importunent. Est-ce une consigne du régime, ou la fierté ? La grande misère dont on nous parle semble se tapir à l’extérieur de Bagdad.
Visite de la mosquée Abdelkader, sunnite, à l’heure de la prière. Admirable chant du muezzin. Bibliothèque, école coranique, caravansérail... Séparées des hommes, nous revêtons l’abbaya, le long voile noir, et retirons nos chaussures. Un barbu nous pilote dans le coin des femmes. Celles-ci effleurent la châsse en argent, puis se touchent la tête, plaquent des douceurs contre le sanctuaire et les mangent ensuite, ou les donnent aux enfants qui les accompagnent.
Petites rues tortueuses, maisonnettes du XIXe avec jardinets. Nous traversons un pont vers le quartier al Adamiya, chiite, et la mosquée al Kazimiya aux deux coupoles et quatre minarets. Les gardiens nous laissent entrer sans abbaya. L’un dit à l’autre : " Laisse-les, ce sont des étrangères... " Chiites plus tolérants ? La vaste cour de marbre blanc est foulée par des femmes en noir, des hommes, des soldats, des vieux munis d’un balai de palme, des enfants avec des chapelets, des gens du quartier, assis dans les alcôves, ou par terre en tailleur. Des colombes volettent dans le soir tombant, un cerf-volant se balance dans le ciel qui pâlit et dore, les faïences bleues aux entrelacs de roses invitent au repos, un croissant de lune se lève à l’aplomb d’un minaret. " Est-elle musulmane ? demande-t-on à la grille. - Oui, mais étrangère. " Au prix de ce mensonge, je peux entrer dans la mosquée. Les fidèles baisent avec ferveur la grande porte dorée. La châsse des deux saints est d’or pur, d’argent et de lapis, les dômes tapissés de miroirs taillés, les lustres de cristal éblouissants - on est transporté dans la splendeur des Mille et Une nuits. En même temps, étonné par la familiarité des croyants avec ce lieu, qui est leur seconde maison en ce mois de ramadan : dans la cour, ils ôtent leurs sandales et s’installent sur des tapis pour rompre le jeûne. Ils ont apporté casse-croûte et samovar. Des coquilles de pistaches et de tournesol jonchent le sol autour des braseros.
Comme nous sortons, une femme assise par terre se lève vivement et demande à l’interprète si je peux lui prédire l’avenir. Oui, moi... Détrompée, elle se rassoit en s’excusant. L’accompagnatrice ne peut m’expliquer l’incident. Je rends l’abbaya prêtée. À deux pas, le souk : foule populaire, grouillante. Un homme propose un monceau de soutiens-gorge de toutes tailles et couleurs. Contraste entre l’abbaya et cette "indécence"...

Le soir, au restaurant Finjan, nous dégustons la célèbre carpe de l’Euphrate (mazgouf). Sûrement très vieille - elle mesure 80 cm de long -, sa chair est délicieuse, accompagnée de mangues pimentées et d’excellents mézés. Service parfait, lumière faible. À Bagdad, on mange bien pour 13 ou 14 F. La cuisine est raffinée, les plats copieux et variés. Mais qui peut se l’offrir ? Récemment, l’alcool a été interdit dans les restaurants. De même, hommes et femmes n’ont plus le droit de se mêler dans les sanctuaires. Le Président pactise avec les islamistes et couvre le pays de mosquées en béton, ce qui inquiète les chrétiens (2 à 3% des Iraquiens, pour environ 34% de musulmans sunnites et 63% de chiites), même s’il fait des dons à tous les lieux de culte.
Sans préjugé, mais non sans expérience : tel est le bon voyageur. Tout en restant ouvert à tout, il doit s’efforcer de déchiffrer les arrière-plans.

