Europe = raison = démocratie = paix = prospérité. Ce sont ces mots frappés sur le fronton virtuel du Palais présidentiel européen à venir que récitent comme un mantra depuis des semaines et des mois les partisans du traité constitutionnel, sans jamais se questionner sur le fait que la réalité européenne de nos pays ne coïncide pas avec leurs cantiques. Un exemple particulièrement frappant de ce mode religieux de la litanie européenne est l’appel intitulé « Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe », et notamment ce passage :
"Non l’Europe que stigmatisent ses adversaires n’a pas à s’excuser d’être effectivement cet espace de valeurs, de démocratie, de paix et de prospérité qui tient ensemble ou attire si fortement des peuples."
A côté des termes sacrés qui ont pour fonction d’annihiler les propos de l’adversaire - qui est lui, évidemment, contre la démocratie, la paix, la prospérité et toutes les valeurs positives, et donc, bien évidemment aussi, pour leurs contraires : la dictature, la guerre, la misère -, il y a le « effectivement » qui est consternant : nous serions donc effectivement dans un espace de démocratie, de paix et de prospérité, et nous ne nous en serions pas rendus compte, citoyens aveugles que nous sommes !
Le propre de l’esprit idéaliste - qu’il soit absolument communiste ou absolument européiste - est de nier le réel lorsqu’il n’est pas pleinement satisfaisant. Ainsi, sous le régime soviétique, on entendit nombre de communistes dire que la liberté et l’égalité régnaient en URSS. Aujourd’hui, les européistes nous font le même coup : nous avons la démocratie, la paix et la prospérité, et si nous ne le voyons pas, c’est que nous sommes des ennemis à faire taire car il se pourrait bien qu’en parlant nous détruisions le beau monde rêvé, en carton-pâte, des européistes. Ce rêve d’une prospérité qui n’existe pas, nous le devons à l’Europe, alors gare !
Or la réalité est la suivante : nous baignons effectivement dans l’Europe depuis plus de trente ans, et la situation sociale de nos pays n’a cessé de se dégrader. Les partisans du oui au traité constitutionnel vous diront : c’est qu’il n’y a pas encore assez d’Europe. Le chômage, la pauvreté croissante des classes populaires (quel vilain mot, n’est-ce pas ?), les inégalités sociales sont causés par les politiques nationales. Ainsi le jeu de la petite politique pourrait continuer encore quelques temps : les européistes déchargeant toute la responsabilité sur les Etats nationaux, et ces derniers reportant la faute sur Bruxelles...
La réalité, encore une fois, se venge aujourd’hui, car de plus en plus de citoyens voient que politique nationale et politique européenne vont de concert, qu’il n’y a « effectivement » plus aucune différence réelle entre les deux. Cela se vérifie sur de nombreux sujets : immigration, droit des chômeurs, déficits, etc. : les ministres nationaux des finances, de l’intérieur et consorts se retrouvent à Bruxelles pour s’accorder sur des mesures nationales qui répondront aux critères européens. L’Europe, nous y sommes, monnaie, politique, économie, nous y sommes en plein, surtout au niveau national.
L’Europe générant la prospérité, notamment celle des agriculteurs...on croit rêver en lisant de tels mensonges, notamment sous la plume des auteurs du « Oui au traité... » déjà cité. Car quelle agriculture a été préservée ou plutôt développée, sinon la productiviste à outrance ? Et savez-vous seulement combien de paysans ont été ruinés par cette Europe ? Il faut être singulièrement naif - et dans certains cas cynique - pour ne pas le voir, ou bien simplement ne pas avoir le courage de faire une critique raisonnée de cet état de fait qui augure très mal de l’avenir.
Quand je parle de « critique raisonnée », je pense à une tradition européenne qui relie étroitement critique et raison. C’est de ces Lumières-là qu’on peut se réclamer. Le fait que les partisans de l’Europe libérale ne cessent de brandir le projet de paix perpétuelle de Kant est assez comique quand on connaît la dimension essentiellement critique de la raison kantienne, qui est tout sauf idéaliste dans le sens le plus bas du terme. Or avec l’européisme actuel nous nageons en plein idéalisme, en plein déni de réalité. Depuis quelques semaines (ils croyaient qu’ils n’auraient pas à le faire !), traité à la main, les partisans du oui lisent même le texte en déconnectant complètement les mots qu’ils citent de la réalité qui les environne et à venir.
Ce qui caractérise en effet le mieux la raison européenne ordinaire et jusqu’à aujourd’hui dominante (au prix d’une désinformation massive), c’est qu’elle n’est ni objective (elle ne voit pas le réel tel qu’il est), ni surtout prospective (elle ne sait pas envisager l’avenir à partir des données du présent, elle rêve). Bref, au nom de l’idéal qui soit l’aveugle soit lui sert d’outil de persuasion, elle est mensongère et trompeuse.
Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que la société réelle, nationale d’abord, mais bientôt européenne dans le sens réellement démocratique du terme - car d’autres peuples européens se joindront à cette critique radicale du libéralisme érigé en dogme -, s’affirme devant nos yeux, désavouant avec force la société du spectacle qui fait écran entre elle et sa propre réalité. De tous les événéments des dernières semaines, semaines si riches en débats et en réflexions authentiquement démocratiques, gageons que ce sera celui-là qui fera date : l’affirmation d’une capacité critique - dénoncée bien évidemment comme « populiste » par ses adversaires - contre les instruments de propagande modernes que sont devenues les grandes chaînes de télévision et les radios, établissant par avance les référents culturels, économiques et politiques au nom desquels une Europe devrait être bâtie. Par un processus cette fois-ci véritablement historique, c’est sans doute ce refus en bloc d’une logique économique négative pour une part importante des populations européennes qui rendra possible l’avènement d’une société européenne capable de débats et de volonté politique.