En finir avec l’éducation carcérale et la castration du désir
Hier encore instillé dès la petite enfance, le sentiment de la faute élevait autour de chacun la plus sûre des prisons, celle où les désirs sont emmurés. Pendant des millénaires, l’idée d’une nature exploitable et corvéable à merci a condamné au péché, au remords, à la pénitence, au refoulement amer et au défoulement compulsif la simple inclination à jouir de tous les agréments de la vie.
Quelle devrait être la préoccupation essentielle de l’enseignement ? Aider l’enfant dans son approche de la vie afin de lui apprendre à savoir ce qu’il veut et à vouloir ce qu’il sait c’est-à-dire à satisfaire ses désirs, non dans l’assouvissement animal mais selon les affinements de la conscience humaine.
L’inverse s’est produit. L’apprentissage s’est fondé sur la répression des désirs. On a revêtu l’enfant d’angéliques habits sous lesquels il n’a cessé de faire la bête, un bête dénaturée de surcroît. Comment s’étonner que les écoles imitent si bien, dans leur conception architecturale et mentale, les maisons de force où les réprouvés sont exilés des joies ordinaires de l’existence ?
Les anciens bâtiments scolaires ne laissent pas d’évoquer les pénitenciers. Les fenêtres haut placées n’autorisaient au regard de l’élève qu’une échappée vers le ciel, unique espace réservé au bonheur des âmes, sinon des corps. Car le corps, immobilisé sur un banc d’étude vite transformée en banc de torture, subissait dans la gêne ordinaire sa destinée terrestre.
L’opinion prévalait alors qu’il fallait pour s’instruire (comme pour être beau) apprendre à souffrir. Entrer dans l’âge adulte, n’était-ce pas renoncer aux plaisirs de l’enfance pour progresser dans une vallée de larmes, de décrépitude, de mort ?
Les pédagogues ont toujours affirmé que la discipline et le maintien de l’ordre formaient la condition sine qua non de toute éducation. Nous percevons mieux aujourd’hui à quel point leur prétendue science relevait en fait d’une très ordinaire pratique répressive : encourager le mépris de soi et brimer les « appétits charnels » afin d’élever l’homme au septième ciel de l’esprit en l’arrachant à la matière terrestre.
Le corps une fois rabaissé à l’état d’objet et en l’occurrence, de matériel scolaire, l’instructeur n’en avait que plus de facilité pour enfoncer dans le crâne du potache des notions respectables et respectueuses de l’autorité. Solliciter l’intelligence abstraite et la raison « objective » contribuait à occulter cette intelligence sensible et sensuelle chevillée aux désirs, cette petite lumière du coeur qui clignote quand l’enfant, se retrouvant seul avec lui-même, se pose la question : toutes ces connaissances assenées par contrainte et menace, en quoi vont-elle m’aider à me sentir bien dans ma peau, à vivre plus heureux, à devenir ce que je suis ?
Les méthodes éducatives ont renoncé aux châtiments corporels à l’époque où la gifle et le coup de pied aux fesses cessaient de constituer l’essentiel d’une éducation familiale qui, au dire des tortionnaires, avait toujours fait ses preuves. Et comment !
Cela ne signifie pas pour autant que le corps échappe désormais à la brimade, à la mortification, au mépris. Les sens ne sont-ils pas placés sous haute surveillance pendant les heures d’étude et dans l’espace qui leur est réservé ? L’oeil a pour devoir de se river aux gestes de son maître. La bouche, elle, ne s’ouvrira qu’à l’invite du mentor, et gare à ce qu’elle osera proférer ! Réponse incorrecte, propos malsonnant suscitent la volée de bois vert, la rebuffade, la raillerie, l’humiliation ; la parole pertinente ou servile s’attirant la louange que comptabilisera le bilan promotionnel de fin d’année. La main, enfin, se lèvera poliment pour solliciter l’attention du pédant, au risque, il n’y a pas si longtemps, de se faire taper sur les doigts avec la règle du droit bon sens.
