À propos de23 panoramas de fréquences
Image sonores urbaines et péri-urbaines
de Lyon à Saint-Étienne
comme autant de compositions concrètes de Emmanuel Holterbach
☆
Je reste en plein air à cause de l’animal, du végétal,
du minéral qui sont en moi.
Henri-David Thoreau
Journal
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23 PANORAMAS DE FRÉQUENCES
1.
Marcher, méditer, écouter — prendre son temps. C’est en se courbant jusqu’au sol, au contact de la terre, afin d’en observer au plus près les complexités (sable, roches, galets) tout comme ce fourmillement incessant dans les herbes, les racines, mais aussi l’humide, les poussières ou toutes autres fertilités que le philosophe et poète Henri-David Thoreau jouissait du monde avec l’avidité d’un chasseur.
Il existe plusieurs types de chasseurs.
Celui qui, lorsque sa proie aura été croisée au blanc de l’œil n’aura cesse de la traquer jusqu’à s’en repaître en une terrible scène de dévoration.
Cet autre, qui nous intéresse ici, considère le monde non plus comme un terrain d’où il s’agirait de soutirer puis épingler sa collection de prises (et ce, quand bien même nous avons à faire, avec ces 23 panoramas de fréquences, à un grand tableau multipliant autant d’espèces, de couleurs, d’ailes poudreuses aux élytres translucides, de râles souterrains liés à l’empire de la nuit ou encore à ces magnifiques bruits blanchis comme autant d’espaces infinis) mais plutôt affirme son existence au présent, considérant le dehors — le grand dehors — comme cette chance d’un face à face véritable.
Le lieu de l’étrange, du mystère, et certainement beaucoup plus que cela.
Une jouissance.
Un espace actif et ouvert qu’il arpente, à la poursuite de sa nécessité d’être — pleinement.
Nécessité habile, efficace tout autant que généreuse.
Un enthousiasme.
Et, de là, en tant que compositeur, il nous montre qu’au sein de la complexité ramifiée du monde de l’audible frayent également des lignes simples — lignes subtiles, presqu’invisibles, inaudibles, qu’il s’agit pourquoi pas de saisir, de capter, alors même que nous découvrons, grâce à son attention et à son écoute précise, que la beauté est partout, parfois même qu’elle nous cerne, jusqu’à la nausée. Je pense ici, naturellement, à cette nausée qui est le signe de la croisée des sens, je pense à l’intense, plus précisément encore : à la fertilité.
Henri-David Thoreau notait dans son Journal que « le silence a des profondeurs et une fécondité qui varient comme celle du sol. » [1]
Et aussi :
« Nous n’avons que des visions partielles et brèves de la beauté du monde. Si nous nous plaçons à l’angle qui convient, nous verrons les couleurs de l’arc-en-ciel dans la glace incolore. » [2]
Emmanuel Holterbach se situe dans une telle lignée.
Et il nous ouvre à son tour les carnets de sa poétique personnelle — une géopoétique ? — avec en main les incroyables stylets d’une écriture (avec les sons eux-mêmes) que sont le microphone, l’enregistreur et bien sûr, au final, le haut-parleur.
Une poétique prend corps lorsque l’artiste trouve l’équilibre entre l’intuition juste et cet espèce de langage qu’il se forge patiemment, précisément, jusqu’à ce que celui-ci devienne le vecteur d’une véritable compréhension du monde — de son monde.
Avec ses 23 panoramas de fréquences, Emmanuel Holterbach, en tant que chasseur, s’approche à pas de loups jusqu’à l’intime du réel. Il le saisit, le compose, le déforme, le digère. Il le comprend.
Et n’est-ce pas pour mieux nous affirmer que l’existence est excessivement riche, qu’elle mérite d’être vécue à la hauteur de l’interprétation que chacun en propose et ce, lorsqu’il s’agit de tout faire pour accroître notre densité de vie ?
Henri-David Thoreau encore :
« L’homme n’est que le point où je suis placé, et, de là, la vue est infinie. » [3]
&
2.
Emmanuel Holterbach, en nous offrant ses 23 panoramas de fréquences, révèle à contre sens nos habitudes auditives qui souvent somnolent et se complaisent en des régions calibrées. Avec ces enregistrements, véritables tournages sonores [4] agencés et combinés en une collection à la rigueur presque scientifique, nous voici aux portes d‘un nouveau réel, incroyablement composé et étagé, agrandis, savamment désigné en son ouverture et jamais, dès notre première écoute, nous aurions pensé en avoir autant été éloigné.
Est-ce à dire que notre vie auditive quotidienne et routinière nous aura masqué à ce point le pouls du monde ?
Est-il possible qu’une cartographie imposée nous ait caché de tel fleuves où semblent être charriées de gigantesques scories à l’allure fantastique ?
Avons-nous été rendus sourds par la volumineuse machinerie contemporaine, griffant définitivement nos sensations au point d’en abolir les singularités évidentes — comme s’il était impossible d’échapper à l’homme et ses productions mécaniques qui, pourtant, ici, par la main artiste du compositeur, se transmuent en de véritables véhicules poétiques ?
Grand marcheur, aurais-je malgré tout l’esprit embrouillé et sourd ? Aurais-je oublié que pour apprécier le monde il ne s’agit pas, uniquement, d’aller à l’objet, mais tout autant de le laisser venir à moi ?
« Tandis que j’arpentais, l’autre jour, j’ai entendu derrière la maison un écho remarquable. […/…] Je m’étonne que le voyageur ne parle pas plus souvent des échos remarquables, lui qui observe tant de choses. Il est bien qu’il y ait dans la Nature quelque dédoublement de ce genre, car si nous n’avions que les voix habituelles à entendre, quelle pauvreté ! L’échos dépend-il des saisons ? » [5]
Une lecture poétique du monde se doit d’être complexe.
En cela, elle reçèle des caches.
Sous une impeccable limpidité, à l’écoute de ces 23 panoramas de fréquences, si ce n’est parfois un diable qui se love en ces paysages acoustiques, il semble évident, cependant, que le compositeur qui a su se retirer habilement et délicatement des phénomènes sonores qu’il nous propose (n’était-il pas là, pourtant, lors de l’exploration, lors de la mise en œuvre de telles sondes pour le son ?) lance dans notre camp les règles d’un jeu nouveau : — Je pensais y voir clair mais voici que je n’étais qu’un aveugle !
À moi, désormais, de m’ouvrir. À moi de me pencher jusqu’à la racine des phénomènes en profitant, bien sur, de cette nouvelle santé qui m’a été insufflée.
À moi d’arpenter nouvellement le vivant qui m’entoure.
À moi de vivre autrement pour faire honneur à cette subtile et plus que sensible lecture du dehors.
Après l’écoute de ces 23 panoramas de fréquences, un écart immense semble désormais exister entre ce que je croyais connaître des sons du monde et ce qu’il m’est donné à entendre, à ce point où, en suivant encore Henri-David Thoreau, je pourrais dire, chaque jour — lorsque chaque jour est un jour nouveau — que je ne suis pas encore né.
« Le chant des grillons, à l’aube, à la fin de ces premières nuits étouffantes, semble le rêve de la terre qui se continue à la lumière du jour. » [6]
Lionel Marchetti