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Rien de rien : l’écrivain pur et dupe (à propos de "En ménage" de Joris-Karl Huysmans) 

vendredi 16 avril 2010, par Jérôme Solal

[L’écrivain André Jayant a quitté sa femme Berthe. Il habite désormais seul et mène une vie de célibataire. Il décide de se consacrer pleinement à son œuvre.]

Les plats que l’histoire repasse sentent le réchauffé. L’écrivain baigne depuis trop longtemps dans l’homéostasie de la vie matrimoniale pour se laisser de nouveau happer par les bigarrures de la bohème, à son âge le costume de fougueux dilapidateur ne lui sied guère. Éléonore Roy-Reverzy a relevé l’ironie d’En ménage dans cette représentation d’une bohème qui n’en est pas une : « C’est que le personnage huysmansien vit dans l’économie des désirs et des besoins quand le bohème des années 1860 se pose en revanche en dépensier [1]. » André agit en effet avec retenue et calcul. Il hésite et raisonne, pèse et soupèse le moindre de ses engagements, comme le fera Durtal lors de la conversion : chez Huysmans, Dieu n’abolira pas la tendance à la peur, à la parcimonie et au petit pas.
L’ascèse de l’écrivain est lestée par tout un appareil de prudence. André méconnaît le don, il calibre ses abandons, tout juste se laisse-t-il déborder par les quelques soubresauts de sa libido ou par d’exceptionnels élans de sentimentalité. De même qu’« il n’est jamais question d’amour dans les romans de Huysmans [2] », sans doute parce que domesticité et sexualité sont trop affaire de mesure – une mesure ici mal ajustée aux excès d’un célibat de claustration volontaire [3] ou à l’effroi devant la nature incontrôlable de femmes qu’il aimerait domestiquer [4] –, de même en matière d’art des hésitations infinies gâtent largement l’élan créateur, le talent de Huysmans écrivain, contrairement à André, consistant à convertir en thème ces ratiocinations paralysantes et par cette mise en abyme à les faire exister comme objet littéraire à part entière.