On s’aperçoit, avec le recul du temps, que les lycéens et les lycéennes ont été traités selon les procédés du savant stalinien Pavlov qui, chez les chiens de son laboratoire, récompensait la bonne réponse d’un morceau de sucre et sanctionnait la mauvaise par un choc électrique. Ne fallait-il pas que le mépris fût la norme d’une époque pour que les pédagogues préconisent une méthode éducative qu’aucun être humain digne de ce nom n’infligerait aujourd’hui à un chien ? Et est-il si sûr que l’école ne reste pas dans la lâcheté d’un assentiment général, un lieu de dressage et de conditionnement, auquel la culture sert de prétexte et l’économie de réalité ?
Maintenues par la peur de bouger dans une prison de muscles tétanisés, les émotions refoulées instaurent entre l’oppresseur et l’opprimé une logique de destruction et d’autodestruction qui rompt toute forme de communication éclairée.
Aux sottes prétentions du maître à régner tyranniquement sur sa classe répondent avec une égale sottise le chahut et le charivari qui servent d’exutoire aux énergies réprimées.
Partout où la prison, le ghetto, la carapace caractérielle imposent leur stratégie d’enfermement, l’élan du désespoir dresse le poing du casseur. La main de l’écolier se venge en mutilant tables et chaises, en maculant les murs de signes insolent, en lacérant les oripeaux de la laideur, en sacralisant un vandalisme où la rage de détruire se paie du sentiment d’être détruit, violenté, mis à sac par le piège pédagogique quotidien.
Les bouches s’ouvrent en cris hargneux de la protestation, les yeux puisent dans le défi la lueur d’enthousiasme qui leur est refusée. Ainsi les mouvements de contestation qu’éveillent périodiquement les directives d’instances bureaucratiques et gouvernementales sombrent-ils — par absence de créativité — dans la même grisaille et la même stupidité que le pouvoir cacochyme qui les a provoqués. Qu’attendre des manifestations grégaires où l’intelligence des individus, à défaut d’un projet de changement radical, se ravale, selon le commun dénominateur des foules, au plus bas niveau de compréhension ?
Pour éviter l’explosion des désirs refoulés sans dessus dessous, les autorités ont su ménager un sas de décompression et de dérapages contrôlés. Le laxisme n’est pas le souffle de la liberté, il est la respiration de la tyrannie.
La cour de récréation que comportent prisons, casernes et écoles permet à l’énergie libidinale comprimée par les rigueurs de la discipline de se débonder à loisir. Elle conserve la séparation entre la tête — « le chef » — et le reste du corps, qui lui est soumis en principe, mais elle inverse l’ordre hiérarchique institué pendant le temps d’étude. Le dernier y devient le premier : le cancre et la brute musclée tiennent le haut du pavé et en font baver aux forts en thème. Rien n’est changé, si ce n’est que les pulsions de la vie opprimée se débondent en pulsions de mort.
Une fois refermée la parenthèse du désordre toléré, l’esprit reprend ses droits, avec mission de régner sur le chaos. Ceux que le pouvoir professoral a auréolés de la sainteté du savoir réintègrent leur place en tête du peloton. Leur intellectualité rejette dans les ténèbres la bête qui rôde au profond de l’être, tandis que leur supériorité s’affirme sur la horde des indisciplinés, des dissipés, des cancres, qualifiés de bêtes, selon une insulte qui mériterait d’être analysée de plus près (lorsqu’on prendra conscience que renier l’animalité des pulsions au lieu de l’affiner n’aboutit pas à l’humanité mais à une bestialité à visage humain).
Il existe évidemment un rythme naturel de l’effort et du repos, de la concentration et de la détente, mais l’organisation sociale du travail a substitué à la simple alternance de la contraction et de la décontraction le mécanisme psychologique du refoulement et du défoulement. Le comportement ordinaire de l’exploiteur accordant aux exploités un temps de délassement qui les renverra dispos à l’usine et au bureau s’est exprimé avec justesse dans les propos du général de Gaulle irrité par la révolution de 1968 : « Il est temps de siffler la fin de la récréation ».
