Nous sommes tous pétris de contra(di)ctions, Yann.
Et la réconciliation avec nous-même est peut-être une quête résolue à la fin.
Tumulte ! Tumultueuse vie ! Tumulte du conflit, que tu cherchais, et dont tu louais le pouvoir maïeutique, il accouchait d’un changement disais-tu, changer soi-même pour changer, un tant soit peu, le monde.
Yann ! Imposant personnage que beaucoup admiraient.
Bon vivant, force de la nature, souvent convaincu d’avoir raison, aimant d’ailleurs donner des leçons et affirmer ses convictions, mais cherchant tout de même la polémique...
Professeur passionné et convaincu, tu auras marqué plus d’un élève, et plus d’un cinéaste ! … Plus d’une personne aussi.
Sensible aux idées (notamment politique), tu as eu des convictions !
Violé par l’autorité nationale, depuis ton prénom breton, ta langue maternelle, jusqu’à tes obligations militaires d’homme. Marqué par l’expérience d’une guerre que tu cherchais à fuir, et que tu as vécue de plein fouet, tu t’es définitivement rebellé !
Yann ! Pas Jean ! Yann ! Rebel à l’autorité imposée, l’autorité paternelle, l’autorité nationale, l’autorité impérialiste !
Empreint des idéologies libertaires de ton temps, tu as choisi de servir leur cause, avec l’art qui était le tien : L’art du cinéma, l’art de l’image, l’art de la provocation, l’art du militantisme, l’art de la désobéissance, l’art de la colère, l’art du témoignage.
Yann jumeau ! Caméra au poing, toujours secondé d’une femme aimée, une « âme soeur », toujours dans un rapport « dialectique » comme tu dis, sauf peut-être pour ton dernier film, Heligonka, sur ton frère Patrick, sur sa péniche lui aussi.
Yann, jumeau !
Tes films ont des tripes, ils parlent de toi, de tes expériences personnelles et intimes, ils parlent du monde qui t’entoure directement, tout en ayant un discours de portée bien plus large, politique, historique, idéologique.
Et ils ont pour point commun de parler d’un conflit, d’un combat. Yann marxiste.
A ton retour de la guerre d’Algérie. Reprenant la barre de ta vie en main, cherchant à réparer ce passé qui te hante, tu prends la caméra, accompagné par Olga, que tu épouses en 58, la mère de Vlado avec qui tu as eu les jumeaux, Stéphane et Gurwann, et Yunna. Vous donnez la parole aux enfants algériens témoins de la barbarie [1], à laquelle avec des milliers d’autres, tu as été soumis.
A travers leur récit et leur dessins de scènes de guerre, leur visage et leur regard qui s’imprime dans le nôtre, tu dénonces avec une violence intense l’injustice de la guerre. Tu parles au cœur de l’homme.
Rébellion !
Tu dénonces la fraude électorale de Michel Debré à l’île de la Réunion en 1963, ce nostalgique de l’Algérie française craignant l’indépendantisme des autres colonies.
Rébellion !
Amoureux de la liberté, de l’indépendance, sensible à la beauté et aux plaisirs de la chair, tu auras refusé de la fidélité et du coup l’engagement marital et paternel.
Rébellion !
Tu filmes une réunion des femmes du FLN après leur sortie de prison, elles y expriment leur rêve d’une nouvelle Algérie, dont celui de l’égalité des femmes, après avoir combattu, comme les hommes, fusils aux mains. Le film développé disparait du laboratoire. Tu le retrouves chez toi, au bateau, il y a quelques années à peine, sans bande son. Tu avais l’envie de reconstituer les dialogues, en demandant à des sourds et muets de retranscrire les paroles. Et de retrouver ces femmes, de leur montrer le film, et filmer leur réaction, savoir où elles en sont aujourd’hui par rapport à leur lutte. Chose à faire donc !
Arrivé au Japon en suivant une femme, sociologue, dont tu es amoureux. Tu témoignes, travers le prisme de ton analyse marxiste, des conflits entre les paysans et l’industrie. Et à travers le prisme de Bénie, de la culture et des traditions japonaises. Vous vivez au Japon ensemble, mettant au monde Kashima Paradise.
Tu travailles sur des films engagés, combatifs, dérangeants… Provocateurs !
Puis tu filmes une autre histoire amoureuse, et un autre combat, en filmant la micro-société du MLAC [2], auquel ta soeur Annaïg participe, avec Yves, Domi, les cochonniers. Quel Don Juan Cinéaste fais-tu !
Capitaine du Nistader, à la tête du « Ne comptes que sur toi-même ! ».
Maître à bord de ton propre navire, aimant à dévorer goulûment les nourritures terrestres.
Tu as posé l’encre, tu t’es amarré à un quai, à une femme qui t’accompagne encore aujourd’hui.
Catie, Ta « compagne » comme tu aimais dire. Ton amie, ton adversaire, ton amante, ta confidente, ta bienveillante.
Celle qui a mordu à l’hameçon, et qui a décidé de rester à bord du chalut.
Celle avec qui tu as vu grandir Mathilde.
Celle qui n’a pas fui dans tes folles tempêtes et t’a supporté jusque dans ton dernier grand combat !
Tu as toujours su mieux exprimer tes idées que tes émotions, aujourd’hui nous sommes tous réunis pour exprimer les nôtres. Adieu Capitaine !
C’est à bord de Nistader, son bâtiment fluvial, que Yann Le Masson auprès de son épouse Caty Aubry-Le Masson et de leur fille Mathilde a quitté la vie, après qu’il ait dépassé sa quatre-vingtième année, le 20 janvier 2012. Bien que demeurant sur son bateau ancré depuis près d’une décennie en quai de ligne au bout du chemin des canotiers, dans l’île de la Barthelasse, où il résidait avec sa compagne, il était malade et depuis trois ans éprouvait des difficultés à bord, ce qui ne l’empêchait pas de rester professionnellement actif et de se déplacer pour honorer les invitations qui lui étaient faites dans le cadre des événements sur le documentaire et pour des ateliers d’enseignement. Ces versets ont été écrits et lus par Salomé Aubry lors de la cérémonie d’incinération au crématorium d’Avignon le 24 janvier 2012 ; leur publication est avec l’accord et sous le copyright de son auteure. Remerciements.
N.B. Dans le premier verset, Salomé a retranscrit « contractions » (à cause de la vertu maïeutique prêtée par Yann Le Masson au conflit, et de son film Regarde, elle a les yeux grand ouverts, où sa caméra filme de près un accouchement). Mais lors de la cérémonie elle a lu : « contradictions ». D’où l’orthographie indicative adoptée ici : « contra(di)ctions » — car les deux mots valent autant pour la maïeutique.
— Le portrait de Yann Le Masson en logo est un recadrage d’une photo © RV Dols, en 2011.
— En logo de survol, le Rhône un jour de rencontre des « pénichards » d’Avignon, est un fragment extrait du reportage photographique Petite fête sur le Rhône, à l’occasion de la galette des rois en janvier 2006
(voir en post-scriptum).