Sur le site de Ctésiphon (ou Salman Pak), l’arche de briques appareillées sans clé de voûte ni arcs-boutants se dresse à 37 mètres. Construite 200 ans avant notre ère par les Perses selon une technique héritée des Sumériens, malgré la double brèche qui s’ouvre dans l’un des murs, elle tient toujours debout. Dessous, au moindre murmure répond un écho magnifique. Des hirondelles venues de nos contrées lancent leur cri perçant. Chèvres et moutons trottent aux alentours. On dit qu’un tapis d’une seule pièce recouvrait l’immense cour sous la voûte ; lors de la "Mère de toutes les batailles", à l’avènement de l’islam en 633, il a été déchiré et chacun en a emporté un morceau. Le Panorama, construit récemment, évoque ladite bataille. Peint en trompe l’oeil par des artistes nord-coréens, il offre un redoutable naturalisme : éléphants perses aux yeux aveuglés de flèches, corps à corps sanglants dans la poussière... Saddam, prétendu descendant d’Ali, le gendre du prophète, trône partout en effigie. Photogénique, il faut l’admettre. Tantôt cheikh, tantôt Che, bon papi ou fougueux militaire, les portraitistes ont de beaux jours devant eux. Statue de bronze, il montre aussi la direction de l’Iran ennemi. Dans ce pays où il n’y a pas d’image, pour cause d’interdit religieux de la figuration et d’absence totale d’affiches publicitaires, la seule image omniprésente, y compris sur les billets de banque, est celle du grand Leader en tous ses états.

Au Salon du livre, le public attentif esquisse des demi sourires de connivence quand sort une vérité toute nue... Soudain, l’un des trublions présumés appointés par le régime s’empare du micro, et commence ainsi sa remarquable intervention : "Je suis écrivain. À la suite des invités français, et comme Jean-Jacques Rousseau et Jean Genet me l’ont appris, je serai franc et ouvert. La famine et la guerre ont fait évoluer notre littérature. L’écrivain irakien a dû s’inspirer de cette réalité difficile, et transcrire ses sentiments sous de nouvelles formes. De nombreux écrivains ont quitté le pays dans les années 90. Seule, la diffusion des oeuvres par photocopie a permis aux jeunes auteurs d’échapper à la censure. Nous avons tellement soif de lire, de découvrir les cultures étrangères... " Censure : audace ou provocation, le mot suscite des réactions en chaîne. Le Conseiller culturel explique que le régime a voulu contrôler les livres avant l’exposition. Il a refusé, et les censeurs se sont contentés de relever la liste des titres sur place. Dans la cour, les jeunes nous prennent à part et se livrent sans réserve. Toujours cette incroyable avidité de contacts... Un type dans la cinquantaine, la face ravagée et l’humour ravageur, déclare que depuis l’âge de raison, il n’a jamais connu la paix et la stabilité. Nous sommes un peu grisés de jouer ce rôle de catalyseur, du simple fait de notre présence, et peut-être aussi, de notre discours direct, concret, sans ambages. Libre, pour tout dire.

Visite d’Aqarquf. De la ziggourat, édifiée 1500 ans avant notre ère en briques crues, alternant avec des strates de roseaux, bitume et calcaire, ne reste qu’un moignon minéral haut de 68 mètres où nichent des colombes. Les trous auraient servi d’aération ou d’écoulement des eaux pluviales. Le roi y aurait été claustré toute sa vie, enterré ensuite, pour exercer le pouvoir absolu loin des yeux de ses sujets. En tournant autour, le monument rongé présente une succession de profils toujours nouveaux. Un bel enfant aux longs cils l’escalade, en djellaba trouée et sandales de plastique. D’autres enfants se montrent, une fille aux yeux verts portant le petit dernier sur son dos : la famille du gardien de la ziggourat, une fonction héréditaire. La fille se prénomme "économie" ! Nous repérons des inscriptions cunéiformes dans les ruines. Non loin de la ziggourat, deux cavaliers surgissent, montés sur des pur-sang noirs et bais. Le gamin, redescendu de son terrain de jeu favori, nous chante une chanson de soldat que sa fiancée infidèle n’a pas su attendre. Le vent glisse dans les palmiers et les micocouliers. Instant magique...

