Avant même d’aborder le contenu et la teneur du volume, deux caractéristiques de ce texte en vers libres très courts sautent aux yeux du lecteur : la première l’apparente à une longue tradition musicale, à savoir une exubérance d’allitérations et d’assonances à la rime ou à l’intérieur du vers, sans effet d’artificialité, d’une grande beauté, jointe à un rythme très net d’alternance entre syllabes courtes et longues sans non plus d’artificialité. Comme si l’ouïe venait renforcer la volonté de rendre plus concrets les traits de paysages précis, nommés mais échappant à une représentation visuelle directe : « aujourd’hui les Red Hills / sont léchées par la brume / le long du loch Slapin / » (on notera aussi ici comme ailleurs l’emprunt au vocabulaire animé pour dire la non séparation d’avec le minéral). La deuxième caractéristique verbale est une grande diversité lexicale où se mêlent termes rares voire techniques, souvent d’origine scientifique liés aux paysages terrestres, marins et aériens qui sont le cadre et le sujet des trois parties du volume, à savoir l’aire d’une mer multiplement poissonneuse avec ses vagues et ses roches que survolent les multiples oiseaux qui complètent un cosmos dynamique.
La première partie porte les pas du marcheur et du lecteur sur plusieurs Hébrides, imaginant la vie des « êtres rudes », Vikings qui ont pu s’élancer sur ce même océan.
Les couleurs sont rares et discrètes, plus fréquent le mouvement lent des roches déchiquetées par la brise et les glaciers, du vent sur le machair courbant toutes les fleurs sauvages, des ruisseaux et bien sûr celui des oiseaux …et des lapins. « Le bleu du ciel/miroite sur le sable/ et l’ombre des nuages / file à grande vitesse ». Le lecteur découvre avec le marcheur ce monde qui s’ébroue, ce paysage qui respire.
Le second mouvement, scherzo, plus court mais plus agité, est formé de la visite d’un lieu, Vatnajökull, le plus grand glacier d’Europe, situé en Islande et localisé en exergue par sa latitude et sa longitude, et présenté d’entrée comme « Mille mètres de glace étendus sur dix volcans », « noces/ de la glace et des cendres » …A cette géologie bouleversée, répondent des couleurs violentes, particulièrement les bleus, et toute une langue toponymique et technique elle-même inhabituelle jusque dans la graphie et dans les sonorités, tout un vocabulaire vernaculaire rêche pour « donner voix aux saisissements », où les éléments eux-mêmes s’agressent, s’érodent. « De leur poids les glaciers/ accablent les volcans » Mais la vie se manifeste, violente : » (les eaux froides / accueillent/ les eaux glaciales/ la pêche est bonne pour les/ becs et les mâchoires) ».
La troisième partie, éponyme, « Planktos », est de loin la plus ambitieuse dans son propos ; elle délaisse le seul champ géographique et géologique marin pour s’aventurer sur le sol plus abstrait de considérations mentales et reconstituer un monde « chaoticiste » qui va du monstrueux « Rorqual bleu » à l’infinitésimal plancton source de toute vie. Mais elle revient de manière toujours concrète, illustrée d’exemples, sans conclusion autre qu’une certaine évidence non évidence joyeuse, sur la relation entre la chose et les mots, entre tous ces habitants du monde marin et aérien qui sont le souci de la géopoétique dans leur dénomination multiple mais non identique. Une goélette de pêcheurs, au début du poème, quitte « le port de Husavik / ce matin d’août / mil-neuf-cent-vingt-et-sept » — et à la fin, un navire d’exploration scientifique « quitte la baie de Baffin /en l’été deux-mille-quatorze / et s’engage / dans le passage du Nord-Ouest ».
A bord de ces bateaux, le lecteur aura accompli un périple océanique par la baie de Biscaye et les divers océans où rôdent les baleines mais surtout un périple culturel à travers Pline l’Ancien, Hésiode, Homère, Héraclite, Platon et Aristote et même Cézanne et Hokusai, aussi incidemment par plusieurs épistémologues post-quantiques et… d’Arcy Thompson, pour s’engager en fin de volume sans plus de précision dans « l’inconnu du monde aval ».
De même que de la baleine monstrueuse on passe à l’infinitésimal krill par toutes dimensions de poissons nommés joyeusement, du plancton on passe à Planck voire au moins sur le plan sonore à Platon. On aura aussi croisé (non nommé) Einstein dont les théories cosmiques se prêtent à une analogie ludique — « suivons Planck ! » — par des mesures en longueur, en masse et en temps de Plancton. Mais là, « il est prévu/ qu’on tique/ devant telle poétique // l’objectif /ô lecteur /ô mon homothétie ! / est que tu planques / ton arbitraire qui te place/ en plein centre// pour juger le plancton ». Platon, nominé pour son Cratyle et ses théories sur l’innéité ou le conventionnalisme du langage, se voit ostracisé pour sa métaphysique et son idéalisme, car « la gent planctonique / est un sacré foutoir/ un beau système / chaotique ». Avec « - un salut / à Melville/ nous plongeons / plus loin encore/ et noyons la métaphysique / dans les masses mouvantes et panocéaniques ». Et à nouveau plus loin : « de Platon au plancton / passons gaiement / de la métaphysique /à nos métazoaires ». Car « le chaman [qui] / veille sur la mer (…) s’assure que la tribu / a son monde/ dans le seul monde » d’un « océan planétaire/ en constant mouvement ».
Joyce voulait « sortir du cauchemar de l’histoire » finalement en créant un nouveau langage à partir du démembrement de l’actuel. Kenneth White, qui signe une belle postface, considère que la nouvelle poétique ne doit privilégier « ni le moi, ni le mot, mais le monde ». Pour Régis Poulet notre monde peut être revivifié aussi par une prise de conscience de l’immense stock, aussi fourmillant que l’univers des mers, de vocables à notre disposition, de mots précisément liés à cet univers physique de plus en plus délaissé par notre culture citadine matérialiste. Il éprouve une joie à citer tous ces oiseaux, tous ces habitants des mers sans s’embarrasser d’un « savoir livresque » qui veut imposer la pensée au vécu. Comme le réel qu’il explore, son livre est d’un abord parfois difficile et demande qu’on y revienne et s’y attarde ; même alors tout le savoir qu’il aura utilisé ne nous sera pas ouvert (à commencer par le « tu es cela aussi » qui en quelques mots nous ouvre sans s’y arrêter l’immense réserve du savoir asiatique). Rimbaud avait pressenti douloureusement que « je est un autre » ; Planktos est une réponse possible à cette énigme, à ce « koan », en tout cas une ouverture dynamique et joyeuse propre au nomadisme intellectuel et à la géopoétique.
[Lire des extraits des trois poèmes du recueil.]