Henri Michaux a été toute sa vie un homme assoiffé de savoir, de connaissance. C’est Cioran qui raconte leurs sorties ensemble au Palais de la Découverte, et qui s’étonne de la manière qu’avait son ami de s’intéresser aux expérimentations scientifiques les plus diverses. On sait aussi que Michaux fut un grand observateur des animaux, des insectes en particulier, mais aussi des peuples, des sociétés, des phénomènes sociaux et historiques. Fut-il poète ? Certainement pas dans le sens où l’entendaient la plupart de ses contemporains, attachés à construire une œuvre en méconnaissant souvent les autres champs d’expérience intellectuelle. A vrai dire, il y avait du savant chez Michaux, d’où son souci d’expérimenter toujours, de multiplier les observations (en cela il est sans doute bien plus proche d’un Valéry - celui des Cahiers - que de ses contemporains surréalistes dont la capacité à varier les perspectives était souvent limitée). Mais en vue de quel savoir opéra-t-il ?
Un ensemble de courts textes et d’aphorismes inclus dans Face aux verrous s’intitule « Tranches de savoir ». Le titre est assez caractéristique de la pensée de Michaux. Savoir : mot pour un concept ; tranche : mot pour le résultat d’une action physique de découpage. On coupe dans le jambon pour en faire des tranches, on tranche la matière. On n’associerait pas naturellement les deux termes tant ils semblent empruntés à deux registres totalement différents. Le savoir est noble, abstrait, hautain souvent ; la tranche est plate, elle fait partie d’un ensemble qu’on emballe et qu’on offre à la dégustation. On dit aussi : « tranche de rire », et quand on voit sur quelle scène grotesque débute la suite de textes, il est difficile de ne pas penser à cette expression : « Il n’est pas rare qu’un fils de Directeur de Zoo naisse les pieds palmés. C’est néanmoins, comme tout malheur, une surprise ».
D’ailleurs de nombreuses scènes de « Tranches de savoir » sont grotesques et drôles. S’y mêlent éléphants, borgnes et boiteux, hippopotames, squales, melons, raies cornues, libellules, une quantité d’êtres les plus divers et les plus inattendus. Les remarques ou questions les plus incongrues surgissent : « Qui a eu le loisir d’observer l’ombre d’une panthère sur un daim courant ? », ou bien : « Les insectes civilisés ne comprennent pas que l’homme ne secrète pas son pantalon. Les autres insectes ne trouvent là rien d’extraordinaire » », ou bien encore : « Les pins, tous les résineux, sont des arbres sociaux ». Ce sont là des observations dûment consignées par un observateur consciencieux, ici plutôt un observateur qu’un expérimentateur. Mais est-ce si sûr, lorsqu’on sait que Michaux fait volontairement entrer en collision les faits les plus improbables ? Car voilà ce qui l’intéresse : le savoir à la marge, hors de tous les paramètres physiques reconnus, dans un espace de prospection à la fois expérimental et extravagant. L’observateur note les résultats d’expérimentations qui ne sont pas reconnues comme telles, car elles ne sont pas « sérieuses ». Comment pourraient-elles aboutir à un savoir authentique ?
Et pourtant, nombre de notes ressemblent à des maximes qui seraient le résultat d’une longue suite d’opérations et de réflexions : « Faites pondre le coq, la poule parlera » ; « Lacet d’ambassadeur ne casse que devant Altesse Royale ». Michaux se moque ouvertement du style aphoristique par lequel les philosophes et les savants des Lumières pouvaient chercher à subsumer une somme de phénomènes sous une loi universelle, il mêle de manière comique l’expérimentation scientifique et le point de vue du moraliste, dévoilant quelquefois des vérités inattendues : « Qui étouffe son fou meurt sans voix ». Par la parodie et le burlesque, il fait surgir des aperçus sur le monde intérieur qu’aucun savant sérieux et sûr de ses méthodes éprouvées ni aucun penseur inquiet d’élaborer le système idéal n’auraient pu dévoiler. Et surtout, il déstabilise constamment le lecteur, le faisant passer du rire devant des observations visiblement saugrenues (« La comédie des feuilles, n’allez pas la jouer aux arbres ») à des points de vue formulés de manière absolument originale et nouvelle, et qui sont pleins d’une vérité étonnante : « Même si c’est vrai, c’est faux ».
Peut-on renverser l’affirmation ? En lisant Michaux, on découvre un savoir troué de mille rires, traversé d’innombrables folies. Ce savoir nous surprend constamment, brouille nos repères, nous déconditionne. Et si le sérieux nous endormait ? Si cette belle assurance scientifique ou philosophique, en croyant nous assurer d’un fondement, nous faisait passer à côté de quantité de vérités que seuls le fou et l’enivré savent reconnaître ? Le monde, aussi bien intérieur qu’extérieur, est tellement étrange et vertigineux qu’il faut au contraire en passer par le grotesque et le décalé pour faire l’expérience de quelques moments de vérité.