Le mépris de soi et des autres est inhérent au travail d’exploitation de la nature terrestre et de la nature humaine. C’est pourquoi peu songent à s’indigner qu’il soit monnaie courante dans les échanges entre professeurs et élèves. Il serait illusoire de croire qu’une pratique aussi intolérable puisse cesser sous l’effet d’un choix éthique, d’une volonté de courtoisie, de quelque formule du style« je vous serais reconnaissant de ne pas me parler sur ce ton ». Ce qui est en jeu, c’est une refonte radicale de la société et d’un enseignement qui n’a pas encore découvert que chaque enfant, que chaque adolescent possède à l’état brut l’unique richesse de l’homme, sa créativité.
Comment peut-on exciter la curiosité chez des êtres tourmentés par l’angoisse de la faute et la peur des sanctions ? Certes, il existe des professeurs assez enthousiastes pour passionner leur auditoire et faire oublier un instant les détestables conditions qui dégradent leur métier. Mais combien, et pendant combien d’années ?
Dénombrez, d’une part, les bureaucrates qui terrorisent leur classe et sont terrorisés par elle, et de l’autre les artistes, jongleurs et funambules du savoir, capables de captiver sans avoir à jamais se transformer en gardes-chiourmes ou en adjudants-chefs.
Il ne s’agit pas ici de juger, ni d’entrer dans la pratique imbécile du mérite et du démérite en vitupérant les premiers et en louant les seconds. Non, ce qui importe, c’est de tout mettre en oeuvre pour que l’enseignement garde en éveil cette curiosité si naturelle et si pleine de vie que Shéhérazade obtient d’elle le privilège de tenir en échec la mort dont la menaçait un tyran.
L’aberration du monde à l’envers a grevé pendant des siècles l’éducation de l’enfant.
Que tant d’efforts et de fatigue soient requis du maître et de l’élève pour raviver une avidité de savoir si frénétiquement attestée dans l’âge tendre dit assez qu’une évolution a été brutalement interrompue. La curiosité a été bel et bien étouffée à une époque où elle participait du développement ludique de l’enfance, quand elle était amusante et jetait pourtant les bases d’un gai savoir, incompatible avec la vision austère des adultes, pour qui la science revêt le sérieux des affaires et doit se propager par vérités sèches, ennuyeuses, abstraites.
Souvenez-vous des mille questions que l’enfant pose sur lui et sur le monde qu’il découvre avec un émerveillement sans fin. Pourquoi pleut-il ? Pourquoi la mer est-elle bleue ? Pourquoi mon frère m’arrache-t-il mes jouets ? Les réponses qu’il recevait n’étaient le plus souvent que des propos évasifs et rebuffades. Si bien que lassé d’un démarche dont on lui faisait ressentir l’inconvenance, il se laissait pénétrer par l’impression de n’être ni digne ni capable de comprendre. Comme si toute étape de développement psychologique ne possédait son mode de compréhension adéquat.
Lorsque, rebuté enfin par tant d’interrogations jugées sans intérêt, il entre dans les cycles des études, on lui assène des réponses dont il a perdu le désir. Ce qu’il avait souhaité passionnément connaître quelques années auparavant, il est contraint de l’étudier par force en bâillant d’ennui.
La diversité des sensations heureuses et malheureuses avait fait naître en lui cette conscience expérimentale qui permettait d’améliorer les unes et d’éviter les autres. Entretenues par une pédagogie parentale pleine d’attention, de sollicitude et d’affection, une telle motivation psychologique l’eût entraîné à désirer sans fin, à vouloir en savoir plus, à aborder le monde avec une curiosité sans bornes. Pour la simple raison que les connaissances obéissaient alors à la plus naturelle des sollicitations : se rendre heureux.