À ma table ronde sur la traduction littéraire, sachant que je m’adresse aux fonctionnaires du ministère de l’Information, des femmes qui traduisent " aux ciseaux ", je prends garde à insister sur la déontologie de la profession : ne jamais couper un texte, ne jamais le modifier sans l’accord de son auteur, etc. Actuellement, une seule traduction par an est publiée par ledit ministère ; avant l’embargo, il y en avait 600. Les plis pour l’Iraq étant limités à 50 grammes, on ne peut y envoyer aucun livre. Privées de carburant, les revues de littérature étrangère périclitent. Je retrouve le garçon de la première rencontre universitaire, et lui donne un ticket de métro : quoi de plus parisien ? Il est accompagné d’une très belle jeune fille aux grands yeux gris, sourcils noirs ailés, teint de porcelaine. Sont-ils fiancés ? Non, simplement "collègues".

Sur la route de Samarra : des marécages, un âne mort sur l’autoroute - déjà là trois jours plus tôt -, des transports de canons, des hectares de bases militaires ceintes de barbelés, un barrage sur le Tigre, des roselières. Le minaret de briques hélicoïdal, bâti en 220 après J.-C., s’inspire de la tour de Babel. On l’escalade par la rampe extérieure. Au sommet, la brume du soir enveloppe le désert entier et se pose sur les coupoles de la mosquée voisine, l’une d’or et l’autre de faïence. Tout près se dresse un pylône chargé d’antennes paraboliques, comme un arbre de fruits.
Soirée au club Alwiyah : on y retrouve un personnage déjà entrevu, haut en couleur, un barde en chemise noire. Il s’avère être sculpteur-architecte-romancier. Là encore, notre discours sans apprêt en déconcerte plus d’un. " Mais où est donc LE poète français ? " réclame un déçu. Nous ne jouons pas bien notre rôle, nos poètes sont passés tout à fait inaperçus... Un autre nous distribue son manuscrit intitulé Smile, traduit par ordinateur en huit langues, dont l’espéranto. Un jeune homme vient à moi : "Madame, j’ai grand besoin de vous !" Après ce début prometteur, il enchaîne : "Comment faut-il rédiger le commentaire d’un roman de Proust ?" Autant dire qu’il m’est assez difficile de répondre au débotté ! Plus tard, j’apprendrai que ce jeune homme a perdu un frère à la guerre contre l’Iran, puis son père, dans un bombardement lors de celle du Golfe. Il est chargé de nourrir les quinze membres de sa famille, et vend des livres au marché de la rue al Watanabi. Comme nombre de jeunes gens, il a tenté de s’enfuir par la Syrie ; rattrapé, il a fait six mois de prison. On dit que l’aide internationale est systématiquement détournée par les fonctionnaires proches du régime, si bien que les Nations Unies ont listé toutes les familles nom par nom, pour vérifier qu’elles la reçoivent. La bureaucratie locale est effroyable.
Tous les matins, un garçon passe à l’hôtel vendre le Bagdad Observer : en première page de cette feuille de chou, aussi inévitable que la pluie en automne, la photo du Leader recevant un message de sympathie de quelque pays lointain.

