La Revue des Ressources
Accueil > L’anthropologue Philippe Descola, médaille d’or 2012 du CNRS

L’anthropologue Philippe Descola, médaille d’or 2012 du CNRS

vendredi 21 septembre 2012 (Date de rédaction antérieure : 18 avril 2024).

La Médaille d’or 2012 du CNRS, la plus prestigieuse récompense scientifique française, distingue cette année l’anthropologue et américaniste Philippe Descola. Philosophe de formation, Philippe Descola est spécialiste des Indiens d’Amazonie et du rapport à la nature établi par les sociétés humaines. Professeur au Collège de France depuis 2000 dans la chaire d’Anthropologie de la nature, Philippe Descola dirige depuis 2001 le Laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France/CNRS/EHESS) fondé en 1960 par Claude Lévi-Strauss. Ses travaux ethnographiques menés en Equateur auprès des Indiens Jivaros Achuar ont révolutionné les études sur l’Amazonie. Etendant progressivement sa réflexion à d’autres sociétés et dépassant l’opposition entre nature et culture, Philippe Descola redéfinit la dialectique structurant notre propre rapport au monde et aux êtres.

Né en 1949 à Paris, Philippe Descola étudie la philosophie à l’École normale supérieure de Saint-Cloud et l’ethnologie à l’École pratique des hautes études où il effectue sa thèse sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Chargé de mission par le CNRS au tout début de sa carrière, il part en Amazonie d’août 1976 à août 1978 pour mener des enquêtes ethnographiques de terrain auprès des Indiens Jivaros Achuar. Il étudie comment les Achuar identifient les êtres de la nature et les types de relations qu’ils entretiennent avec eux. Cette expérience ethnographique nourrit sa thèse soutenue en 1983 et intitulée « La Nature domestique, Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar ». Philippe Descola y montre notamment comment les Achuar attribuent des caractéristiques humaines à la nature, les humains et non-humains formant ainsi un continuum. Après cette expérience ethnographique Philippe Descola devient maître de conférences (1987) puis directeur d’études (1989) à l’EHESS. Étendant progressivement sa réflexion à d’autres sociétés, et dépassant l’opposition entre nature et culture, il redéfinit la dialectique structurant notre propre rapport au monde et aux êtres.

Au cours de sa carrière, Philippe Descola a publié de nombreux ouvrages de référence traduits en anglais dont La Nature domestique (1986), Les Lances du crépuscule (1993), Par-delà nature et culture (2005) ou encore Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle (2012).

Philippe Descola est membre étranger de la British Academy et de l’American Academy of Arts and Sciences. Président de la société des américanistes depuis 2002 et officier dans l’ordre de la Légion d’honneur (2009), Philippe Descola a déjà reçu la Médaille d’argent du CNRS en 1995 pour ses travaux d’anthropologie sur les usages et les connaissances de la nature dans les sociétés tribales.

Un premier travail d’enquête ethnographique en Équateur auprès des Indiens Jivaros Achuar

De 1976 à 1978 au contact des Jivaros Achuar, il étudie la manière très particulière dont ce peuple se représente et interagit avec son environnement et les relations quotidiennes que les Achuar entretiennent (incantations, adresses de messages) avec les non-humains (plantes, animaux, météores...) comme s’ils avaient des propriétés humaines. Tour à tour géographe, écologue, anthropologue, il effectue des relevés ethnobotaniques, des mesures de jardins… et montre comment la nature se voit attribuer par ces individus des caractéristiques humaines. Plantes et animaux sont des personnes dotées d’une âme et d’une vie autonome, capables d’échanger en formant un continuum avec les hommes. Les mythes des Achuar sont là pour en témoigner. Ils racontent qu’à l’origine, tous les êtres avaient une apparence humaine, celle des « personnes complètes » et que plantes et animaux, bien que l’ayant perdue, conservent toutefois une sociabilité semblable à leur propre vie sociale. Philippe Descola identifie une série « de mondes » encadrant leurs pratiques envers les êtres avec qui ils sont en contact : la maison, le jardin, la forêt, la rivière... Ainsi le jardin, bien que les hommes réalisent le défrichage, est un espace essentiellement réservé aux femmes. Ce sont elles qui le cultivent, le désherbent, effectuent les récoltes et les actes magiques comme les chants incantatoires destinés à l’esprit tutélaire des jardins.