Si l’enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c’est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d’une blessure ancienne : il a été castré de sa sensualité originelle.
La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte. Elle n’a d’usage qu’au service des mécanismes qui transforment la société selon les nécessités de l’économie. Les adoucissements qu’elle procure au sort des hommes, elle ne les livre qu’à contrecoeur et avec la menace d’une prochaine rigueur qui en effacera les effets.
Après avoir arraché l’écolier à ses pulsions de vie, le système éducatif entreprend de le gaver artificiellement afin de le mener sur le marché du travail, où il continuera à ânonner jusqu’à écoeurement le leitmotiv de ses jeunes années : que le meilleur gagne !
Gagne quoi ? Plus d’intelligence sensible, plus d’affection, plus de sérénité, plus de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d’agir sur sa propre existence, plus de créativité ? Non, plus d’argent et plus de pouvoir, dans un univers qui a usé l’argent et le pouvoir à force d’être usé par eux.
Le système éducatif ne s’est pas contenté de murer les désirs d’enfance dans la carapace caractérielle où les muscles tétanisés, le coeur endurci et l’esprit imprégné par l’angoisse ne favorisent pas vraiment l’exubérance et l’épanouissement. Il ne s’est même pas borné à colloquer l’écolier dans des bâtiments sans joie, destinés à lui rappeler, au cas où il l’oublierait, qu’il n’est pas là pour s’amuser. Il suspend, en outre, au-dessus de sa tête le glaive, à la fois ridicule et menaçant, d’un verdict.
Chaque jour, l’élève pénètre, qu’il le veuille ou non, dans un prétoire où il comparaît devant ses juges sous l’accusation présumée d’ignorance. À lui de prouver son innocence en régurgitant à la demande les théories, règles, dates, définitions qui contribueront à sa relaxation en fin d’année.
L’expression « mettre en examen », c’est-à-dire procéder, en matière criminelle, à l’interrogatoire d’un suspect et à l’exposition des charges, évoque bien la connotation judiciaire que revêt l’épreuve écrite et orale infligée aux étudiants.
Nul ne songe ici à nier l’utilité de contrôler l’assimilation des connaissances, le degré de compréhension, l’habileté expérimentale. Mais faut-il pour autant travestir en juge et en coupable un maître et un élève qui ne demandent qu’à instruire et à être instruit ? De quel esprit despotique et désuet les pédagogues s’autorisent-ils pour s’ériger en tribunal et trancher dans le vif avec le couperet du mérite et du démérite, de l’honneur et du déshonneur, du salut et de la damnation ? À quelles névroses et obsessions personnelles obéissent-ils pour oser jalonner de la peur et de la menace d’un jugement suspensif le cheminement d’enfants et d’adolescents qui ont seulement besoin d’attentions, de patience, d’encouragements et de cette affection qui a le secret d’obtenir beaucoup en exigeant peu ?
N’est-ce pas que le système éducatif persiste à se fonder sur un principe ignoble, issu d’une société qui ne conçoit le plaisir qu’au crible d’une relation sadomasochiste entre maître et esclave : « Qui aime bien châtie bien » ?
C’est un effet de la volonté de puissance, non de la volonté de vivre, que de prétendre par un jugement déterminer le sort d’autrui.
Juger empêche de comprendre pour corriger. Le comportement de ces juges, eux-mêmes apeurés par la crainte d’être jugés, détourne des qualités indispensables l’élève engagé dans sa longue marche vers l’autonomie : l’obstination, le sens de l’effort, la sensibilité en éveil, l’intelligence déliée, la mémoire constamment exercée, la perception du vivant sous toutes ses formes et la prise de conscience des progrès, des retards, des régressions, des erreurs et de leur correction.