De belles vieilles maisons turques tiennent encore debout entre les immeubles modernes écrasants. La rue al Rachid, délabrée : quartiers des cireurs, des marchands de tapis, de tissus, souk des dinandiers, etc. On est au Moyen Age, on est en Orient, les marchandises et leur fabrication sont exhibées à la vue de tous. Le souk est traversé par une rigole médiane, boueuse, où l’on se tord les chevilles, des trimardeurs loqueteux nous bousculent à chaque instant, des puanteurs s’exhalent - on dit qu’en été, à 55°, les effluves de putréfaction sont terribles dans certains coins. On se sent parfaitement en sécurité dans la rue en tant qu’Occidental, cela m’est confirmé par tous les Français qui vivent ici. Entre autres, par un technicien des eaux, présent depuis deux ans. Il raconte des histoires à faire frémir sur le réseau d’eau potable : "Aucun respect des consignes sanitaires, aucun entretien, et si la mortalité infantile augmente, ce n’est pas seulement dû aux sanctions !" Mais il apprécie et estime les Irakiens.
L’âne a un beau surnom populaire : "le Père de la patience". Il semble voué au transport des bonbonnes de gaz. L’un d’eux, coincé dans la circulation, pose son museau sur le capot arrière d’une voiture pour souffler un peu.
Temps printanier. À la Faculté des langues (ceci est inscrit sur le bâtiment en toutes les langues... y compris l’hébreu !), des fresques murales figurant Victor Hugo et des vues de Paris nous accueillent au département de français. La bibliothèque est dépenaillée. Les étudiants, cette fois, nous posent de vraies questions. Nous nous sommes apprivoisés les uns les autres...

"Fêrêntsê very good !", s’exclame à notre passage la gamine mendiante près de notre hôtel. Les gosses des rues sont parfois "encadrés" par un grand qui ramasse les billets. Départ pour le Nord, pour Mossoul où vécut Agatha Christie avec son archéologue de mari. Il paraît qu’il y pleut sans arrêt depuis deux semaines - c’est absolument insolite. Le réchauffement climatique de la planète se fiche de l’embargo... À la sortie de la capitale, un laissez-passer est demandé aux véhicules diplomatiques. Quand on change de gouvernorat, on passe sous une arche entre deux guérites, accueilli à bras ouverts par Saddam. Après les cultures maraîchères, brusquement le désert. Il paraît que dans les montagnes kurdes riches en uranium, mais pauvres en gaz et en pétrole, les Américains construisent infrastructures, écoles, hôpitaux, fournissent équipements et ordinateurs. La vie s’occidentalise, l’ancien dinar a toujours cours, et des Kurdes de Turquie ou d’Iran viennent même s’y établir. On leur promet l’indépendance. Il n’y a pas de liaison téléphonique avec le reste de l’Iraq, et ces informations proviennent des rares individus qui descendent à Bagdad de temps à autre.
Nous passons à côté du village natal du président, où il est interdit de se rendre sans autorisation. Enormes torchères, puis les montagnes se dressent à l’horizon de Beidji. Au restaurant routier Al Shark (l’Orient), rupture du jeûne à la nuit tombée. Les hommes coiffés de chèches font leurs ablutions avant de s’asseoir pour manger autour d’interminables tablées. À côté des camions turcs transportant pétrole ou tomates, l’ombre fantomatique du premier et dernier homme armé d’une mitraillette que je verrai au cours de ce voyage.
Arrivée à Mossoul. L’atmosphère est saturée de pétrole. Hôtel de luxe au bord du Tigre ; à la télévision, un péplum irakien, sur la table, un autocollant indique la direction de la Mecque. Nous dînons avec des juristes, des économistes, un chirurgien. Conversations : "Comment est la vie ici ? - Très calme." "Etes-vous écrivain ? - Oui. - Contemporain ? - Euh... oui." Alors que passe le narguilé, que tournent les chapelets, nous apprenons que le restaurant où nous sommes est l’ancienne maison du frère de Saddam qu’il a fait liquider dans un "accident", après l’avoir convaincu de rentrer en Iraq par des promesses mensongères, alors qu’il se trouvait à l’étranger. Brrr.
Plus tard, la télévision diffuse Independance Day - film où les Etats-Unis d’Amérique sauvent la planète par des bombardements massifs... No comment.

