Les rapports entre le voyage et la mémoire culturelle sont abordés lors d’une longue contribution par Salah Stétié qui trace d’emblée une ligne aussi nette qu’un méridien sur une carte. Les autres contributeurs de Travel Writing and Cultural Memory semblent dès lors avoir à se situer par rapport à ce méridien. Selon l’écrivain, l’essence du voyage est d’origine ontologique et trouve son principe dans le fait que l’homme est un voyageur sur terre. Ce qui pousse selon lui les hommes à voyager est « l’amour de ce qui fait de l’autre ce qu’il est » : car le voyage permet la rencontre avec les autres et avec l’Autre, « détenteur fascinant de l’altérité qui est une valeur en soi ». L’écriture du voyage sert alors à « prolonger le voyage » et à « prolonger l’amour ». Ontologie, altérité, il manque un troisième élément à cette épistémologie du voyage : l’Orient.
En effet, sur les dix-huit contributions, sept font de l’Orient un élément significatif voire central de leur propos. Cela tient à ce que le « voyage en Orient », bien avant les Romantiques, était considéré comme un appel d’Être. Salah Stétié ne pense pas autre chose lorsqu’il affirme que « l’Orient est cette patrie dite tantôt ‘première’, tantôt ‘primitive’, où les choses sont enfin à leur source, le fleuve du temps remontant son cours amont ». Mais sous la diversité et la richesse des contributions, l’ambiguïté même de la notion d’Orient se fait jour : Inde, Chine, Grèce en font tour à tour partie. Lorsque José Antonio Costa Ideias affirme qu’avec le romantisme l’Orient perd son sens strict de localisation, il se trompe de plusieurs siècles étant donné qu’« Orient » et « Asie », dès l’Antiquité, n’ont jamais coïncidé de façon univoque. En revanche il est indispensable, pour bien comprendre ce que représente l’Orient, de le considérer — comme il le fait de façon fort convaincante dans le cas de Furtado de Mendonça — comme « un espace de projection, pour les Occidentaux, de leurs rêves et fantasmes ».
De là appert une constante du discours occidental relatif à l’Orient : le solipsisme de l’Occident qui ne fait que se chercher. C’est ce qui fait dire à Costa Ideias que « l’étrangeté de surface » que constitue l’islamisation de l’Orient laisse place à une familiarité où le voyageur reconnaît la source judéo-grecque de sa culture. Au-delà de l’exemple de Furtado de Mendonça qui ne parvient pas à atteindre en Grèce cet espace hétérotopique qu’il cherchait, parce que cet espace devient dystopique « du fait de la réaffirmation de son patriotisme », le constat est le même dans plusieurs contributions : pour Isabel Vila Major, le voyage et le séjour en Orient permettaient aux Portugais de se confronter à eux-mêmes et de renaître, à travers les épreuves orientales, « plus semblables à eux-mêmes » ; pour Clara de Macedo Vitorino la rencontre avec l’Orient fut pour les Portugais l’atteinte d’une société alternative qui traduisait leur rejet de l’Occident ; enfin Walter F. Veit, pour sa part, constate que dans la littérature de voyage, les descriptions de l’autre le posent comme alter ego de l’Europe.
Il convient en effet de distinguer, en termes d’imagologie, l’alter, ‘autre’ relatif à celui qui en parle et qui, par là même, est souvent le double spéculaire de ce dernier — de l’alius, qui ne renvoie qu’à lui-même et mérite seul d’être qualifié d’Autre. Avec l’alter nous restons dans l’étrangeté quand l’alius nous confronte à l’altérité. Cette distinction permet de comprendre pourquoi, dans les voyages de découverte, la critique reste eurocentrée et accorde peu de reconnaissance aux caractéristiques culturelles des peuples indigènes (Veit) ; pourquoi, dans la représentation imaginaire de la Grèce depuis la Renaissance jusqu’à la fin du XIXe siècle, il est presque toujours question de topologie (étude d’un lieu pour lui donner sens) plutôt que de topographie (écriture d’un espace concret et référentiel) — « l’hypertrophie du moi occidental » (Costa Ideias) occultant le paysage réel. Même si Salah Stétié pense que le voyage d’écrivain, loin d’être un « miroir promené le long d’une route », est « une relation vivante avec le monde, […] une dialectique constante entre imaginaire et réel », il reste à prouver que le réel en question n’est pas déjà inscrit dans l’orbe de l’imaginaire avec lequel il dialogue.
