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A propos de Tout casse de Bernard Lamarche-Vadel 

lundi 27 juin 2005, par Jean-Patrice Dupin

Marbach, le narrateur de Tout casse, est un personnage solitaire, un peu du genre de ceux que connaissent bien les amateurs de Thomas Bernhard, reclus dans la demeure ancestrale qui porte son nom, avec pour seule compagnie une meute de chiens féroces, et pour seule passion la lecture à longueur de journée des Oraisons funèbres de Bossuet, devant la photographie d’une jeune fille morte. Du monde extérieur, il n’apprend que ce que vient de temps en temps lui raconter un couple que par ailleurs il déteste, les Bonheur, sur ce qui se passe dans le village voisin, et ce dont l’informe d’autre part la télévision sur l’état du pays, en l’occurrence et respectivement la mort de tous les animaux du village et des alentours, et l’invasion d’innombrables femmes venues du pays voisin se faire faire des enfants, afin d’occuper et, de fait, d’annexer le pays grâce à cette descendance.

La procréation ayant été déclarée obligatoire par l’envahisseur, un individu masculin ne peut s’y soustraire que si, d’une part, il est muni d’un certificat prouvant qu’il est invalide ou impuissant, et si, d’autre part, il est en mesure de désigner aux hordes de femmes venues le solliciter les hommes sains qui se cachent encore ici ou là, tentant d’échapper à leurs devoirs de mâles. Or Marbach, encore vierge et bien décidé à le rester, fait partie de ces hors-la-loi retranchés, et finira donc par être dénoncé, par M. Bonheur lui-même, avant qu’une horde de femmes déchaînées ne prenne d’assaut sa demeure...

Ainsi résumée, la fable à la limite du fantastique en quoi pourrait consister Tout casse paraît claire. Il y est question d’un monde en pleine désagrégation, sur quelque plan que ce soit : négation de l’individu (Marbach trahi, sa demeure envahie), organisation sociale détruite (obligation de faire des enfants, et ce exclusivement aux femmes envoyées par le pays voisin, dénonciation organisée), et jusqu’à la nature elle-même, qui ne se manifeste plus qu’en morts subites (les animaux), maladies répugnantes (les humains), catastrophes naturelles (la montée lente mais inexorable d’une gigantesque inondation).

Par-delà cette fable, qui ne forme que la trame du roman, son fil conducteur, il y a une écriture, et cette écriture est, de fait, des plus étonnantes. Le ton apparaît neutre, détaché, la phrase est longue et sinueuse, la syntaxe souvent compliquée, le tout baigne dans une sorte de clair-obscur évoquant comme une recherche, quelque chose d’à la fois poétique et maniéré, presque esthétisant, comme si le texte était écrit pour lui-même, pour la beauté du geste, et le lecteur bercé par ce style aux circonvolutions lancinantes, se laisse emporter jusqu’au moment où il prend soudain conscience de ce qu’il est en train de lire et qui peut être, par exemple, la description très crue, très précise, et pour tout dire écœurante de réalisme, d’un animal en train de se décomposer, d’une maladie qui chemine dans un corps ; ou encore l’une de ces nombreuses scènes empreintes de sauvagerie, de cruauté, des scènes d’assassinats, de catastrophes, des scènes où la mort et la décomposition s’acharnent sans relâche sur tout ce qui passe à leur portée.

Cependant, toujours sous le couvert de cette écriture hautaine et alambiquée, et au-delà du caractère indéniablement morbide de l’imagination de Lamarche-Vadel, surprend aussi la totale incongruité de bon nombre de passages, incongruité qui se pose avec un tel sérieux qu’elle ne peut déboucher que sur le rire, un rire de connivence avec l’auteur d’avoir osé imaginer ça. Ainsi ces pastiches d’émissions télévisées - animateurs joviaux présentant en direct dénonciations, assassinats sauvages..., ainsi encore quelques véritables morceaux de bravoure tels que le couple Bonheur traînant péniblement le cadavre à moitié décomposé d’un taurillon sur plusieurs centaines de mètres, ou une horde de femmes se ruant ni plus ni moins sur un bœuf pour le tuer à mains nues. C’est avec la même incrédulité amusée et horrifiée qu’on retrouve sans transition le narrateur, quelques années après l’assaut qu’il a subi, abritant tranquillement sous son toit ce qui est devenu sa famille, soit de nombreuses femmes et des enfants plus nombreux encore, sans qu’à part ça rien n’ait semblé changer dans ses dispositions d’esprit, comme si l’essentiel était ailleurs - mais où ?

L’essentiel, c’est que « tout casse » ; tout meurt, tout se décompose, tout disparaît. Le narrateur fait certes appel « aux fonds les plus obscurs et les plus insoupçonnés de [sa] capacité à tout supporter », mais cette capacité n’est jamais que celle de regarder en face la décomposition d’un monde condamné. C’est cet acharnement méticuleux à prendre du pire la mesure la plus juste, comme s’il ne restait que cela à faire, mais qu’il fallait au moins que ce soit bien fait, que traduit l’écriture si sournoise et si précise de ce livre où l’on rit sans doute, mais où l’on ne s’amuse pas, et qui a porté l’humour noir à un degré rarement atteint.

P.-S.

Tout casse, éditions Gallimard, 1995. Bernard Lamarche-Vadel s’est suicidé en mai 2000.

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