Une aube grise se lève sur les îles du Tigre, survolé par de grands oiseaux noirs en formation. Minaret penché de Mossoul, écheveau de fils électriques, puanteurs, fleuve-cloaque, dépotoirs sauvages, palais ottomans en ruines. Un pont métallique mène au souk : boyaux puants, regorgeant de couleurs. Des enfants nous tirent par la manche pour vendre des sacs plastique, on entend les cris des petits métiers, il pleut, c’est la foule du vendredi. Nous achetons des épices, des amandes emballées dans des pages de livres scolaires. Les commerçants s’en sortent bien malgré l’embargo ; en Orient, il faut gouverner avec les gens du bazar... Tombeau du prophète Younès. Dessous, il y avait une église, et encore plus bas, des vestiges assyriens. Tout ce qui est antérieur aux Arabes ou à l’islam est laissé à l’abandon. À Ninive, palais d’Assourbanipal, rien n’est abrité, les briques de terre crue fondent et coulent comme cire. Taureaux ailés à tête d’homme. Une tente de nomade derrière les ruines, une femme tatouée, vêtue d’indigo, mène son âne en ville. Elle s’est établie ici il y a dix ans pour faire paître ses moutons, à cause de la sécheresse qui sévissait là où est sa maison. À Nimroud, palais d’Assournazirpal : superbes bas-reliefs de marbre vert, puits de 30 mètres, bibliothèque et sarcophage de la reine. Les larges fissures et les pavements gondolés sont dus aux secousses sismiques de 1999, qui ont duré vingt jours.
Sur la route de Hatra, des fermes aux murs de terre et au toit de roseaux, poules, chiens et tracteurs. Puis des hangars, des tentes, des tanks tels des cafards noirs sur le sable. Hatra est l’une des quatre grandes cités hellénistiques d’Orient, avec Baalbek, Palmyre et Pétra. Une grue atteste des fouilles interrompues. Pierre ocre-rose des temples. Coupoles, colonnades, immenses arches, têtes d’hommes et d’animaux, aigles sculptés - encore une fois, nous sommes seuls à voir ces merveilles. Trop vite, hélas.
Nous filons sur l’autoroute à la chaussée défoncée, entre les véhicules zigzaguants. La nuit tombe. Soudain, des transports de chars sans feux arrière, arrêtés sur la voie de droite, causent presque notre fin. Il y a un mois, Saddam a prononcé un discours appelant à délivrer la Palestine. Il a fait défiler un million de soldats en armes, pendant onze heures d’affilée. Puis ils sont rentrés chez eux. Rideau.
Dernier dîner à Bagdad, conclu par le thé rituel, dans le coin réservé aux couples, séparé de la salle par des tapis.

Route d’Amman à 160 km/h, sous une pluie battante. La cassette de sourates du Coran nous préserve sans doute du sort de trois camions accidentés, dont l’un, pétrolier, s’est retourné et a flambé. Pas le moindre secours en vue, et les téléphones mobiles sont interdits sur tout le territoire... Petits volcans noirs. Les oueds débordent, d’énormes flaques balancent leurs gerbes safran sur le pare-brise. Le chauffeur fonce sur une route secondaire vallonnée, cabossée, sous un ciel aussi plombé que le ruban d’asphalte entre les oliviers. Un éclair, des rafales de grêle. La terre saturée rejette l’eau. On dirait qu’ici, la livraison annuelle de pluie se fait en une seule fois... Nous traversons une portion de route complètement inondée, le véhicule d’en face démarre au même moment que nous, aveuglant notre chauffeur et culottant la Chevrolet de boue jaune. Bédouins trempés, dromadaires de même. Nous doublons un poids lourd alors qu’une voiture arrive en sens inverse. Je comprends mieux le sens de l’expression " conduire à tombeau ouvert "...
La terre rougit, puis c’est le paysage d’Amman, si semblable à celui de Jérusalem, strates géologiques apparentes et collines pelées.
Dans l’avion du retour, ma voisine édentée me demande de l’aider à remplir sa carte d’immigration. Son passeport est irakien, elle habite en Jordanie et se rend à Miami : "Come with me !" Je décline. Assez de voyages pour l’instant.
Après l’atterrissage, elle se signe : c’est une chrétienne.

P.-S.

Première publication en 2001. Ce texte a également été publié dans le n° 615-616 (septembre 2001) des Temps Modernes.

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