Le problème est abordé incidemment par Paola Mildonian dans son étude de l’écriture féminine de Sor Juana Inés de la Cruz et d’Ingeborg Bachmann. Toute la question tourne en effet autour du rapport sujet / objet. Que les Portugais aient toujours considéré le voyage comme « cette séparation nécessaire des rapports habituels qui empêchent la connaissance de l’objet du réel » (Mildonian) laisse à penser que l’imaginaire lui-même est sujet à caution puisqu’on essaie de s’en départir (Jean-Marc Moura estime pour sa part que le voyage est une « fuite factice où miroitent des fragments d’altérité »). Doit-on de même considérer que tout voyage est « un itinéraire vers le centre » après un « détour par autrui » (Stétié) ou bien qu’il marque « une perte d’identité du sujet » (Leed cité par Mildonian) ? Ce n’est pas le moindre intérêt de ce volume que de donner à penser cette question.
Les options ne sont pas tout à fait les mêmes, quoique ce « détour par l’autre qui nous ramène à soi, au centre » (Stétié) et cette « expérience existentielle et vitale d’un manque » (Mildonian) semblent l’un et l’autre très platoniciens. Même chez Bachmann, dont Paola Mildonian constate qu’elle remet en question le platonisme, il y a convergence entre le monde du voyage (celui de l’âme) et celui du rêve. Ce qui amène la question suivante : à quel moment et à quelle occasion le réel a-t-il voix au chapitre ? L’étude, par Alberto Carvalho, des itinéraires nautiques portugais pose justement la question du texte objet à propos duquel il cite Camoens selon qui « l’expérience est mère de toute chose ». L’esprit des grandes découvertes tendit à valoriser l’expérience sensorielle et surtout visuelle entre l’homme et la réalité (Carvalho). L’empirisme de la démarche appelait une « simulation du voir par la médiation de la représentation narrative et descriptive » au niveau du discours : ce sont les fameux routiers (à vue de la côte, scientifique, ou astronomique). Tout, a priori, devrait y figurer : or, il apparaît que seul le vérifiable s’y trouve. Et le « vérifiable » est conditionné par ce que l’on peut connaître de l’autre, si bien que « les informations servent à réduire l’autre au statut d’objet à dominer »(Carvalho). Nouvel escamotage du réel. A la « vocation mimétique première des récits de voyage » (Costa Ideias) qui reste idéale, s’ajoute un ensemble d’opérations secondes, d’ordre culturel, qui « réécrivent le réel en fonction d’un modèle antérieurement connu » (Costa Ideias). Est-ce à dire que la mémoire soit un écran placé devant le réel ?
En empruntant à Pierre Nora la définition d’un lieu de mémoire comme tout ce qui inscrit dans l’imaginaire et la pratique d’une collectivité le souvenir, les figures et les actions des générations passées, Michel Bideaux insiste sur la fécondité de la mémoire qui repose sur l’écriture quand la récitation rituelle des cultures orales consiste en une « répétition d’insecte ». Cette dichotomie laisse pourtant de côté le problème de l’accès au réel grâce à, ou en dépit de la mémoire culturelle.
En revanche, la contribution de Maria Luisa Real relative au Traité sur les contradictions de mœurs entre Européens et Japonais (1585) de Luis Frois, permet de mieux saisir une des conditions nécessaires pour que le réel et l’autre ne disparaissent pas sous les discours. Ce traité, symbole de la rencontre entre Japonais et Européens à l’aube des temps modernes, a été oublié pendant des siècles. La raison en est assez simple : en mettant en regard les qualités des deux peuples et en faisant l’éloge des Japonais, il se défiait de toute intentionnalité ou manipulation historique. Ni monument ni document historique, ce traité est un résidu, c’est-à-dire « le dépôt de l’événement constitué par le croisement de deux regards qui s’équivalent »(Real). Ce traité semble d’autant plus précieux que Eva Kushner rappelle les limitations épistémiques du sujet prémoderne pour percevoir l’autre dans son altérité : c’est le sujet même de la contribution de Dorothy Figueira sur « Race in Classical Literature and Portuguese and Italian Travel Narratives ». Dès Aristote et sa distinction entre Grecs et Barbares jusqu’aux manifestations du racisme les plus récentes (il aurait pu être question du Péril jaune notamment), il est très rare que les Occidentaux rencontrent l’autre en tant — non pas que « semblable » mais — qu’égal en dignité.