Malgré sa situation personnelle plutôt précaire, malgré une reconnaissance publique et critique inexistante, André ne se place pas dans la posture d’un écrivain maudit et ne renoue pas davantage avec l’idéal bohème [5]. L’insuccès peut bien passer pour le signe d’un art pur qui s’accomplirait hors d’atteinte du bourgeois béotien ou mieux encore avec sa malédiction, le sacrifice de sa vie sociale ne suffit pas à l’édification de l’œuvre, et au demeurant André supporte assez peu les conséquences de son incapacité à subvenir à ses besoins par la littérature. En effet, « bien qu’il fût artiste, ce jeune homme possédait des rentes » (99 [6]) qui même « maigres » (293) n’en forment pas moins la condition de possibilité de son existence littérairement pure (pas de compromis avec la soue du journalisme, de la critique et du théâtre) et socialement oisive (contrairement à celle de l’auteur, fonctionnaire à plein temps [7]).
Mais au-delà de la question de l’âge (pas très vieux, mais trop vieux) et de l’argent (pas très riche, mais trop riche), la pureté de son art qui soustrait André à la société bourgeoise et même au milieu artistique finit aussi par le priver de la tension propre à l’écrivain écrivant, qu’il soit bohème ou maudit [8], inspiré ou laborieux. Car si tout est corrompu d’avance pour une littérature assujettie à la mondanité (l’art pour les bourgeois, l’art pour le peuple), il va s’avérer que lorsqu’on sort d’un tel marasme pour accéder à l’art le plus élevé (l’art pour l’art), c’est en fait l’abattoir de la création qui ouvre grand ses portes. Si ici-bas l’impur est tout et partout (d’un livre à l’autre, Huysmans ne cesse d’en décliner – pour les décimer – les figures détestables), là-haut le pur est rien et nulle part. Et c’est justement là-haut, tout là-haut, que s’élève le « chant du nihilisme » d’En ménage.
Le roman raconte ainsi comment cette pureté, d’éthique devient ontologique. L’écrivain se confronte au « vide papier que la blancheur défend », se perd dans les nuées mallarméennes d’une création qui se refuse (mais quel dieu siégerait donc là ?). On glisse du refus provocateur d’André (et de Cyprien) « méprisant l’opinion de la foule, la défiant, acceptant l’insuccès, très à l’écart du monde des lettres et des peintres » (145) à la conscience réflexive, toute sceptique, de sa propre imposture : « Non, il n’avait rien tenté, rien osé, rien fait (300). » Le « chant du nihilisme » souffle le froid du non, établit la stérilité du rien. Sous le masque du refus volontaire, de l’exigence hautaine, se cache l’impuissance. Plus intéressé au fond par l’œuvre des autres, déjà faite, que par la sienne, à faire, André a le sentiment d’avoir « le rôle que jouent en amour ces pauvres diables qui, après avoir longtemps désiré une femme, ne peuvent plus lorsqu’ils la tiennent » (377 [9]). Devant sa table de travail, il « demeurait là, inerte, comme ces gens qui, après avoir longtemps espéré le dîner, ne peuvent avaler une bouchée dès qu’ils sont à table » (135 [10]). Sexualité, alimentation, écriture, c’est tout un : le désir n’aboutit pas.
« Non, il avait été Monsieur tout-le-monde, une personnalité insignifiante, un de ces pauvres gens qui n’ont même point cette consolation de pouvoir se plaindre d’une injustice dans leur destinée, puisqu’une injustice suppose au moins un mérite reconnu, une force (301). » L’orgueilleux se découvre velléitaire sans excuses, habitant le royaume de Monsieur tout-le-monde. Malgré une volonté de construire sa vie d’artiste dans le refus du compromis, il finit par patauger dans le marais de l’insignifiance. Romancier naturaliste attaché à la prose de l’écriture et du monde, André affronte la chimère d’une écriture qui ne vient plus.
Malade du désir, il retourne vivre avec son épouse, et Cyprien opte pour le collage avec « une vache puissante et pacifique » (333) du nom de Mélie [11]. Tous deux se retrouvent « vidés », « débarrassés des préoccupations artistiques et des tristesses charnelles » (378) : épuisement de l’écriture par découragement progressif ; retour au bercail après des expériences domestiques et amoureuses dont Jacques Dubois a établi la nomenclature raisonnée [12].
Fidèle à son « goût pour les plaies humaines [13] », Huysmans sacrifie avec André la figure de l’écrivain impuissant et l’on peut se demander s’il ne prononce pas ainsi l’arrêt de mort d’un naturalisme épuisant un réel bas de plafond qui à son tour l’étouffe et le tarit. L’inventaire sans illusions du monde ici-bas tourne court. La représentation du néant d’un monde d’où Dieu s’est retiré – et que le romancier naturaliste enregistre tel quel, sans tabous –, se retourne comme par fatalité en néant de la représentation, en page éternellement vide. Le crime naturaliste ne paie pas. La littérature qui veut résolument coller à la réalité glisse vers la non-littérature. Pour respirer, besoin d’écart, de différance, d’au-delà. Quand Dieu ne vient pas à l’idée, et quand rien n’arrive que ce qui arrive (c’est-à-dire la grimace routinière du réel), l’idée vient à capoter.
Huysmans conscient d’avoir écrit un livre « si différent, si bizarre, si intimiste, si loin de toutes les idées de Zola [14] » signe la chronique naturaliste de la fin du naturalisme, de son échec, et ce faisant s’en prémunit, de l’intérieur. Les conditions d’un éloignement du groupe médanien semblent donc déjà remplies, et se dessine un chemin qui pourrait mener vers Dieu comme viabilité de la littérature – soutien et modèle de la création, liaison du sens et enchantement.
Roman du renoncement à l’écriture et de l’intermittence du corps (avec la crise juponnière comme point d’acmé qui vient structurer la quête amoureuse), En ménage s’achève sur la victoire des doubles convoqués par un Cyprien réduit à une résignation simulant l’ironie : « […] maintenant que toutes les concessions sont faites, peut-être bien que l’éternelle bêtise de l’humanité voudra de nous, et que, semblables à nos concitoyens, nous aurons ainsi qu’eux le droit de vivre enfin respectés et stupides (378) ! » Boucle bouclée, de Berthe à Berthe, depuis l’ombre fusionnelle écartée dans les premières pages jusqu’à celle réclamée pour finir : retour au même, à la même (l’âme sœur acceptée dans les contorsions du mensonge amoureux), aux mêmes (le nous du pire conformisme social). Degré élémentaire de la conjugalité (une épouse faute de mieux et malgré le cocuage), degré zéro de la socialité (une foule où se fondre pour s’excuser d’exister) et néant de l’art : plus radical que Cyprien illustrant des étiquettes pour un confrère de Monsieur Homais, André n’écrit tout bonnement plus une ligne. Nulla dies cum linea. En ménage roman de désapprentissage, « chant du nihilisme » assurément : il n’y a rien à sauver, et rien qui sauve.