Aider un enfant, un adolescent à assurer sa plus grande autonomie possible implique sans nul doute une lucidité constante sur le degré de développement des capacités et sur l’orientation qui les favorisera. Mais qu’y a-t-il de commun entre le contrôle auquel l’élève se soumettrait, une fois prêt à franchir une étape de la connaissance, et la mise en examen devant un tribunal professoral ? Laissez donc la culpabilité aux esprits religieux qui ne songent qu’à se tourmenter en tourmentant les autres.
Les religions ont besoin de la misère pour se perpétuer, elle l’entretiennent afin de prêter plus d’éclat à leurs actes de charité. Et bien, le système éducatif agit-il autrement lorsqu’il suppose chez l’élève une faiblesse constitutive, toujours exposée au péché de paresse et d’ignorance, dont seul peut l’absoudre la mission pour ainsi dire sacrée du professeur ? Il est temps d’en finir avec ces billevesées du passé !
Chacun possède sa propre créativité. Qu’il ne tolère plus qu’on l’étouffe en traitant comme un délit passible de châtiment le risque de se tromper. Il n’y a pas de fautes, il n’y a que des erreurs, et les erreurs se corrigent.
La perspective d’une rentabilité à tout prix est le rideau de fer d’un monde clos par l’économie. La perspective de vie s’ouvre sur un monde où tout est à explorer et à créer. Or, l’institution scolaire appartient aux milieux d’affaires qui la voudraient gérer cyniquement, sans plus s’embarrasser du vieux formalisme humanitaire. Reste à savoir si les élèves et professeurs se laisseront réduire à la fonction de rouages lucratifs, si, n’augurant rien de bon dans la gestion, à laquelle on les convie, d’un univers en ruines, il ne gageront pas d’apprendre à vivre au lieu de s’économiser.
Tout se joue aujourd’hui sur un changement de mentalité, de vision, de perspective.
Épingler un papillon n’est pas la meilleure façon de faire connaissance avec lui. Celui qui transforme le vivant en chose morte, sous quelque prétexte que ce soit, démontre seulement que son savoir ne lui a même pas servi à devenir humain.
Il existe, en revanche, une approche qui décèle le rayonnement de la vie au sein d’un cristal, d’un poème, d’une équation, d’une formule chimique, d’une plante, d’un objet manufacturé. Elle établi entre l’observateur et l’observé une relation d’osmose où tout est distinct sans que rien soit séparé.
La conscience d’une présence vivante dans le sujet et dans l’objet n’est-elle pas de nature à manifester ce qu’il y a de maître dans l’élève et d’élève dans le maître ? Où manque l’intelligence de la vie, il n’y a que des rapports de brutes. Ce qui ne vient pas de ce qu’il y a en nous de plus vivant pour y retourner se dévoie vers la mort, pour la plus grande gloire des armées et des technologies de profit. C’est pourquoi la plupart des écoles sont des champs de bataille où le mépris, la haine et la violence dévastatrice dressent le constat de faillite d’un système éducatif qui contraint l’enseignant au despotisme et l’enseigné à la servilité.
Quelle résignation dans l’enfermement prétendument studieux où l’élève est convié à se sacrifier et à claquer sur son propre bonheur la porte du renoncement ! Et comment instruirait-il les enfants qu’il a devant lui, l’éducateur qui n’est même plus capable de redevenir enfant en renaissant chaque jour à lui-même ? Celui qui porte dans son coeur le cadavre de son enfance n’éduquera jamais que les âmes mortes.
Dispenser la connaissance, c’est réveiller l’espoir d’un monde merveilleux que la jeunesse a nourri et dont l’homme ne cesse de se nourrir. Encore faut-il dans le même temps briser la malédiction des idées reçues et se moquer de ces comptables du pouvoir et du profit qui ont si bien exclu le merveilleux de leur réalité que l’impatience enfantine le relègue au royaume des fées et l’impuissance des vieux dans les marais de l’utopie.