Il n’est pas possible de dissocier la question du sujet de la question des conditions du voyage. En effet, lorsque Fernando Cristovão définit la littérature de voyage comme sous-genre littéraire ayant débuté au XVe siècle, avec des racines chrétiennes parce qu’elle reposerait sur une temporalité linéaire et qu’elle rechercherait « le nouveau, l’autre, la diversité en fondant un nouveau type d’Humanisme universel », ne reste-t-on pas dans le cadre des relations du sujet avec l’alter et dans un européocentrisme caractérisé ? La contribution de Wladimir Kryzinski sur « Voyages modernes et postmodernes : mythe et réalité des déplacements cognitifs » semble en contrepoint puisqu’il propose d’interroger les récits de voyage à partir de leur ouverture ou de leur clôture de sens : si la dialectique de la modernité lui semble celle de la « tension entre l’observateur et son champ d’observation », l’écriture postmoderne du voyage est sur la base de « l’auto-observation et des jeux de langage ».
Entre la linéarité du voyage qui se comprend dans un cadre temporel judéo-chrétien et la circularité insensée d’une mobilisation totale caractéristique d’un monde ‘globalisé’, l’explorateur a été remplacé par l’esthète, lui-même détrôné par le touriste dont la critique est devenu un lieu commun (Moura). Certes, comme John Boening le regrette, l’expérience du passage a été éliminée, à cause de l’avion, au profit de l’expérience du détachement, mais la réflexion sur l’écriture du voyage n’y a pas tout perdu. « Idiot du voyage », selon la célèbre expression de J.-D. Urbain, le touriste induit par ses pratiques nouvelles des modifications de la narration du voyage (Moura). Si la notion de mémoire culturelle est centrale dans l’expérience touristique (à preuve les guides de voyages rédigés par des écrivains), il n’en demeure pas moins que le touriste est « l’être du crépuscule de la mémoire culturelle, le moment où elle est devenue marchandise » (Moura). Cependant le tourisme offre des perspectives intéressantes sur notre société, constate Jean-Marc Moura, puisqu’il est une sorte d’espace secondaire et latéral « où le sujet peut s’alléger des contraintes de son implication sociale principale ». Il n’en demeure pas moins que face au touriste, les formes du voyage et d’écriture du voyage sont multiples : entre Michel Butor pour lequel la Terre est parsemée de scénarii, Pierre Sansot qui privilégie l’endotisme, et les ‘Travel Writers’, la palette est vaste.
Ainsi l’intérêt majeur de ce volume sur « Ecriture du voyage et mémoire culturelle » est-il précisément de nous offrir, en plus d’une réflexion sur ce que voyager met en jeu, une grande variété spatiale, temporelle et linguistique. L’éclectisme des approches, loin d’affaiblir la force de l’ensemble, rappelle au contraire combien voyager et écrire engagent l’un et l’autre un rapport au réel qui ne saurait être unique.
Post-scriptum de février 2012 : la même année que se tenait le congrès de littérature comparée dont les contributions d’un atelier sont rassemblées dans ce livre, paraissait Pour une littérature voyageuse (Editions Complexe, 1999). Il s’agit d’un recueil de textes d’écrivains qui voyagent, ou de voyageurs qui écrivent, voire d’écrivains-voyageurs dûment estampillés.
Entre les écrits des universitaires et ceux des écrivains — simplification utile au propos — je ne vois guère de grandes différence si ce n’est, plus d’une décennie après, que le seul écrivain qui donnait une piste (déjà) originale susceptible de répondre à la saturation épidermique engendrée par la frénésie voyageuse de l’humanité était Kenneth White. Il déplaçait la question vers le paysage : comment l’habiter et en parler ? La réponse est à chercher du côté de la géopoétique...