P.-S.

Extrait de Huysmans avant Dieu. Tableaux de l’exposition, morale de l’élimination de Jérôme Solal, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2010, p. 86-91.
Illustration : photographie d’Anna Solal, Sans issue.

Notes

[1Éléonore Roy-Reverzy, « La Bohème ironique des premiers romans de Huysmans », RITM, Hors Série n°7, (« Ironies et inventions naturalistes »), Colette Becker, Anne-Simone Dufief et Jean-Louis Cabanès éd., 2002, p. 168.

[2Anne le Bihan, Être bien dans le mal. Baudelaire, Huysmans, Bataille, Paris, Éd. du Champ lacanien, 2001, p. 34.

[3Huysmans évoque ainsi la rêverie régressive autour du « seul bonheur qui soit peut-être complet sur la terre, être au chaud, dans un lit solitaire, chez soi, libre d’y fumer, libre d’y lire, sans gêne d’aucune sorte, sans obligation d’écouter et de répondre » (303).

[4Mais peut-être cette mesure constitue-t-elle le contrecoup restructurant de tels excès, d’un tel effroi, comme une stratégie de défense : c’est le calcul contre l’angoisse devant la vacuité absolue du solipsisme et contre « l’insupportable de la jouissance de la femme, dont l’homme est le témoin, et non la cause », jouissance « imaginée comme une jouissance solitaire, qui ne lui doit rien, et dont il est exilé » (Anne Le Bihan, op. cit., p. 74).

[5Si André s’est débarrassé des œuvres de Murger, vendues parce que devenues « des choses encombrantes et inutiles » (256), c’est que la bohème ne représente plus à ses yeux un quelconque modèle.

[6Les chiffres donnés entre parenthèses renvoient à la pagination de l’édition d’Hubert Juin d’En ménage (Paris, U.G.É, 10/18, coll. Fins de Siècles, 1987).

[7Il en va de même avec Cyprien dont on apprend dans un autre roman qu’il est également un petit rentier : « Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs de rentes qu’il avait par mois, parcourant les quartiers excentriques à la poursuite des femmes qui ginginaient des hanches (Les Sœurs Vatard, éd. Hubert Juin, Paris, U.G.É, 10/18, coll. Fins de Siècles, 1975, p. 291). »

[8« Il n’est sans doute pas facile, même pour le créateur lui-même dans l’intimité de son expérience, de discerner ce qui sépare l’artiste raté, bohème qui prolonge la révolte adolescente au-delà de la limite socialement assignée, de l’“artiste maudit”, victime provisoire de la réaction suscitée par la révolution symbolique qu’il opère. Aussi longtemps que le nouveau principe de légitimité, qui permet de voir dans la malédiction présente un signe de l’élection future, n’est pas reconnu de tous, aussi longtemps donc qu’un nouveau régime esthétique ne s’est pas instauré dans le champ, et, au-delà, dans le champ du pouvoir lui-même […], l’artiste hérétique est voué à une extraordinaire incertitude, principe d’une terrible tension. » (Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, coll. Libre Examen, 1992, p. 97).

[9Nous soulignons.

[10Nous soulignons.

[11Méli-mélo, Mélie-Mélanie, compagne de Cyprien et bonne d’André : ronde des femmes passables et interchangeables.

[12Les chapitres déroulent toute une série de variations domestico-sexuelles. Après l’échec du mariage c’est le « célibat avec bonne », le « célibat avec bordel », le « célibat avec fréquentation d’une semi-professionnelle », le « concubinage », le « collage » (voir Jacques Dubois, « Condition littéraire et marché sexuel dans En ménage », in Huysmans à côté et au-delà. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Jean-Pierre Bertrand, Sylvie Durand et Françoise Grauby dir., Louvain-Paris, Peeters-Vrin, coll. Accents, 2001, p. 95-97).

[13C’est Zola, rendant compte d’En ménage et d’Une belle journée, qui le dit dans son article « Céard et Huysmans » en première page du Figaro du 11 avril 1881.

[14Lettre du 10 février 1881, Lettres à Théodore Hannon, éd. Pierre Cogny et Christian Berg, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, coll. Autour de 1900, 1985, p. 236.

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