Le corps humain, le comportement animal, la fleur, la spéculation philosophique, la culture du blé, l’eau, la pierre, le feu, l’électricité, le travail du bois, l’équitation, la physique quantique, l’astronomie, la musique, un moment soudain privilégié dans l’existence quotidienne, tout ressortit du merveilleux, non par mystique contemplative mais parce que le choix d’une prééminence du vivant cesse de se plier aux impératifs traditionnels de l’exploitation lucrative. Quand la forêt est le poumon de la terre et non le prix d’un certain nombre de stères ou un espace à dévaster par intérêt immobilier, alors se manifeste le sens humain d’une nature offrant ses ressources énergétiques à qui l’aborde sans la violenter.
L’apprentissage de la vie est une promenade dans l’univers du don. Une promenade mycologique en quelque sorte, où le guide enseigne à distinguer les champignons comestibles des autres, impropres à la consommation, voire mortels mais dont un traitement approprié peut tirer des vertus curatives.
Au lieu du camp retranché où croupit tristement une main-d’oeuvre de réserve, pourquoi ne faites vous pas de l’école un parc attractif du savoir, un lieu ouvert où les créateurs viendraient parler de leur métier, de leur passion, de leur expérience, de ce qui leur tient à coeur ? Un luthier, un maraîcher, un ébéniste, un peintre, un biologiste ont assurément plus et mieux à enseigner que ces hommes d’affaires qui viennent prôner l’adaptation aux lois aléatoires du marché.
Que l’ouverture sur le monde culturel soit aussi l’ouverture sur la diversité des âges ! Pourquoi réserver aux jeunes le droit à l’instruction, en excluant les adultes soucieux de s’initier à la littérature ou aux mathématiques ? Tous n’auraient-ils pas à gagner d’un contact qui brisât l’opposition factice entre les classes d’âge ?
Mais il n’y a ni recette ni panacée. Il appartient seulement à la volonté de vivre de chacun d’ouvrir ce qui a été fremé par la violence du totalitarisme économique. C’est là que l’imagination démontrera sa puissance.
Il ne se passe pas d’année que des dizaines d’instituteurs et de professeurs inventifs ne suggèrent des méthodes d’enseignement fondées sur un nouvel accord des êtres et des choses. Vous qui vous plaignez du nombre de bureaucrates usurpant le nombre d’enseignants, et qui jettent sur la planète le froid regard des chiffres à force de limiter leur intérêt à la fiche de salaire, quand avez-vous revendiqué que fussent menées plus en avant les idées de Freinet et de quelques autres au savoir généreux ? Quand avez-vous opposé aux distillateurs d’ennui qui vous gouvernent des projets d’éducation ludique et vivante ? Avez-vous jamais entrepris de substituer au rapport hiérarchique entre maîtres et élèves une relation fondée non plus sur l’obédience mais sur l’exercice de la créativité individuelle et collective ?
Quand les hommes politiques d’une consternante médiocrité vous invitent à leur soumettre vos revendications, n’ont-ils pas la satisfaction de vous découvrir aussi indigents qu’eux, sinon financièrement, du moins en intelligence et en imagination ? Ne doutez pas qu’au prix de rabais où vous vous soldez, ils vous accordent sans barguigner le droit de les brocarder en de grandes manifestations cathartiques.
La pire résignation est celle qui se donne l’alibi de la révolte. Nourrissez-vous si peu d’estime à votre égard que vous ne preniez le temps d’identifier vos désirs de vie, que vous ne sachiez quelle existence vous souhaitez mener ? Ne pressentez-vous d’autre choix qu’en l’alternative qui vous est officiellement proposée entre la pauvreté du riche et la misère du pauvre ?
Faut-il que le désolant avenir d’une vie passée à grapiller l’argent du mois vous paraisse lumineux parce que l’ombre du chômage s’accroît partout où règne le soleil médiatique du plein emploi ? Rien ne tue plus sûrement que de se contenter de survivre.
Chapitre 1 Avertissement aux écoliers et lycéens
Chapitre 3 Démilitariser l’enseignement
Chapitre 5 Apprendre l’autonomie, non la dépendance