De l’ethnographie amazonienne vers l’anthropologie de la nature

Ce travail de terrain pousse Philippe Descola à chercher à comprendre comment ces faits très particularisés peuvent être généralisés et renseigner plus largement sur l’être humain et ses comportements, en quelque sorte « Comprendre l’unité de l’homme à travers la diversité des moyens qu’il se donne pour objectiver un monde dont il n’est pas dissociable » (extrait de la Leçon inaugurale au Collège de France, 2001). Dans son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), il compare les façons dont les différentes sociétés humaines conçoivent les relations entre humains et non-humains. Philippe Descola dépasse le dualisme qui oppose nature et culture en montrant qu’il n’a rien d’universel et que, en Europe même, il apparaît tardivement. Il se sert d’un double contraste basé sur deux critères « physicalité/psychisme » et « identité/différenciation » tout en distinguant quatre modes d’identification (quatre ontologies) permettant de définir des frontières entre soi et autrui parmi les sociétés humaines : le totémisme, l’animisme, l’analogisme et le naturalisme.

Le naturalisme ou croyance que la nature existe, autrement dit que certaines entités doivent leur existence et leur développement à un principe étranger aux effets de la volonté humaine où rien n’advient sans une cause qu’elle soit de nature transcendante ou propre à la nature du monde. Cette croyance est typique des cosmologies occidentales depuis Platon et Aristote. La nature est ce qui ne relève pas de la culture, ce qui se distingue des savoirs et savoir-faire humains. Si la nature est universelle, la culture elle distingue l’homme du non-humain mais aussi les sociétés humaines entre elles. Le naturalisme propre à nos sociétés occidentales crée cette frontière entre soi et autrui en opposant les concepts de « nature » contre « culture ». Il détermine le point de vue, le regard de nos sociétés sur les autres et sur le monde. Tous les corps physiques sont soumis aux mêmes lois, mais seuls les humains ont une intériorité.

L’animisme est l’inverse du naturalisme : les non-humains ont la même intériorité que les humains mais tous se différencient par leurs corps et ce qu’ils permettent d’accomplir dans le monde du fait des propriétés physiques dont ils sont pourvus. L’animisme est caractéristique, par exemple, des Indiens de l’Amazonie, de l’Amérique du grand Nord ou des populations autochtones de Sibérie.

Dans le totémisme, des groupes réunissant humains et non-humains issus des mêmes prototypes ancestraux sont réputés posséder des qualités physiques et morales semblables (par exemple, rapides, querelleurs, de forme anguleuse…), et diffèrent ainsi d’autres groupes totémiques d’humains et de non-humains ayant d’autres qualités (lents, placides, de forme arrondie…). L’Australie des Aborigènes en est le meilleur exemple.

L’analogisme, enfin, est fondé sur l’idée que tous les éléments du monde sont différents, au physique comme au moral, de sorte qu’il devient indispensable d’établir entre eux des relations de correspondance grâce au raisonnement analogique. La Chine, l’Europe jusqu’à la Renaissance ou les anciennes civilisations du Mexique et des Andes en sont de bonnes illustrations.

Philippe Descola est l’inventeur d’une « écologie des relations » qui s’intéresse aux relations entre humains et non-humains comme à celles entre humains. Ses travaux permettent de distinguer et de mieux comprendre les sociétés humaines en fonction des propriétés différentes qu’elles détectent dans le monde.

Vers une anthropologie du paysage

Dans ses derniers travaux, Philippe Descola cherche à comprendre comment ces modes d’identification universels s’articulent avec des modes de figuration et le recours aux images. Il a ainsi organisé au musée du quai Branly une exposition La Fabrique des images (2010-2011) où il montrait comment les figurations les plus communes d’une culture dans leur forme et leur contenu sont le reflet des contrastes caractéristiques des différentes ontologies.

Depuis 2011, il travaille sur une anthropologie du paysage en dégageant des principes de figuration iconique et de transfiguration de l’environnement à l’œuvre dans des cultures où, à la différence de l’Europe et de l’Extrême-Orient, une tradition conventionnelle de représentation paysagère n’existe pas.

Philippe Descola.
© CNRS Photothèque/Céline Anaya Gautier. Cette image est disponible à la photothèque du CNRS, phototheque@cnrs-bellevue.fr
© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter