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Vers une nouvelle économie du mouvement 

Ars mobilis : Repenser la mobilité comme un art

lundi 13 avril 2015, par Georges Amar

Nous entrons de plain-pied dans un nouvel âge de la mobilité, avec ce que cela suppose d’enthousiasme et d’excès. Nous passons d’un archétype du transport, c’est-à-dire d’une optimisation de la fonction déplacement, à un paradigme de la « vie mobile ». Cette transformation, dont le numérique est un facteur déterminant, bouleverse les usages et les valeurs, jusqu’à nos représentations de l’espace et du temps. Poursuivant et complétant la réflexion engagée dans son ouvrage précédent (Homo mobilis : Le nouvel âge de la mobilité, FYP Éditions, 2010), Georges Amar montre dans Ars mobilis que la mobilité est devenue mode de vie, à toutes les échelles et dans toutes les sphères humaines et sociales. Visionnaire, tout en restant pragmatique, il propose un travail de prospective et porte un regard inédit et riche de sens en considérant la mobilité comme un art : l’art d’une ville vivable et vivace. Cette approche originale, inspirée du monde de l’art, intéressera tous ceux qui travaillent aux évolutions de notre société.


Repenser la mobilité à la lumière de l’art

Trop de mobilité ?
La mobilité est le phénomène de notre temps : on ne saurait concevoir une existence immobile. La liberté de mouvement — toutes sortes de mouvements — est devenue la règle. Pourtant, l’ambivalence éclate. Trop de mobilité tue la mobilité ! Ne dirait-on pas que notre époque ne sait plus se contenter de quoi que ce soit ? Que plus nous allons vite moins nous avons le temps ? Que trop d’information frise l’insignifiance ? Que la surconsommation produit la frustration ? Que l’obésité gagne, même dans l’immatériel (« infobésité ») ?
À voir les autoroutes surchargées, les trains bondés, les villes congestionnées, à constater les millions d’heures gaspillées dans les encombrements, dira-t-on qu’il y a trop ou pas assez de mobilité ? Faut-il rajouter des autoroutes ? Des infrastructures ferroviaires ? Des souterrains et des viaducs urbains ? Beaucoup de villes réduisent au contraire la part de la voirie consacrée à l’automobile, développent des politiques de report modal en faveur du vélo, des transports en commun, de la marche, de l’autopartage. Apparaissent diverses formes de travail mobile et de télétravail. Commencerait-on à comprendre que toujours plus n’est pas toujours mieux ?

Dans le secteur de l’énergie on sait déjà que le « négawatt » (petit nom bien trouvé pour l’économie d’énergie) est souvent plus performant que le mégawatt ! Ne pas gaspiller est plus efficace que produire-et-consommer davantage. La médecine est encore plus claire : manger moins et boire mieux est un facteur direct de longévité. Un verre de bon vin vaut mieux que trois de mauvais. On croyait à tort la formule paradoxale «  Less is more  » réservée aux artistes, aux architectes, ou aux adeptes des arts martiaux, mais c’est une stratégie subtile. Ce n’est pas le moins lui-même que l’on désire : pas moins de « bonnes choses », de bonheur, de santé ou de qualité de vie ; pas moins d’harmonie et de vitalité, individuelle ou collective.

Notre époque semble pessimiste, car elle n’a plus une confiance aveugle dans le Progrès. Elle n’a pas tort. Le philosophe Cornelius Castoriadis disait qu’une société juste n’est pas celle où la définition de la justice et sa pratique sont fixées une fois pour toutes, mais au contraire celle où elles peuvent toujours être rediscutées. Il en est bien sûr de même du progrès : rien de plus évolutif que sa définition !
Exemple parlant : il y a encore peu de temps, au XXe siècle, ne pas marcher était un indice, sinon un objectif du « progrès ». C’est presque l’inverse aujourd’hui : une ville de qualité, une ville « moderne » est une walkable city (ville marchable [1]), dans laquelle il est possible et agréable d’accéder à pied à l’essentiel des services de la vie quotidienne. Autre exemple : jusqu’au XIXe siècle, l’embonpoint (quel joli nom) était un indice de bien-être, de richesse, de supériorité sociale, de beauté même. Là encore, c’est quasiment l’inverse à présent.
Alors ? Y a-t-il trop ou pas assez de mobilité ? Trop ou pas assez de routes, de voies ferrées, d’aéroports ? Trop ou pas assez de voitures et d’avions ? Ou bien faut-il rêver d’aéronefs silencieux et qui fonctionnent à l’eau pure ? Ou à une énergie merveilleuse encore inconnue ? Nous savons déjà que la mobilité de demain sera très multimodale, ou, pour le dire autrement, que l’écosystème urbain a pour optimum écologique la « diversité modale » (et pas seulement la biodiversité et les diversités sociales, professionnelles et culturelles). Nous savons déjà que la mobilité virtuelle et tous les métissages réel/virtuel transformeront en profondeur le fonctionnement urbain. Nous savons que la mobilité du futur ne ressemblera ni au pur et simple transport de masse, indifférencié et passif, ni au chacun-dans-sa-bulle de l’automobile version XXe siècle. Et pourtant il n’est pas si facile de s’arracher à ces deux « attracteurs », à ces deux fixations complémentaires qui dominent encore largement les représentations, y compris dans les pays (et les marchés) émergents ou récemment émergés.
Bref, nous savons… que nous ne savons pas vraiment ce que sera précisément la mobilité future — et c’est une bonne chose ! Face aux enjeux considérables, résumés sous le terme général de « soutenabilité » (environnementale, économique, sociale), l’erreur serait de croire que nous trouverons les solutions de demain dans les paradigmes d’hier. Pour stimuler vraiment la recherche, l’innovation, l’évolution créatrice, il faut maintenir ouvert le concept même de mobilité. Qui aurait dit, par exemple, que l’un des arguments en faveur des formes nouvelles en plein essor du covoiturage serait la perspective de se faire des amis en voyageant ensemble [2], montrant ainsi que la « reliance » est l’une des valeurs montantes de la mobilité, à rebours et en complément de la sempiternelle valeur vitesse ?
Épiphénomène ? Ce ne sont pas, dira-t-on, quelques vélos en libre-service et la reformulation numérisée du bon vieil auto-stop qui vont prendre la relève des réseaux lourds (souvent saturés) des systèmes de mass transit, et leurs équivalents numériques, ces immenses fermes de serveurs et autoroutes de l’information, nouveaux gloutons d’énergie électrique. « Small is beautiful  », peut-être, mais le big data est plus que jamais de la partie. En fait la contradiction est patente : les grands systèmes sont de plus en plus problématiques (difficiles à maintenir, à financer, à gérer, du fait de leur complexité et de l’intensité croissante de leurs flux) ; et les petits (circuits courts, services locaux, systèmes D, ou « jugaad  » [3]) ne sont pas à l’échelle du problème. Ce genre de contradiction est le signe qu’un changement profond de logique est en gestation.

Un nouveau regard sur la mobilité
La révolution paradigmatique, que notre époque insoutenable à beaucoup d’égards appelle, est de nature culturelle avant d’être technologique (mais la technologie fait partie de la culture). Elle implique un nouveau regard : un regard qui ne soit plus seulement celui des experts, spécialistes, décideurs ou créateurs, mais aussi celui des individus multiples et singuliers, ces utilisateurs devenus acteurs, « co-opérateurs », expérimentateurs, bricoleurs (voire hackeurs !) auxquels le numérique a donné de puissants moyens d’expression ; un regard qui ne soit plus seulement celui de la science classique, mais allie raisonnement logique et approche sensible et imaginative ; un regard capable de science avec conscience, mais aussi avec goût, avec sens.
Il ne s’agit évidemment pas de se défier de la science, mais au contraire de faire droit à ce qu’elle a de plus essentiel au-delà des connaissances déjà établies : la capacité de découvertes ou d’inventions qui étendent le champ du réel. Et c’est par ce côté que la science et l’art se touchent et s’épaulent. Le nouveau regard capable de réinventer la mobilité saura associer science et art en s’appuyant sur leurs caractères propres.

L’invention de la mobilité
La mobilité est une activité vitale, car elle constitue dans la société ouverte et mondialisée qui est la nôtre une condition indispensable de développement individuel et collectif. Mais son propre développement n’est pas sans risques ou retombées néfastes. C’est pourquoi elle fait l’objet de nombreux efforts d’innovation, tant pour en accroître les valeurs ajoutées que pour en réguler les effets négatifs. Nous ne sommes qu’au début d’une évolution : la mobilité est à inventer. Au sein de sociétés qui furent pendant des millénaires non point statiques, mais mobiles à petits pas, à bœuf ou à cheval, à la rame ou à voile, pour lesquelles tout voyage était une entreprise hasardeuse, plein de périls et d’inconnu, merveilleux ou inquiétant, la mobilité telle que nous l’entendons aujourd’hui, aisée, sûre, rapide, fréquente, quotidienne, merveilleusement banale, est encore une idée neuve. Et c’est pourquoi, bien que d’une pratique abondante, soutenue par des outils d’une puissance extraordinaire, cette « nouvelle mobilité » demeure relativement étrangère à un niveau culturel ou anthropologique profond. Nous continuons à croire (ou à faire semblant de croire) que les choses de la vie, les choses importantes ou signifiantes, se passent « quelque part » et « à l’arrêt », de façon « posée » et « postée » si l’on peut dire, en des lieux fixés que leur fonction et leur histoire dotent d’un sens fort. Nous continuons à croire que le transport entre l’un de ces vrais lieux et un autre n’est qu’une commodité (ou une pénibilité), en tout cas une parenthèse privée de véritable dignité anthropologique [4]. C’est aussi la raison pour laquelle, en dépit d’innovations nombreuses, nous n’avons pas encore inventé la nouvelle mobilité, ne l’avons pas encore inscrite (et circonscrite) dans un mode de vie (et de ville) qui lui donne toute sa place et son sens et ses limites. Nous sommes encore tributaires de modèles de pensée qui, tout en permettant l’innovation, empêchent l’émergence du vraiment neuf. La mobilité de demain ne se mesurera pas en kilomètres et en kilomètres/heure. Que sera-t-elle ? Le développement encore récent du virtuel, du numérique sous toutes ses formes, notamment celles des jeux vidéo et de la réalité augmentée (où l’on assiste en direct à la naissance des hybridations nouvelles), nous en donne un avant-goût.
L’invention de la mobilité suppose un puissant processus de conception innovante qui a seulement commencé. Il implique, parallèlement aux stratégies de développement de produits, de services et d’usages nouveaux, une expansion simultanée des connaissances et des imaginaires, un renouvellement des bases conceptuelles [5]. C’est à ce niveau que s’inscrit un travail de prospective, dont le but n’est pas de prédire l’avenir, mais de dégager le terrain des obstacles conceptuels qui le jonchent, et de le baliser en forgeant quelques nouveaux jalons théoriques et terminologiques. Cette tâche implique la plus large interdisciplinarité, et, parmi ces disciplines, l’art, qui est aussi une précieuse indiscipline [6]  !

Une autre prospective
La prospective ne consiste pas à prédire l’avenir — radieux ou catastrophique — dans les termes du présent (c’est-à-dire du passé), ni par conséquent à préconiser plus ou moins la même chose, mais à voir et à dire l’émergence de tout autre chose, moyennant l’élaboration d’un nouveau point de vue conceptuel, c’est-à-dire d’un langage. La prospective doit se risquer à formuler des paradigmes stimulants pour le futur qui incitent et invitent à une autre compréhension (de la mobilité). C’est ce que j’ai commencé à faire dans de précédents ouvrages [7] : décrire le passage d’un paradigme standard du transport à un paradigme nouveau qui est celui de la mobilité à proprement parler.
Le présent essai propose de faire quelques pas de plus. Il est fondé sur une intuition et un postulat : que l’usage, au moins métaphorique, du langage de l’art, ou pour le dire autrement, que l’adoption d’une perspective artistique, induise un décalage fécond pour une vision prospective enrichie de la mobilité. C’est ce que l’on pourrait appeler une démarche d’« art-prospective ». Le changement de paradigme nécessaire à une évolution heureuse de la mobilité humaine et urbaine n’est pas seulement une optimisation, ni même un amendement de sa rationalité. Il y va d’un nouvel imaginaire, d’une transformation culturelle au sens fort. C’est à cette condition que la nouvelle mobilité, en dépit de réductions quantitatives (kilométriques) ne sera pas vécue comme une contrainte, fût-elle éthiquement justifiée, voire valorisée par une évolution moralisatrice de nos mœurs, mais qu’au contraire cette mobilité plus frugale sera plus satisfaisante à tous égards, et donc plus désirable.

Pourquoi l’art ?
Parce qu’en lui s’exacerbent et se composent sans se neutraliser capacité critique et puissance formative. L’exigence de sens et… le sens du jeu.
L’art, le mot art l’invocation du « nom de l’art » [8] est une provocation à dépasser le cadre fonctionnaliste ou utilitariste dont l’apparent bon sens est trop souvent l’excuse d’un simple conformisme. Le « principe artiste  » [9], employé hors de ses domaines usuels (arts plastiques, arts vivants, musique, littérature, cinéma…) est porteur de vertus précieuses par temps de crise refondatrice. À l’heure où l’on vante les mérites du design biomimétique [10] ou des recherches « bio-inspirées », pourquoi ne pas faire appel à des approches « art-inspirées » ? Considérer la mobilité à la lumière de l’art (voire comme un art) aide à déborder du cadre classique du déplacement, du transport de masse ou de la circulation pure ; notamment en (ré)activant une série de dimensions occultées ou minorées — comme celles du sens et de la sensation, de la singularité et de l’expressivité. Nous reverrons ces questions dans la suite de l’ouvrage.
Mais aiguisons notre question : À quoi cela nous avance-t-il vraiment de faire intervenir la notion d’art (laquelle d’ailleurs ?) dans notre réflexion prospective sur la mobilité ? À la considérer avec plus d’attention, de curiosité, d’affection, d’impertinence ? À la traiter autrement que comme une simple utilité, un ustensile, une pure marchandise ? À lui accorder une épaisseur, une signification culturelle plus riche ? À la considérer avec à la fois plus d’inventivité et plus de profondeur ? À lui donner à la fois plus de sens et plus de légèreté ? À la traiter avec plus de gravité et plus de gratuité à la fois ?
À la faveur de ce questionnement, l’art, la notion de l’art, nous apparaît ainsi comme le principe de ce qui n’est pas unilatéral, toujours à la fois égocentré et universel, formel et émotionnel, actuel et intemporel, de l’ordre de la création et de celui de la réception, engagé et toujours libre. On pourrait rallonger la liste des couples notionnels, les Yin et les Yang. Mais ne perdons pas l’intuition initiale : qu’en invoquant le principe de l’art, il s’agit d’affirmer une approche « non unilatérale », au plan de la pensée comme à celui de l’action. Est-ce un principe trop général, trop simple (trop… unilatéral) pour capter le propre de l’art ?
À l’inverse, il pourrait sembler curieux de conférer spécialement — sinon exclusivement ! — à l’art la capacité de résister à ce que Herbert Marcuse nommait : L’Homme unidimensionnel. En tout cas, c’est bien la capacité d’augmentation des dimensions de l’espace humain [11] qui importe vitalement, et qui se trouve au cœur de la démarche prospective telle que nous l’entendons. C’est cette capacité « futurante » que nous demandons à l’art, au principe de l’art (à son principe actif) plutôt qu’au(x) domaine(s) de l’art. Enjeu d’autant plus vital que ce n’est pas seulement de mobilité au sens restreint qu’il s’agit. La question de la mobilité est celle de l’habitation humaine de la terre. L’enjeu est le renouvellement de la synthèse de résidence et de mouvement qui constitue l’habitation terrestre.

Ce que la « perspective artistique » nous aide à voir et à penser
On donnera plus loin une formulation plus précise de la notion de perspective artistique ou de « lecture artiste » à l’œuvre dans ce travail. Bornons-nous, dans ce propos introductif, à résumer quelques idées (sur la mobilité) qu’il aurait été plus difficile de penser — ou en tout cas d’exprimer — sans elle :
1 – Il y a une esthétique de la mobilité qui ne se confond pas avec celle du transport, laquelle a eu une expression riche et variée : locomotives de légende, voitures de rêve, impressionnants ouvrages d’art, avions aux lignes pures, navires pleins de noblesse, Harley-Davidson rutilantes…
L’esthétique de la mobilité comporte plusieurs aspects : L’esthésie, c’est-à-dire l’ensemble des sensations et perceptions qui font la richesse de l’expérience de la mobilité ; expérience sensible qui se prolonge dans un volet cognitif de la mobilité (bouger produit de la connaissance), et dans un volet affectif (bouger produit des émotions) ; voire en jugement de goût, exprimé par exemple en termes d’harmonie, d’élégance, de dissonance, etc.
2 – Les effets sensibles introduisent une notion élargie d’effets de la mobilité, par-delà ses effets géométriques, auxquels le paradigme du déplacement se limite. L’induction magnétique offre une bonne métaphore des effets d’un mouvement, dès lors qu’il se produit dans un champ plutôt que dans un cadre spatial inerte [12]. Il y a d’autres champs que magnétiques : des champs symboliques, sociaux, économiques, dans lesquels nos mobilités produisent (ou induisent) des effets.
3 – La mobilité est une action. Précisons cette notion par une analogie linguistique cette fois : on y parle de langage actif, ou d’« actes de langage », pour distinguer les usages dits performatifs des usages descriptifs. Lorsque, par exemple, un président dit : « La séance est ouverte », il ne décrit pas mais agit. Sa parole ouvre effectivement la séance. Le titre de l’ouvrage de John L. Austin [13], Quand dire, c’est faire, est un parfait résumé. On parlera alors d’une mobilité performative, dont la formule, calquée sur celle d’Austin, serait Quand bouger, c’est agir. L’induction magnétique est un bon exemple de « mouvement agissant », mais il y en a beaucoup d’autres. Cette conception de la mobilité comme action renvoie aux courants de recherche de l’action située et de la cognition située [14].
4 – À cette approche pragmatiste d’une mobilité située et agissante correspond la notion plus formelle d’une mobilité générale dans un espace multidimensionnel dont les composantes géométriques (xyzt) sont complétées par bien d’autres — imaginaires, sensibles, sociales, et géologiques, biologiques, écologiques, bref, culturelles et terrestres au sens large. Nous ne bougeons pas dans le vide, mais dans une substance géophysique et « géohumaine » riche — pour laquelle le concept d’environnement est trop pauvre [15].
5 – Tout cela suggère une notion d’économie de la mobilité distincte de l’économie des transports classique (fondée sur les gains de temps), à développer dans deux directions :
1) celle d’une économie de mouvements d’inspiration esthétique, pour laquelle un critère de qualité et d’élégance est l’obtention d’effets significatifs avec un minimum de moyens ;
2) une économie expansive de la mobilité, fondée sur l’observation que « bouger » produit plus et autre chose que du déplacement, constituant ainsi une création de valeur, par-delà la notion classique d’externalité.

Le sens de la mobilité et la ville
À nous de (re)trouver le sens de la mobilité. Non pas tel ou tel sens particulier, mais comme lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il a le sens de la vie (ou des affaires, de l’amitié, du rythme…) : une compréhension intuitive qui aide à agir ou réagir de façon sensée, spontanément adéquate. Avoir le sens de la mobilité, à titre individuel, et plus encore collectif et culturel, cela veut dire être capable de l’intégrer harmonieusement, de l’inscrire matériellement et mentalement dans un mode et dans un cadre de vie.
Ce cadre/mode de vie, contexte-et-facteur de développement, de régulation et d’intégration de la mobilité, peut être considéré sur deux échelles : l’échelle du « géo », de la terre et de notre existence terrienne, et celle de la ville, la vie urbaine. Mais qu’est-ce que la ville, aujourd’hui ? La vision ancienne d’un espace autarcique, séparé de la nature et protégé par ses murailles du reste du monde, n’est plus de mise. La ville, aujourd’hui, n’est-elle pas plutôt le milieu [16] de la mobilité ? Repenser la mobilité, c’est repenser la ville. La ville durable n’est pas plus la ville ralentie que la ville agitée, mais celle qui saura faire de la mobilité un art, un art vivant, savant et populaire à la fois. L’art d’une ville vivable et vivace !

P.-S.

En logo : Le chamane danse, peinture de Georges Amar, série "Dance painting".

Broché : 128 pages
Éditeur : FYP Éditions
Collection : Présence
Langue : français
EAN 13 : 978-2-36405-116-4

Notes

[1. Ou, selon les mots de l’architecte-urbaniste David Mangin, « une ville passante ». Cf. Ariella Masboungi et al., La Ville passante : David Mangin, Grand Prix de l’urbanisme 2008, Éd. Parenthèses, 2008.

[2. Comme en témoigne le nom même d’un opérateur de ce secteur : BlaBlaCar.

[3. Terme indien à la mode ces temps-ci, « jugaad » désigne l’ingéniosité, la débrouille, faire avec les moyens du bord…, et suggère que l’innovation efficace peut venir d’ailleurs que des sphères riches et high-tech.

[4. Un « non-lieu », selon l’expression de Marc Augé. Cf. Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éd. du Seuil, 1992.

[5. Ces notions et réflexions font directement écho au corpus théorique et méthodologique développé à l’École nationale supérieure des mines de Paris (Mines ParisTech), par l’équipe du CGS et de la chaire TMCI (Théorie et méthode de la conception innovante), sous la direction de Armand Hatchuel, Benoît Weil, Pascal Le Masson et Blanche Segrestin. Cf. Pascal Le Masson et al., Les Processus d’innovation : conception innovante et croissance des entreprises, Lavoisier, 2006.

[6. Je tiens ce substantif, « indiscipline », de Laurent Loty. Voir son ouvrage Esprit de Diderot : choix de citations, Hermann, 2013.

[7. Notamment Homo mobilis : le nouvel âge de la mobilité, FYP Éditions, 2010.

[8. Selon l’expression de Thierry de Duve, Au nom de l’art : pour une archéologie de la modernité, Éditions de Minuit, 1989.

[9. Maud Le Floch, directrice du pôle de recherche et d’expérimentation sur les arts et la ville (Polau), parle quant à elle de « logiciel artiste ».

[10. Exemple classique : le « bec » du Shinkansen (TGV japonais) s’inspire directement de celui du martin-pêcheur.

[11. Le dernier chapitre du livre de Hannah Arendt, La Crise de la culture : huit exercices de pensée politique, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989 s’intitule « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme ». Sans adopter toutes ses réticences à l’égard de la science, j’apprécie son questionnement et sa formulation : qu’est-ce qui augmente ou réduit la « dimension » de l’homme ?

[12. Il suffit de mouvoir un fil, ou mieux une bobine de fil de cuivre dans un champ magnétique pour y faire naître un courant électrique.

[13. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Éd. du Seuil, 1970 (éd. originale : 1962).

[14. Ce courant, initié notamment par Lucy Suchman, 1987, est au carrefour de la sociologie de l’action, des sciences de la cognition, de l’anthropologie.

[15. Pour appréhender la richesse du géocontexte de l’existence humaine, il faut se référer aux formes les plus riches de la géographie (géographie humaine, géographie sensible, etc.) et surtout de la « géopoétique », cette transdiscipline fondée par le poète et penseur Kenneth White.

[16. On pourrait dire, à la façon de Gilbert Simondon, que la ville est le « milieu associé » de la mobilité. Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1re éd. 1958), Aubier, 2012.

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