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Sur Zahhâk, le roi serpent de Vladimir Medvedev 

mercredi 29 avril 2020, par Françoise Genevray

Zahhâk, le roi serpent  : d’où vient ce titre qui semble annoncer un conte oriental ? Du Livre des Rois (Shâh Nâmeh), classique majeur de la littérature persane. Dans ce poème épique, composé par Ferdowsi au Xe siècle de notre ère, Zahhâk désigne un tyran sanguinaire portant autour du cou deux énormes serpents qu’il nourrit de cerveaux humains : tel est en effet le modèle dont s’inspire l’un des protagonistes de Zahhok (2017), roman de Vladimir Medvedev. La seconde partie du titre français évoque donc le mythe sous-jacent. Cependant Zahhâk, le roi serpent relève avant tout des usages du roman historique : une trame fictive place des personnages inventés (Véra, Andreï, Oleg, etc.) dans un contexte spatio-temporel authentique : Sangak Safarov et Faïzali Sayidov, meneurs politiques, de même qu’Alioch le Bossu, baron de la drogue, ont existé. L’ensemble a pour toile de fond la guerre civile (1992-1997) qui endeuilla la république ex-soviétique du Tadjikistan peu après son accès à l’indépendance. On croise même le nom de l’actuel président du Conseil des ministres, Enomali Charifovitch Rahmonov, devenu Enomali Rahmon après la dérussification de l’onomastique.

L’action se déroule pour l’essentiel dans le district de Darvoz, extrémité nord-ouest du Badakhchan, lui-même province orientale de cette république enclavée entre le Kirghizistan, l’Ouzbekistan, l’Afghanistan et la Chine, et dominée par les très hauts sommets du Pamir. Terre pauvre, climat rude. Pâturages d’altitude, champs à épierrer, défilés rocheux, gorges, torrents, villages qui sentent la fumée et le fumier. Nous ne sommes pas dans l’Orient caucasien de Tolstoï, encore empreint de ce romantisme auquel Olénine finit du reste par renoncer (Les Cosaques, 1863). Le pays dépeint par V. Medvedev n’a rien qui puisse exalter ou séduire des Russes comme l’ancien officier Davron, qui a fait « l’Afgha » (la guerre d’Afghanistan) et pour qui montagne signifie : danger (p. 358), ou comme Zorina qui, dans le soleil embrasant les sommets, voit surtout un insolent défi à sa peine (p. 401). L’admiration du héros tolstoïen pour la majesté des paysages et pour la simplicité « naturelle » des villageois n’est décidément pas de mise : Medvedev montre les habitants du Darvoz contraints à une lutte âpre et parfois désespérée pour leur survie. Ayant perdu le soutien de l’infrastructure soviétique, ils se retrouvent à la merci des seigneurs du cru. Ceux-ci ont jadis résisté à l’émir de Boukhara, puis au pouvoir des soviets en prolongeant l’insurrection des basmatchis (1916-1934) auxquels s’intéresse le personnage d’Oleg dans ses recherches. Hélas, pense-t-il, l’histoire se répète : « les paysans se moquent bien de savoir quel pouvoir arrive et quel pouvoir s’en va. Ce qui compte, c’est que le nouveau les opprime moins que l’ancien et qu’il se mêle moins de leurs affaires […] Le Darvoz n’a pu être vaincu et annexé à l’émirat de Boukhara qu’au prix d’une mer de sang versée durant le dernier quart du dix-neuvième siècle […] les princes locaux défendaient leur domination et, en même temps qu’ils s’opposaient aux bolcheviks, il n’était pas rare qu’ils se battent entre eux. Cette situation se rejoue aujourd’hui dans les moindres détails » (p. 282). Journaliste venu de Moscou, Oleg ressemble à l’auteur : leurs biographies respectives les rapprochent (« le Tadjikistan, c’est mon pays et la Russie, ma patrie », p. 117) et il a lui aussi interviewé Sangak Safarov [1]. Son diagnostic paraît donc refléter celui de Medvedev sur la guerre « qu’on dit civile mais qui est en réalité une guerre intestine entre princes locaux ». La région autonome du Haut-Badakhchan a depuis retrouvé la paix, mais rien n’assure qu’elle soit à l’abri des mouvements de fond qui parcourent l’Asie centrale. Même si le pouvoir actuel se veut stable : installé à sa tête depuis vingt-huit ans, Enomali Rahmon prépare aujourd’hui le Tadjikistan à une succession familiale en la personne de son fils…

