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À propos d’Astolfo de Pier Maria Pasinetti 

lundi 19 février 2007, par Stéphanie Dast

Paru en 2005 en Italie (chez Helvetia), À propos d’Astolfo (A proposito di Astolfo) a été publié en France en juillet 2006 (aux Éditions du Revif), son mois de parution coïncidant tristement avec celui où, à 93 ans, Pier Maria Pasinetti s’éteignait dans la Venise qui avait, pour une large part, constitué la matière de ses livres. Son dernier livre n’appartient pas à la veine de ses grands romans historiques, comme Rouge vénitien ou De Venise à Venise, mais plutôt à celle, centrée sur le monde contemporain, qu’a inaugurée Le Pont de l’Accademia  : des œuvres marquées par un travail extrêmement original sur la langue et emplies d’un humour raffiné. Aussi, alors même qu’À propos d’Astolfo est, selon l’état civil, l’œuvre d’un vieux monsieur, son style alerte lui confère une vivacité toute juvénile.
Le livre se donne pour une sorte de journal tenu apparemment sans souci de continuité autre que celui du bon vouloir de son scripteur : Hugo Blatt, universitaire à la retraite, définit ce qu’il écrit comme « des mémoires décousus voués à [le] suivre dans la tombe » et y mêle à des réflexions aussi sagaces qu’ironiques le récit de quelques événements survenus dans la jet-set cosmopolite qu’il fréquente. Tous les signes manifestes d’un texte jeté rapidement sur le papier sont là : ponctuation réduite, abréviations, sigles, énumérations à la Rabelais, tics de langage... Mais l’alacrité du style ne doit pas masquer le travail subtil dont elle est l’aboutissement. L’éparpillement apparent rend insaisissable la figure d’Astolfo (que son identité de jeune acteur italo-américain en vogue chez les adolescents n’aide pas vraiment à situer) et la légèreté du ton véhicule un humour particulièrement fin, visant l’univers qui produit l’usage mécanisé du langage que Blatt retranscrit.
Son journal se fait ainsi l’écho d’innombrables conversations entendues au fil des années et des circonstances ; et, bien que menées avec un art consommé - Pasinetti était manifestement un interlocuteur de premier ordre, sa conversation étant « un enchantement », selon Jean-Marie Planes (Petite conversation vénitienne) -, celles-ci tournent le plus souvent au soliloque : inécoutées, ignorant les questions censées l’infléchir, les propos sont tenus comme pour soi, pour tenter de saisir une réalité qui se délite et qui échappe, à l’image de l’emblématique Astolfo.
Pourtant, en vertu d’un paradoxe qui témoigne de l’originalité profonde de Pasinetti, ces bavardages vains construisent une intrigue qui, pour être décousue, n’en est pas moins tendue, avançant implacablement vers son dramatique acmé. La maîtrise dont cela fait montre force l’admiration, tant il est vrai que le procédé coïncide ici parfaitement avec l’image de la société contemporaine qui se dégage du texte : une société où le rien et le néant conduisent au pire, les hommes ayant à tout prix besoin de grain à moudre. Astolfo devient un bouc émissaire justement parce qu’« [il n’a] rien fait », parce qu’il ne saurait y avoir de pardon en l’absence de péché. Dans l’univers surmédiatisé qui est le nôtre, ce n’est donc plus le mécanisme observé par René Girard, autrement dit les qualités extrêmes (négatives comme positives), qui désigne à la vindicte publique, mais les médias, dès lors qu’on s’obstine à ne pas leur simplifier la tâche.
Et c’est là encore l’une des réussites frappantes de ce court roman : le journal d’Hugo Blatt laisse poindre, malgré son ton alerte et vif, une menace qui éloigne le texte de la simple analyse critique et l’enrichit d’autant. Les références récurrentes à des meurtres et/ou des suicides - dont les causes demeurent au font non élucidées - ainsi qu’à des conflits armés (à la première guerre mondiale ainsi qu’à des guérillas actuelles, difficiles à localiser exactement) font de ceux-ci les noirs pendants de la frivolité contemporaine, si bien que les festivals de cinéma où apparaît Astolfo ou les raouts qui jalonnent le livre renouent avec les danses macabres du Moyen Âge, le côté grinçant en moins et la compassion pasinettienne en plus.
Il n’y a en effet nul sarcasme, nulle amertume dans la lucidité de ce regard qui ne laisse pourtant rien passer. Cela tient indéniablement au personnage si attachant d’Hugo Blatt, que son âge a débarrassé de toute ambition sociale, pour ne laisser en lui de vivace et d’important que les sentiments : son amour pour Guelfa-Checkie, sa tendresse pour Milagros, son affection pour Astolfo... À l’aune de la sympathie ou de l’antipathie dont tel ou tel personnage est l’objet, ses qualités ou ses défauts objectifs, s’ils sont pointés, ne méritent en revanche ni condamnation ni louanges : ce serait croire encore qu’ils expliquent quelque chose et chercher à forcer quelque peu la main au lecteur. Avec À propos d’Astolfo, Pier Maria Pasinetti prend congé de nous par une œuvre dont l’humour et l’alacrité réaffirment au contraire l’élégance et la délicatesse extrêmes.

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