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Les grandes blondes : un roman d’Echenoz 

Sur le roman de Jean Echenoz

jeudi 16 juin 2005, par Jean-Patrice Dupin

"Vous êtes Paul Salvador", annonce le livre dès sa première phrase, "et vous cherchez quelqu’un." Deux paragraphes vous expliquent ensuite comment vous vous y prenez : vous n’y trouvez rien à redire, et puis tout à coup : "Mais vous n’êtes pas Paul Salvador", rectifie Echenoz, et le ton est définitivement donné. Le lecteur prêt à jouer le jeu de la fiction est brutalement renvoyé à lui-même, à la réalité : il est en train de lire un livre, ce livre a été écrit par Jean Echenoz, et Jean Echenoz fait ce qu’il veut.

Il ne va d’ailleurs pas s’en priver au cours des chapitres qui suivront, manipulant les personnages et les confrontant aux situations les plus dangereuses ou les plus ridicules, avec un entrain dont le lecteur est appelé à se faire le complice, sans oublier cependant de rappeler de temps à autre qui est le maître : "son humeur provient-elle de cette stérilité, de ce temps sinistre ou de ce temps perdu, je ne veux pas le savoir", intervient par exemple l’auteur à propos d’un de ses personnages. Comme dans ses autres romans, Echenoz excelle à faire fonctionner les ressorts les plus classiques de la fiction, tout en les montrant du doigt, façon de dire qu’il n’est pas dupe, de suggérer au lecteur qu’il n’est pas dupe non plus, - mais au bout du compte le lecteur est bien obligé d’être dupe quand même.

Car, bien que mis en garde sur le fait que la fiction n’est jamais que la fiction, bien qu’accompagné par l’auteur tout au long de la narration, il se trouve en fait face au roman comme dans un théâtre dont il verrait à la fois la scène et les coulisses, mais où ce qui se passe dans les coulisses ferait aussi partie de la pièce. Pas d’autre solution alors que d’admettre docilement ce qui est montré, aucune possibilité d’intervenir : il doit bien se trouver quelque part les coulisses des coulisses, mais ce qui s’y trame est définitivement hors de portée.

Un tel dispositif, s’il ne veut pas se transformer en un agaçant exercice de style, nécessite à sa base une histoire bien construite et susceptible, le cas échéant, de se suffire à elle-même, ce qu’on retrouve, soigneusement mis en place, dans chacun des romans d’Echenoz. Ici, ce sera celle d’un producteur de télévision, Paul Salvador, qui envisage une émission ayant pour thème "les grandes blondes", et qui espère à cette occasion recueillir le témoignage d’une certaine Gloire Abgrall, éphémère star du show-biz ayant eu des démêlés avec la justice avant de disparaître sans laisser d’adresse. Salvador, pour retrouver sa trace, fait donc appel à une agence de détectives dirigée par un certain Jouve, qui mettra quelques-uns de ses meilleurs agents sur la piste, avec des fortunes diverses.

Une fois posé le roman comme fiction, une fois exposée la trame de celui-ci, Echenoz se trouve en position d’en imaginer et d’en imposer n’importe quel développement au gré de sa propre fantaisie. Ouvertement prévenu que de toute façon il n’a pas le choix, il ne reste plus au lecteur qu’à acquiescer ou refermer le livre.

Gageons donc qu’il acquiescera, et même de bonne grâce, devant par exemple le personnage de Béliard, "petit brun maigrelet, long d’une trentaine de centimètres", qui est en quelque sorte l’ange gardien de Gloire, un ange gardien souvent mal rasé, aux dents jaunes, "toujours plutôt préoccupé de lui-même", et d’humeur généralement massacrante, mais capable d’intervenir directement sur le cours du roman.

Le lecteur se laissera également embarquer avec plaisir dans d’étonnants épisodes, tel celui où Gloire, tombée à la merci d’une organisation criminelle, se voit obligée de convoyer par avion des chevaux bourrés de drogue ou de matières radioactives. Il sourira devant la gratuité des efforts auxquels Echenoz contraint les deux agents Personnettaz et Boccara, que leur recherche de Gloire mènera successivement en Bretagne, en Australie et en Inde simplement pour se rendre compte qu’ils sont arrivés trop tard et prendre, las et résignés, le chemin du retour ; ou encore devant le vain acharnement de Salvador à écrire un texte pour son émission sur "les grandes blondes" et qui ne parvient qu’à la décourageante constatation que pour appartenir à cette catégorie, il n’est pas forcément nécessaire d’être grande, ni blonde.

En plus de la cocasserie, du côté ludique de tous ces développements narratifs, on retrouvera aussi l’écriture si caractéristique d’Echenoz, son inventivité, sa drôlerie. Les dialogues y sont toujours aussi réussis (ainsi que les verbes qui les accompagnent), les descriptions irréprochables (" un lapin, frémissant et charnu, braquait son œil opaque vers le court terme" : quelques mots et voici posés d’un coup non seulement l’aspect physique, mais même la psychologie de l’animal), les jeux de sonorités efficaces (écoutons par exemple : "et rien ne mine comme l’oisiveté près de la République, dans un deux pièces opaque de la rue Yves-Toudic.")

Enfin, si le précédent roman Nous trois avait pour thème l’espace, il semble que celui-ci, à travers l’histoire qu’il raconte, fasse plutôt référence au temps : le temps qu’on perd, le temps qui passe et celui qui ne passe pas, les transformations bonnes ou mauvaises qui l’accompagnent, la simultanéité. En témoigne le constant minutage que donne Echenoz des faits et gestes de ses personnages : que ceux-ci aient progressé, qu’ils aient piétiné, toujours est précisé le décompte des minutes, des heures, des jours qui simultanément ont filé ; les personnages eux-mêmes n’arrêtent pas de regarder leur montre.

Mais ici pas de nostalgie : non seulement le roman est fermement ancré dans le monde actuel - on y aperçoit le Pont de Normandie, on y écoute France Info, on s’y souvient qu’il n’y a plus de Yougoslavie - , mais encore il apparaît que cette réflexion mène vers un espoir : le temps peut arranger les choses, rien n’est jamais perdu, à condition de garder confiance. C’est ainsi que le livre débouche sur un parfait happy end, façon aussi légitime qu’une autre de voir le bon côté des choses, et même, pourquoi pas, d’œuvrer dans ce sens ; puisqu’on est dans une fiction, puisqu’on fait ce qu’on veut, pourquoi diable se priver d’une fin heureuse ?

P.-S.

Jean Echenoz : Les grandes blondes, éditions de Minuit, 1995.

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