Revenons de l’Histoire à la matière romanesque. L’être odieux qui fait mine de réincarner le légendaire Zahhâk se nomme Zouhourcho Khouchkhadamov. Il aime se mettre en scène et parade vêtu d’un treillis, avec un python en guise d’écharpe et des repris de justice comme gardes du corps. Naguère modeste cadre du Parti communiste, le « camarade » Zouhour s’est taillé un fief mafieux parmi les kichlaks des montagnes, où il règne par la terreur sur une population captive de l’isolement et de la pauvreté. Ce parvenu immature et cruel a beau prendre des airs de grand seigneur, il obéit à des pulsions primaires - cupidité, vanité, volonté de puissance. Sous couleur d’aide humanitaire, il achète la soumission des paysans en distribuant de la farine et du sucre. Mais il a pour s’enrichir un plan qu’il exécute à leurs dépens : prendre leurs terres ou les contraindre à cultiver du pavot (tellement lucratif) plutôt que les céréales nécessaires à la subsistance. Zouhour est le méchant, l’oppresseur, le mal personnifié sans grandeur : un médiocre, mais comment résister aux intimidations et à la violence ? Le mal s’impose à travers lui par la force brutale exercée contre les individus, mais c’est aussi un toxique insidieux, le poison qui corrompt une communauté, ce village de Talkhak dont son entreprise sape les fondements matériels et moraux. Le respect des anciens, le sens du bien commun et celui de la dignité humaine peuvent-ils subsister au sein d’une population quand les bases matérielles de son existence sont détruites ?

Sept personnages prennent tour à tour la parole pour livrer leurs sentiments et leur vision des choses. Cette structure chorale fait varier le tempo et le ton du récit, chaque narrateur s’exprimant à sa façon : la traduction d’Emma Lavigne restitue la diversité des styles personnels et des niveaux de langue, qui va du parler grossier des soldats à celui, cultivé, parfois solennel, du cheikh soufi Vahhob. La traductrice affronte là plusieurs difficultés. La syntaxe des phrases dialoguées est souvent elliptique dans l’original : faut-il les restituer telles quelles ou faciliter leur lecture en les explicitant quelque peu ? Le lexique regorge de mots et de tours soit familiers, soit très relâchés, soit carrément argotiques, pour lesquels il n’y a pas toujours de strict équivalent en français. Où trouver, par exemple, l’homologue de la « gentille petite guerre » (voinouchka) dont parle Andreï, quand le suffixe diminutif, d’ordinaire affectueux, marque plutôt chez lui l’habitude intime d’une guerre sans fin ? Le texte véhicule aussi des dictons tadjiks, des poèmes et récits populaires recueillis par l’auteur dans ses enquêtes de terrain. L’accès à ce patrimoine oral lui a été donné en tadjik, puis traduit en russe et nous parvient en français : double filtrage, double déperdition si l’on estime avec lui qu’ « aucune traduction ne saurait rendre la saveur et le suc de la langue populaire tadjike » (Postface). Mais ce handicap structurel n’entrave pas la lecture et n’empêche nullement qu’il reste beaucoup à découvrir au fil des pages.

V. Medvedev a longtemps vécu au Tadjikistan, comme enseignant puis comme journaliste. Il donne à voir la fragilité d’un pays où le morcellement ethnique prévaut sur le sentiment national ; il montre l’emprise de la criminalité sur les structures sociales et politiques mises à nu par la fin de l’ordre soviétique ; il rapporte les usages pérennes des villageois dans leur vie quotidienne - formules de civilité, traditions culinaires, coutumes matrimoniales et funéraires. Maints détails d’abord inaperçus sortent de l’ombre lors d’une seconde lecture qui enrichit encore le tableau. Ce matériau historique et ethnographique n’est pourtant pas donné pour lui-même ni plaqué sur l’intrigue. Il s’intègre à une construction soignée qui relance régulièrement la dynamique du récit et qui sait entretenir l’intérêt pour le devenir des protagonistes : Zarina et son jumeau Andreï échapperont-ils aux pièges qui les menacent ? En quoi consiste au juste la mission équivoque de Davron ? Pourra-t-on se défaire de Zouhour ? Du plan pratique au plan moral, une question restée implicite s’impose au lecteur : y a-t-il un héros, au sens noble du terme, parmi ces figures ? Serait-ce Davron, avec son sens de l’ordre et du devoir ? L’oncle Djoroub, conscience à vif mais impuissante devant la force ? Ou Karim, le paysan un peu simplet dont on taira ici le coup d’éclat ? Zouhour excepté, qui du reste ne fait pas partie des sept narrateurs, les personnages sont dotés d’une complexité attachante. L’auteur les laisse parler et agir sous nos yeux sans les juger, sans délivrer de discours édifiant. De leur monde intérieur émergent alors des mots qui les gravent dans le souvenir. Ainsi de Djoroub, divisé contre lui-même : « Moi aussi, j’aurais voulu maudire Dieu, le destin et accuser tout le monde autour de moi, mais je prenais sur moi, j’endurais patiemment la souffrance, car la patience est le pâle flambeau qui éclaire nos vies » (p. 476) ; « il aurait été indigne de laisser Chokir mourir seul. Il fallait qu’au moment de sa mort se trouve au moins une âme compatissante. Mon esprit haïssait Pois Cassé [sobriquet de Chokir], mais mon cœur compatissait » (p. 497).

La brève présentation de l’original en volume [2] attire l’attention sur un élément spécifique : la situation des Russes restés au Tadjikistan depuis son indépendance. Elle s’incarne dans le sort du couple mixte formé en ville par le tadjik Oumar (chirurgien) et Véra, son épouse russe (institutrice). Le premier meurt assassiné au début du récit et Véra se réfugie avec leurs deux enfants (Andreï, Zarina) dans un village reculé où la famille d’Oumar leur offre une relative protection, moyennant une coexistence difficile. Selon cette même notice éditoriale, le roman fait vivre « l’univers exotique et terrible de l’Asie centrale », or les deux épithètes sont discutables. « Terrible » (ou pour traduire strashnyj  : effrayant, redoutable, horrible, affreux, épouvantable) ? À ce mot on objectera une réplique tirée du livre : « Rappelle-toi la guerre civile en Russie [...] Il n’y a pas eu moins d’atrocité, peut-être même qu’il y en a eu plus » (p. 119). « Exotique » ? Pas vraiment : malgré l’abondance des termes locaux, qu’un glossaire réunit dans la version française, Medvedev ne mise pas sur la magie du dépaysement pour séduire son lecteur et donne à ses personnages une profondeur qui, sous la façade étrangère, touche à l’universel. La dimension épique de Zahhâk, le roi serpent trouve d’ailleurs des échos surprenants dans la littérature et les mythes des mondes grec et biblique. Karim la Courge se sert d’une fronde pour abattre Zouhour, tel David contre Goliath. Quand il promène (ou plutôt trimbale abîmée dans un sac) la tête coupée de sa victime, on pense à Persée brandissant celle de Méduse, à Judith celle d’Holopherne. On se croirait par moments dans l’Iliade  : les palabres alternent avec les actes violents ; des rivalités empoisonnent l’atmosphère, comme entre Achille et Agamemnon ; geignard et râleur, Chokir est un autre Thersite qu’un puissant fait rentrer dans le rang. V. Medvedev n’a sans doute pas prémédité ces résonances interculturelles. Toujours est-il que ce roman captivant fait valoir le russe à la fois comme langue de création littéraire et comme langue de transmission, servant ici de relais entre l’Asie centrale et l’Europe. Ses nombreux atouts s’ajoutent à la qualité de la traduction française, qui lui vaut de figurer parmi les cinq finalistes du quatorzième Prix Russophonie [3].

P.-S.

Vladimir Medvedev, Zahhâk, le roi serpent, traduit du russe par Emma Lavigne, Noir sur Blanc, 2019

Notes

[1« Pays » traduit rodina (lieu où je suis né, du verbe rodit’), « patrie » traduit otrochestvo. V. Medvedev a publié en 1993 dans la revue Droujba narodov une longue interview de Sangak Safarov, « La saga de Bâbâ Sangak, guerrier », dont il utilise des extraits dans le roman (p. 283-286) : cf. le compte rendu de Stéphane Dudoignon, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 16, 1996, p. 393-400.

[2Zahhok, Moscou, Arsis Books, 2017.

[3Décerné à Paris le 8 février 2020.

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